Vivre et penser comme des porcs en voyage : tourisme de masse et mémoire piétinée
Vivre et voyager comme des porcs en voyage : trois exemples
Pour un grand nombre de voyageurs, la morale, c'est à la maison, et seulement parce qu'existe la contrainte de la loi et du regard des autres. Si bien que le voyage est l'occasion de « vivre et se comporter comme des porcs » (pour citer le célèbre pamphlet de Gilles Châtelet), de faire ailleurs ce qu'on ne s'autorise pas à la maison. On sait la tendance des sociétés de (sur)consommation à jeter aux pays pauvres leurs restes, usés, pour être remplacés (informatique, vêtements, véhicules, médicaments, navires toxiques en fin de vie pour l'Inde, déchets chimiques et nucléaires pour la Côte d'Ivoire) : n'importe qui se souvient de ces campagnes de collecte de riz ou de médocs périmés à l'école primaire... Mais non seulement les pays riches font des pays pauvres le dépottoir de leurs restes ou des lieux d'exploitation d'une main d'œuvre semi-esclavagisée, mais ils envoient encore, comme si cela ne suffisait pas, des touristes à la morale relâchée, ce que, le reste du temps, un Etat de droit encore fort ne permet pas. Quelques exemples délicieux de ce dumping moral et de la porcherie morale touristique mondiale.
Débauche totale : la Full Moon Party en Thaïlande
Chaque année, des milliers de touristes déferlent comme une plaie d'Egypte, comme un nuage de sauterelles, comme un ravage, sur la plage de Koh Phangan (Thaïlande). Les proportions démentes de la porcherie touristique en Thaïlande sont bien connues : érosion de la ville impériale d'Angkor, vache à lait des autorités locales corrompues, tourisme sexuel (incluant la prostitution – et le Sida – infantile), nombreux comportements indifférents aux mœurs locales... Pour certains touristes, pas si peu nombreux, l'homme d'ailleurs mérite, semble-t-il, moins de considération et de dignité que les concitoyens au pays.
Si elle n'occupe pas le numéro 1 au podium de l'abject, la Full Moon Party est symptomatique d'un certain tourisme de l'insouciance et du fun s'accordant au diapason d'une totale indifférence à autrui. Drogues à gogo, musique cheap, testostérone à gros bouillons : « Koh Phangan et sa Full Moon Party », d'après Fennec, « c’est un peu Goa sans les mouches, Ibiza sans David Guetta ou la rave party du champ d’à côté promue d’utilité publique par la préfecture ». Objectif : presser du citron occidental son jus de pognon autant que faire se peut, quitte à ce que le dealer balance le client qu'il a berné avec un produit médiocre au policier avec qui il est de mèche... ou quitte à violer une jeune femme droguée...
Le monde est plein de ressources inépuisables !
On l'entend souvent : si le monde entier suivait le mode de vie et de consommation des Etasuniens, il faudrait huit planètes ; si l'ensemble des humains imitait celui des Français, il en faudrait trois. Mais la question écologique, déjà peu centrale dans l'agenda des dirigeants obsédés de croissance et de productivisme, n'est pas encore une préoccupation très quotidienne pour une majorité de citoyens. Après tout, on ne vivra qu'une fois, autant s'amuser – le réchauffement de la planète, les ours polaires et la désertification, so what ?
Le touriste de resort et de club est l'incarnation de cette imbécillité et de ce fléau d'idiotie égoïste, jeté sur le monde. Dans son petit Club Med, bien à l'abri du reste de la population locale et, à l'occasion, de la dictature environnante dont il se contrefout, le touriste insouciant s'offre des bains, consomme de l'électricité et de l'eau à gogo, sans guerre se soucier du reste. On est en vacances, voyez-vous ; on va tout de même pas s'emmerder à vérifier la conso d'eau et d'électricité : on a payé, après tout. C'est vrai, ça : Pierre & Vacances, l'hôtellerie de resort, les Club Med et autres acteurs du tourisme de masse, ils ont d'autres chats à fouetter que de se préoccuper de la surconsommation d'eau et d'électrivité, de la production immense de déchets ou des conditions sociales des travailleurs exploités pour des salaires de misère. Bon sang, il y a des actionnaires qui attendent leurs dividendes !
Naturellement, le fait que, dans un monde où un milliard d'humains n'a pas accès à l’eau potable, « un touriste utilise en moyenne la même quantité d’eau en 24 heures que ce qu’utilise un villageois d’un pays pauvre sur une période de 100 jours de riziculture », c'est évidemment une considération de rabat-joie gauchiste. Le fait que, au Maroc, où le tourisme bénéficie d'un actif soutien promotionnel pour attirer du portefeuille sur pattes (pardon, du touriste), « l’industrie touristique utilise deux fois plus d’eau que l’activité qui en est a priori la plus grande dépendante, à savoir l’agriculture » (et le cas du Maroc n'en que symptomatique, non pas unique), c'est naturellement de peu d'importance.
