Vivement la retraite ! Pamphlet
En ce jour de grâce de l’an 2035, je me levais d’un cœur léger. Je venais de fêter mes 80 ans, j’atteignais enfin l’âge légal de départ à la retraite. Cela faisait des années que je l’attendais cette retraite promise par le Gouvernement. De réformes en réformes, de rallonge en rallonge : 61, 62, 65, 67, 70, 75, il optait finalement pour 80 ans ! l’âge idéal du départ, selon lui. Alors pensez si je jubilais, c’était un grand jour ! Combien d’années devant moi me restait-il avant de rejoindre la mer de la Tranquillité ? Je ne me posais pas la question, je sifflotais comme un pinson, j’aurais un cadeau et un bouquet de fleurs remis par le gracieux robot-directeur de la Société de mes vieux jours.
Je gravis le grand escalier de l’Entreprise en claudiquant, arthrosique, les genoux cagneux et douloureux, les deux quilles décharnées après une fonte musculaire, telle une vielle haridelle escaladant péniblement une côte. Rouge, en sueur, j’atteignis le perron et poussais la porte d’entrée de l’Entreprise de radiateurs « Chauff-Tout du Sol au Plafond ! », une multinationale dont le siège social se trouvait au Deleware, Etats-Unis, la sous-direction au Luxembourg, les pièces de fabrication fourguées par la Chine, et le service après-vente… nulle part ! C’est ça le mondialisme, on fait le tour du monde sans bouger de sa cambuse rien qu’en achetant un radiateur. La plupart du personnel Senior et troisième âge s’étaient faits pucer, avec relais tri-dimensionnel depuis l’ordinateur central qui redirigeait toutes les informations sur nos vieilles carcasses et les envoyait par voie d’onde vers la Direction Générale, en attendant de choisir les moins valides pour la prochaine charrette à remplir et à diriger vers la « mer de la tranquillité ».
Comment s’y prendre quand on est Gouvernement ? Les « inutiles », avec leur puçage dans le colback, eh bien on les désactivait. Plus de boulot, donc de salaire, pas de retraite non plus, seuls y avaient droit, les plus résistants. Dont j’étais. Les autres, allaient crever en vieux chiens pour alimenter les statistiques. Depuis que la retraite par répartition de la sécurité sociale avait été remplacée par les fonds de pensions à l’américaine, comme la sauce du même nom pour préparer les langoustes, ils nous bouffaient tout crus. Je dirais même que quelques années plus tôt, le funeste 49/3 avait fait le remarquable travail de pelleteuse officielle pour dézinguer le système par répartition.
Et nous voilà arrivés à l’âge plus que canonique à continuer de turbiner pendant que les financiers se surpassaient dans l’art du gavage. Mais qui cela gênait-il ? Faire bombance avec la sueur des autres, est-ce que cela avait dérangé quelqu’un ? Oh ! Peut-être quelques cris par ci, par là, quelques mandales entre politicards habitués aux salves dialectiques devant les caméras, la réaction attendue sévère et revancharde du peuple spolié n’eut pas l’intensité nécessaire. Nous continuâmes notre petit bonhomme de chemin obtus de mouton sous les coups de bâtons au flancs, donnés par des pasteurs sadiques et leurs chiens de garde redoutables. Un mouton obéit tant qu’il broute. Au peuple spolié, pour le calmer, on avait les jeux du cirque comme les Romains, quant au pain, il y avait bien longtemps qu’il avait été remplacé par des produits issus du « green business » dont la masse ahurie se contentait.
Je m’appuyais de tout mon poids sur ma canne qui ne me quittait plus depuis cinq années. Je parcourus clopin-clopant les couloirs de l’Entreprise, faisant sonner ma précieuse troisième jambe, à chaque pas, comme Captain Crochet sur le pont de son navire. Dans les couloirs de l’Entreprise je croisais mes collègues, les anciens, les vieilles et les vieux, ceux avec qui j’avais traversé une longue carrière, certains à mobilité réduite, si bien que quelques embouteillages de cannes et de déambulateurs se formaient dans les corridors, avant que nous puissions atteindre nos bureaux respectifs. Alors nous nous faisions des tas de politesses entre nous , il nous restait encore, malgré l’époque, quelques reliquats de bonne éducation.
