Violence « corse » : entre indignation et fatalisme
Ils ont tué un avocat !
Dans n’importe quelle société, l’assassinat des hommes de loi n’est guère un acte banal. Il s’agit des symboles dont la destruction entraînerait nos sociétés dans le déni des lois auxquelles nous devons notre fragile organisation et la paix qui nous est si chère. Mais la Corse est un cas particulier et on ne sait vraiment plus quoi faire.
Maître Antoine Sollacaro a donc été assassiné mardi 16 octobre sur la route des Sanguinaires dans le centre d’Ajaccio. Il est la quinzième victime d’assassinat depuis le début de l’année sur l’Île de Beauté où neuf tentatives d’assassinat ont par ailleurs été signalées. Antoine Sollacaro est le premier avocat à être assassiné en France depuis 21 ans, le dernier avant lui étant Maître Jean Grimaldi, tué par balles le 6 novembre 1991, à Bastia. Une fois de plus en Corse. Ceci donne à cette île une image désastreuse et révèle une société qui entretient un rapport à la violence plutôt inquiétant. Et nous ne sommes pas au bout de nos peines.
En effet, non seulement cette violence ne semble s’embarrasser d’aucun tabou (assassinat d’avocats et de politiques), mais en plus, elle dégrade considérablement l’image de l’île, présentée par Dominique Bucchini[1], comme « la région la plus criminogène d’Europe ». Les règlements de comptes y sont responsables d'une morbidité violente de loin supérieure à celle de la Sicile. Depuis les vingt dernières années, on y a recensé 330 meurtres.
On tue trop en Corse et on y tue beaucoup plus qu'ailleurs. Par comparaison, en Sicile (5 millions d'habitants), où sévit pourtant la redoutable Cosa Nostra, on recensait 19 assassinats de type mafieux en 2009. Au cours de la même année, en Corse (300 mille habitants seulement), 28 homicides et 17 tentatives d'homicide avaient été recensés[2]. En 2008, 21 homicides y ont été recensés et, le 10 mars 2006, un élu de la République, le conseiller territorial DVD Robert Féliciaggi, a été tué par balles sur le parking de l'aéroport d'Ajaccio. Le pire est que la plupart de ces crimes restent impunis du fait de l’impossibilité à les élucider ; une difficulté due à plusieurs facteurs, dont deux en particulier : l’indépendantisme et l’omerta.
Le premier facteur relève donc de la lutte pour l’indépendance dans laquelle les Corses sont engagés contre le reste de la France. Les assassinats s’opèrent dans les rangs des milieux indépendantistes, a priori difficile à « pénétrer » par la « France » présentée comme un Etat colonialiste. On est même tenté de se laisser aller à des raccourcis du genre « les Corses se tuent entre eux ». Alors que dans le reste de la France, les victimes des assassinats sont des individus présentés comme de « petites frappes » de quartier, en Corse, les cibles des assassinats sont des personnalités engagées dans le mouvement indépendantiste, lequel mouvement est profondément « pollué » par le grand banditisme. On ne sait même pas si une victime est abattue pour des motifs politiques ou pour des motifs crapuleux, le drame se produisant dans un même milieu où se combinent indépendantisme et grand banditisme.
Ainsi, en attendant que les enquêtes judiciaires nous livrent des éléments plus ou moins précis, notamment sur la motivation des « tueurs », signalons que Maître Sollacaro était lui-même un indépendantiste. Il s’était illustré en tant qu’avocat d’Yvan Colonna, militant indépendantiste condamné à la prison à perpétuité pour l’assassinat, en 1998, du préfet Claude Erignac.
On est naturellement tenté de crier : « mais que fait l’Etat ? Il devrait arrêter cette violence ! »
Justement, il ne peut pas parce que l’environnement se présente de cette façon-là. L’Etat français n’est pas accepté comme un acteur légitime dans ces milieux-là et les tentatives des enquêteurs judiciaires sont trop souvent infructueuses.
Par ailleurs, et c’est le deuxième facteur rendant quasiment impossible l’élucidation de ces affaires et l’éradication de la violence, il existe en Corse une profonde tradition du silence. L’omerta. Elle est associée à la vendetta dans une société qui ne croit pas à la justice des lois officielles. Même lorsqu’on sait, on doit se taire. Personne ne doit dénoncer personne.
Tout au long du procès d’Yvan Colonna, le principal argument des suspects, qui avaient entrepris de cacher le fugitif, était que les Corses ne livrent jamais personne aux autorités. Ils ont une conception bien particulière de la notion de l’« hospitalité », qui primerait les lois de la République. Ainsi le célèbre « berger de Cargèse », qu’on croyait en fuite très loin, sûrement quelque part sous les tropiques, a pu déambuler, durant plus de quatre ans, de famille en famille sur son île natale de quelque 200 kilomètres. Un « bout de terrain », pour ainsi dire, qu’il suffirait d’une battue pour passer au peigne fin.
On ne comprend pas mieux la profondeur de la tradition de l’omerta corse, qui paralyse l’action de la justice, si on renonce à lire « Colomba » de Prosper Mérimée.
Un père, Mateo Falcone, apprit que son fils, de dix ans, avait signalé aux gendarmes la présence d’un « bandit » blessé qui avait trouvé refuge dans la maison. Le père châtia l’enfant de la plus extrême des manières : il abattit son propre fils d’une balle dans la tête.
Bien entendu, il ne faut pas généraliser ; mais tout de même... Si les assassinats sont le fait d’individus « isolables », l’omerta quant à elle est une lame de fond qui sous-tend et traverse le pays corse d’un bout à l’autre.
On en arrive à se persuader que le fléau des assassinats sur l’Île de Beauté, aggravé par l’omerta, est un mal tellement enraciné dans le pays qu’il faut, tout en essayant de lutter, admettre de faire avec.
Boniface MUSAVULI
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