Moins un individu est contraint, plus il en a donc les moyens – financiers, spatiaux, sociaux –, plus il laisse cours à ses pulsions. Il n'y a pas une moralité essentiellement, intrinsèquement supérieure des pauvres, mais il y a des contraintes objectives et des déterminismes qui pèsent plus lourdement. De façons très schématique, on peut affirmer que là où est l'argent, est aussi un comportement plus individualiste, moins soucieux de l'environnement et d'autrui, d'autant renforcé que le capital et la transaction donnent le sentiment d'une légitimité : j'ai payé, j'ai donc droit à ça. La culture individualiste appliquée aux vacances donne le sentiment d'avoir le droit – cher payé par le servage salarial le reste de l'année – incontestable à tous les loisirs proposés. Plus on est riche, plus on a un comportement individualiste. Le pauvre circule à pied, en transports en commun ou en vélo ; à l'autre bout du spectre socio-économique le bourgeois peut se permettre un aller-retour NY-Paris, voire circuler en hélicoptère ou jet privé ; le prolétaire va au camping et partage un espace commun, le petit-bourgeois s'offre un circuit touristique avec chambre d'hôtel individuelle ou familiale, le grand bourgeois peut s'autoriser un séjour en hôtel de luxe. La pollution générée per capita est, selon toute vraisemblance, supérieure à mesure que l'on monte dans les classes sociales.
Auschwitz : la mémoire prostituée
Le romancier Daniel Zimmermann intitula l'un de ses romans « L'anus du monde », l'expression renvoyant au monde concentrationnaire. Celui qui, entre tous les camps d'extermination nazis est devenu avec le temps le symbole absolu de l'abjection nazie, « l'anus du monde » (à tout le moins européen), à savoir le camp d'Auschwitz-Birkenau, serait-il en train de devenir une attraction touristique de plus ?
Un ami se souvient de touristes américains, dont l'un fouillait des doigts le sol, espérant trouver des vestiges, un os peut-être, à rapporter en souvenir, raconte l'indécence des comportements, les groupes de scolaires agités et jouant entre les baraques, les photos touristiques entre amis (lire par exemple cet article de Télérama), autant d'attitudes en contravention avec la pesante mémoire des lieux, avec la tragédie disproportionnée dans l'abjection qui s'y est déroulée.
Stands commercialisant des caricatures de Juifs du ghetto, agences proposant le camp de Birkenau comme une attraction et un produit d'appel, restaurants : on ne recule devant rien pour encaisser les devises apportées par les centaines de milliers de visiteurs qui affluent. Rien qu'en 2012, 1,43M de touristes ont visité le camp (source : Le Point.fr, 4 janvier 2013). Et, là où il y a du capital en mouvement (les touristes), donc du pognon à encaisser, meurt la morale : et tout un business abject fleurit tout autour.
Le cas, pour être la pointe la plus criante et évidente de l'immonde, ne fait qu'illustrer une tendance qu'active et amplifie le tourisme. Lorsque le passé et la mémoire (la chose vaut tout autant pour l'environnement naturel) sont pris en charge par le tourisme, c'est-à-dire lorsqu'ils deviennent un business, ce passé devient une matière inerte, empaillée ou jetée dans le formol pour être exposée, que le prétexte soit celui de la mémoire, ou qu'il soit mis en spectacle. Le passé (ou l'environnement), devenu matière inerte, le rapport des individus à celui-ci, est-il encore tout à fait ce rapport organique qu'entretient une population à sa mémoire, ou bien ne devient-il pas d'abord pour cette population un outil, une source de profits avant toute autre chose. Le cas d'Auschwitz-Birkenau est frappant, car c'est d'un lieu où furent exploités, torturés, exécutés et exterminés dans des conditions extrêmes qu'il s'agit ; si bien que de concevoir qu'un si haut-lieu de l'horreur devienne un produit touristique, frappe l'esprit et la morale. Mais la mise en pâture des danses traditionnelles mayas à Xcaret (Mexique), l'accès à des rituels mayas ou gnawas, l'utilisation communautaire d'un environnement naturel à des fins avant tout mercantiles – introduisant donc un rapport capitaliste d'intéressement entre une population et son environnement, brisant donc le rapport culturel, pratique ou cosmogonique qui l'y relie – , le vandalisme occasionnel sur des hauts-lieux du patrimoine humain (Tikal, Angkor...), devraient inviter chacun à se poser des questions sur son comportement et sa responsabilité.
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