- mais je vous en prie, passez !
- Mais je n’en f’rai rien !
- Mais si, mais si, j’insiste !
Dans nos bureaux, de beaux ordinateurs-robots nous attendaient, et nos collègues les plus jeunes, bien plus jeunes que nous, pensez, et, que nous avions formés, le nez plongé dans leur écran, répondaient à peine à nos bonjours gracieux de vieux. Et lorsqu’ils daignaient lever leur regard de leur écran et nous adresser la parole, nous crions, la main en cornet sur l’oreille : - Hein ? Quoi ? Parlez plus fort ! J’entends rien !
A 80 ans nous n’avions plus l’ouïe très fine. Mais enfin, de quoi se plaindre, nous, les vieux ? Nous étions, en 2035, les survivants d’une vaste entreprise datant des années 2020 : la piquouse généralisée. Raaakkk… Presque toute une génération de vieux y était passée… Et, au Rivotril, ma chose ! Il ne restait plus que les récalcitrants survivants en 2035, toujours au turbin et au bout du bout, la retraite carotte-bâton, une façon comme une autre pour le gouvernement de se venger bassement. Pas piquousé ? Alors la retraite à St-Glinglin ! 80 ans, Na ! Loi votée à coup de 49/3 ! Ca nous fit plus mal qu’un bazooka, mais fallait bien payer nos loyers, nos traites, nos factures, aider les petits-enfants, etc.
Dès que j’entrais dans le grand hall d’accueil de l’entreprise, des odeurs de rose venaient chatouiller mes narines. Il faut dire que la multiplication des couches-culottes et leur contenu contrariaient fortement le nez des accortes damoiselles et damoiseaux du standard central de la société Chauff’Tout du Sol au Plafond. Damoiselles et damoiseaux, d’ailleurs interchangeables avec la théorie du genre/gender, désormais de rigueur partout sur la planète, mélangeant à souhait aussi bien les barbichettes que les faux-cils, les talons aiguilles, et que tout ça s’entremêlait dans un joyeux pandémonium.
Bof, après tant d’années, on était blasé, à force. Après tout, si un grabataire est encore salarié à 80 ans, pourquoi un mich’ton avec une bonne paire entre les quilles ne porterait pas des talons aiguilles, et qu’une gonze avec une paire de nichons ne porterait pas une barbichette et une jaquette ?!
Sinon… Mon patron avait tout juste 50 ans. Il aimait bien les vieux. Il faut dire qu’il avait été tout spécialement recruté pour ses compétences en gériatrie, vu qu’il avait à gérer des employés datant de Mathusalem. Il gérait l’Entreprise comme une EHPAD.
A la cantine de l’Entreprise nous avions droit, à cause de nos vieilles ratiches et de nos dentiers qui se débinaient des compléments alimentaires sucrés, salés, des sirops, des tisanes et toutes sortes de petites crèmes flanc-vanille et yaourts pour agrémenter le tout. Et lorsque nous demandions de la viande, on nous répondait que les steaks hachés, vu notre grand âge, ça n’existait plus depuis longtemps et qu’il fallait se contenter de steaks de soja ! Et de bouillie mixée de doryphore et de luciole, du pâté de blattes, c’est bon pour la planète. Alors nous les vieux, devant cette mode répugnante, nous nous rabattions sur les purées de légumes, carottes/épinards de ma jeunesse.
Un vieux ça évacue beaucoup. Mais, allez savoir pourquoi notre gentil PDG de Chauff’Tout, par crainte des constipations-crispations, tenait absolument à ce que nous ingurgitions à la cantine des pruneaux en sus de tout le reste ! Il disait qu’il en donnait à sa grand-mère et qu’elle en redemandait.
Question dégagement, c’est vers les quinze heures que tout commençait.
