Wareware 2.0 : bienvenue dans le cyber-vide
Comment devenir riche et célèbre avec le Web 2.0 ? Si vous avez un tuyau, n’hésitez pas à me le communiquer.
Tu ne sais pas ce que c’est qu’un flux RSS ? Tu es incapable d’expliquer en quoi le Web 2.0 diffère du Web normal ? Tu penses que Linux est toujours aussi ininstallable qu’il y a dix ans ? Tu crois que bluetooth a tué ses sept femmes et que WiFi est le frère de Riri et Loulou ? Tu ne vois pas l’intérêt de payer un abonnement pour recevoir TF1 sur ton téléphone portable ? Bravo, tu as probablement raison. Dans le cas contraire, bienvenue dans le monde merveilleux du wareware 2.0, l’univers.com des e-gogos du cyberspace de demain.
Comment développer un wareware 2.0 ? C’est simple coco : à la base, il faut un concept. Mais non, ne te creuse pas la tête comme un imbécile, il suffit de piocher dans le vaste réservoir de business-plans boiteux qui naquirent et moururent en 1998-2000 pendant la précédente bulle Internet. Tu ouvres le business-plan dans Word, tu fais ctrl-H, tu remplaces "wap" par "flux RSS" et "oo" par "2.0", tu sauvegardes et tu imprimes. Allez, fixons les idées, on va dire que tu as inventé un langage de formatage des textes et des images par un système de balises, directement interprété par tous les navigateurs du marché, et dont la syntaxe facilite l’apprentissage par des développeurs néophytes. Mais attention : DEUX POINT ZERO.
Bon, une fois que tu as ton dossier sous le bras, il faut faire connaître le bousin. Jadis, les Australopithèques allaient dans les "First Tuesdays" pour rencontrer des e-vieuxfriqués et faire voir les couches malpropres de leur cyberbébé. Mais le monde a changé, on n’est plus au Moyen Age que diable ! Inutile de mettre une cravate et de te cailler les meules dans le RER à la Défense à une heure du matin, tu peux faire ta com peinard depuis chez toi, en charentaises, en postant un article sur AgoraVox, un autre sur Wikipedia, un troisième sur ton skyblog. N’oublie pas d’être abscons, obscur et jargonneux, il ne faut surtout pas qu’on puisse comprendre ce que tu vends. D’ailleurs, ce n’est pas compliqué d’être obscur, ton concept se caractérisant à la base par sa nébulosité cumulonimbesque.
Oh, j’oubliais, il faut aussi un site de démo. Pour ça, pas besoin non plus de te creuser la cervelle, tu trouveras bien une grosse tête de normalien qui s’ennuie à faire du cobol dans sa banque et qui a une idée "géniale" à te refiler. Laisse-le faire à sa guise, et ne cherche surtout pas à comprendre ce qu’il fait. Si tu as besoin de développeurs, n’oublie pas le grand avantage du monde GNU : encore plus fort que les ouvriers chinois qui fabriquent des Nike à deux dollars par jour, il existe des informaticiens bénévoles qui te pondent des kilomètres de code pour zéro euro par jour, comme ça, par amour de l’art, pour en être, pour "écrire l’histoire", pour devenir célèbre comme Linus Torvalds (toutefois quand on considère qu’il a suffi à Lindsay Lohan d’oublier de mettre une culotte pour devenir incomparablement plus célèbre que le susnommé geek, ça relativise un peu l’ambition). En pratique, ça donne toujours des applications un peu boiteuses, des normes diffuses, des graphismes soviétiques, des interfaces intuitives du genre "mais c’est simple, il suffit d’aller dans le X-shell optimizer (version 7.05.91 minimum) et de taper %root/ -r -R -a [#00F4C318] > mandatory_08. t.bin et le driver se compile quasi tout seul". C’est pourri, mais l’essentiel, c’est que tu aies un site de démo pour ta technologie révolutionnaire 100% pompée sur l’existant.
Normalement, si tout va bien, on parle de toi sur les forums à la mode. Profites-en, ça ne va pas durer. Car la caractéristique du wareware 2.0, c’est que ton concept passera directement de l’état "buzz d’enfer" à l’état "c’est encore vivant cette vieillerie ?" en trois mois, sans avoir eu le temps de passer par la phase d’exploitation pratique, sans même que les internautes en aient, dans leur immense majorité, seulement entendu parler. Direct de l’immaturité à l’obsolescence. C’est comme ça. Un concept fumeux en chasse un autre, telle est la cruelle loi de la jungle (2.0).
"Et comment je gagne de l’argent avec ça ?", me demanderas-tu alors, légitimement anxieux ? Ah, ben là, c’est plus compliqué. Le wareware 2.0 n’est pas fait pour gagner de l’argent. C’est pas prévu pour. Pas le temps, ça ne rapporte rien. Note bien, ça ne coûte rien non plus. Et puis au moins ça ne dégage pas de gaz carbonique. C’est une machine qui consomme du néant et le transforme en vide. C’est Dada appliqué à l’économie. Jadis, au Paléolithique, tu aurais eu quelque chance de trouver un business angel aux poches pleines, tu aurais embauché des stagiaires payés en stock-options que tu aurais fait trimer seize heures par jour dans ton atelier clandestin de la rue de Clery pour préparer ton IPO sur le NASDAQ, et avec de la ténacité, pas mal de culot et beaucoup de chance, tu serais devenu millionnaire à vingt-cinq ans. Mais ce coup-ci, ça ne marche plus. Parce que le temps ne s’écoule pas à la même vitesse pour tout le monde. Pour toi, petit scarabée, les six ans qui nous séparent de la dernière bulle Internet, c’est loin, si loin, quasiment mythique... entre Du Guesclin et les croisades. Par contre, pour les financiers et les petits porteurs, c’était hier. C’est un peu comme aux informations, quand il y a une catastrophe, on est plus émus par la disparition de trois jeunes imbéciles qui faisaient du hors-piste à Morzine que par la mort de deux mille Indonésiens dans un tremblement de terre, c’est le célèbre rapport mort/kilomètre qui doit rester constant. En finance, il y a un phénomène semblable, le rapport années pour oublier/briques perdues. Là, il faudra pas mal d’années pour oublier.
Comme on dit en Bourse, on peut tondre plusieurs fois le même mouton, mais il faut attendre un peu que ça repousse.
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