Les WC étaient équipés de sur-élévateurs. Nous hisser sur le rebord de la cuvette nous demandait des efforts titanesques. Ouache ! A 80 ans, les lombaires se coincent, la cuisse se grippe et le reste ne suit plus du tout. Alors, pour palier à tous ces inconvénients notre gentil directeur de Chauff’Tout du Sol au Plafond, nous la jouait protecteur et respectueux de nos corps marqués par l’irrémédiable outrage des ans. Encore, avec une canne c’est jouable d’aller poser culotte, mais en déambulateur ! Où qu’on le gare le déambulateur ?
Comme cela posait un problème, notre super directeur imaginatif avait créé tout spécialement un petit parking à déambulateurs, un peu comme les parkings à vélo de madame Hidalgo de Paris dans les années 2020. Seulement voilà, le parking se trouvait à 15 mètres des toilettes, aussi comment y accéder sans déambulateur et sans risque de tomber ? Dilemme. Si bien que pour respecter la note de la direction, nous garions donc nos déambulateurs à l’endroit indiqué et nous soutenant aux murs, nous rejoignions nos lieux d’aisance. Seulement le dilemme devenait insoluble. Ce n’était plus un embouteillage de déambulateurs mais un vrai carnage qui bloquait le couloir ! Nous chutions et nous buttions sur nos collègues affalés et affolés qui, ne pouvant se relever, appelaient à l’aide. Mais comment s’extraire de ce tas de corps offensés par l’âge et l’infirmité naissante, et par les décisions du PDG ? Si bien que notre gentil PDG devant l’accumulation des effets secondaires de sa notice, décida tout de go, de supprimer définitivement l’accès aux toilettes aux seniors et au troisième âge de l’entreprise. Ce qui fut dit, fut fait. Mais où faire ?
Il trouva la solution. Sur nous !
Si bien que ce n’était plus chauff’tout du sol au plafond, mais cague tout, du sol au plafond !
Enfin, tant d’années passées dans l’Entreprise pour bons et loyaux services, ma carrière prenait enfin fin. J’allais profiter de ma retraite carotte/bâton. La cérémonie commença.
Le PDG se fendit d’un discours… élogieux, dithyrambique, pendant que mes collègues les plus anciens cornaient en chœur, la voix chevrotante : Hein ? Quoi ? On entend rien, monsieur le directeur, pouvez répéter ? Alors le directeur se mit à hurler son discours. Ensuite nous sablâmes le champagne… En mon honneur ! Une petite musique de fond couvrait le brouhaha, genre marche funèbre qui égrenait sa solennité.
Et le moment le plus extraordinaire pour moi vint, celui des cadeaux d’adieu de l’entreprise.
Avec un sourire des plus éclatants, le directeur m’offrit une magnifique composition florale. Elle était grande, et large, et si lourde qu’il fallut deux collègues pour la porter. Composée de roses et de lys, c’était un grand cercle, genre coussin, avec posée en travers une banderole de satin violet et une inscription dessus, en lettres dorées : « A notre chère collègue regrettée ».
J’en pleurais d’émotion ne trouvant plus les mots pour les remercier, tous ! Oh ! Mes amis !
Et puis, le cadeau principal, le clou… Alors là ce ne furent pas deux, mais quatre collègues pour le porter. Il s’agissait d’une grande et belle boîte de bois de chêne avec un couvercle. C’est drôle, cette boîte elle était exactement de ma taille ! Que j’aurais pu m’y coucher dedans ! Et cerise sur le gâteau, l’intérieur capitonné de satin mauve, d’un petit coussin et d’une sorte de drap blanc de satin, itou. Oh ! Mes amis, comme vous me gâtez !
Le PDG, levant derechef son verre de champagne s’exclama, tandis que nous pleurions tous d’émotion et de consomption devant la grande boîte ouverte et le couvercle posé à côté.
- Mes amis, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Notre cher et tant aimé Président de la République vient de faire voter une nouvelle loi. Et vous ne pouvez savoir la joie que cela me procure ! La retraite est désormais rallongée à 87 ans !
- Ah ! Et on aura droit au beau cadeau tout pareil à celui de notre collègue ?
- Regardez par la fenêtre, mes amis, j’en ai tout un stock dans la cour qui n’attend plus que vous !
Et nous vîmes alignées les unes à côté des autres, des dizaines de ces boîtes en bois offertes gracieusement par Qui chauff-tout du sol au plafond !
De profondis !
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