White spirit
Jamais on aurait pensé ça possible. Voler à une telle vitesse. Quand j’étais gamin, un jour, j’ai ouvert un magazine. Il s’appelait Cœurs Vaillants. Un journal catholique, que mes parents achetaient pour faire plaisir au curé, qui était aussi mon entraineur de foot. Un cas extraordinaire ce curé : un géant, pour nous, enfants. Il faisait son mètre quatre-vingt dix, et chaussait du 52. Et jouait au football en soutane. Un gars exceptionnel : enthousiaste, chaleureux, à mille lieux des turpitudes que l’on peut entendre aujourd’hui. Mon père, qui n’était pas plus catho que ça, lui a fait un jour un beau cadeau : avec des copains de son garage, ils sont allés lui faire des buts avec des tubes d’acier ronds. Une sacré nouveauté pour l’époque ! Sur le terrain de foot du village, ils y sont toujours. Installés l’année ou Didi, Vava et Pelé gagnaient la coupe du monde (Vava en cassant une transversale en bois, plate, à l’entraînement avec son shoot de malade !). Que de souvenirs, donc ceux des incroyables chaussures-fétiches du gardien Gilmar, rapiécées de partout ! Et ce jour là, dans Cœurs Vaillants (il existait aussi Ames Vaillantes), au milieu, il y avait un grand dessin, comme celui que proposera plus tard Goscinny avec ses fantastiques Pilotorama, fait par Jean-Michel Charlier. Souvent, un « écorché » technique, ou une représentation historique. De vraies mines ! Un grand dessin, cette fois, avec au milieu un drôle d’avion tout noir. Une sorte de fléchette, avec marqué dessus « L’avion qui vole à mach 6 ».... c’était fin 1961, j’avais à peine 10 ans. Magique ! Je n’avais aucune idée de ce qu’était la vitesse du son, mais celui-là, d’avion, tout de suite il m’avait plu. Comme son pilote, qui était en photo à côté. Un gars bien poli, semble-t-il, d’après le cliché, et qui s’appelait White, Robert White. Facile à retenir, pour un gamin de 10 ans. White serait une de mes idoles, avais-je alors décidé, automatiquement. Il vient de disparaître hier, et je tenais à lui dire ici aujourd’hui, combien, enfant, il m’avait enthousiasmé. Il me montrait qu’à force de volonté, de ténacité et de courage, tout était possible, y compris de voler à plus de 7000 km/h. A Cœur Vaillant, rien d’impossible !
A l’époque, quand on ouvrait le téléviseur, à vrai dire, ce n’était pas pour entendre les malheurs du monde, comme aujourd’hui mais des exploits de héros comme Bob White. Remarquez, c’est bien après que je me suis aperçu de ma candeur : pendant que je regardais John Glenn tourner autour de la terre, ou John Shepard faire son saut de puce, la CIA assassinait allégrement, notamment Patrice Lumumba. Mais j’étais trop jeune pour le comprendre, et à part une émission de "Cinq colonnes à la Une" qui m’avait fort marqué sur le sujet (à 12 ans !), trouver de l’information à ce propos était quasi-impossible. Le lieutenant Calley, se sera pour plus tard. Ses remords pour beaucoup plus encore. Il faudra attendre que des ouvrages sortent pour ça. Pas avant les années 70 et 80 pour Lumumba ! Difficile en effet d’expliquer aux générations actuelles qui trouvent tout en deux clics et trois mouvements combien ces dessins et ses quelques photos pouvaient faire marcher l’imagination. Mes parents achetaient aussi parfois Paris-Match et Radar, qui faisait dans le sensationnel, Là, c’était la couverture, qui impressionnait : c’était un dessin, en noir et blanc signé Angelo Di Marco, l’un des papes ’(pompiers) de l’hyperréalisme. De mauvais goût, plutôt.
On était très loin de You Tube, ou en deux coups de cuiller à pot on vous déroule l’histoire de cet avion extraordinaire et des couillus qui osaient l’enfourcher. La séquence où l’on voit la version de record ultime de l’appareil, revêtu d’un bouclier ablatif (de couleur rose !) sur-peint en blanc, je ne l’ai découverte par exemple qu’il y a deux ans. Aujourd’hui, on a toute l’explication en images en moins de deux. Pendant longtemps, j’ai dû me contenter d’une dizaine de photos de mes appareils favoris et de mes idoles de pilotage. La couverture de Life, qui présente cet hommage, par exemple, je l’avais retrouvée par hasard sur une de nos nombreuses braderies nordistes. Et j’avais gardé depuis sa sortie le numéro spécial de Paris-Match sur le X-15 : je l’avais acheté à mon libraire de village. Le numéro qui avait repris la magnifique photo de la NASA de l’engin accroché à son aile de B-52.
L’avion, je ne vous le décris pas. Il existe un site fantastique pour ça, fait par de vieux amis, amoureux fous de l’aviation. C’est ici que ça se passe. Tout y est. Absolument tout : de quoi vous régalez si vous aimez l’aviation ! Pour résumer l’engin, à l’époque, les américains hésitaient encore assez sur la méthode pour se rendre dans l’espace et en revenir. La Marine et l’Armée préféraient une fusée et une capsule, l’Air Force, évidemment, voulait un avion. Un engin ne décollant pas par ces propres moyens, mais qui grimperait à 100 km d’altitude, se satelliserait et rentrerait, en se posant comme un avion. Un appareil expérimental tout d’abord, pour prouver que c’est possible, résistant à la chaleur, en attendant la construction de celui-ci, à savoir le X-20 Dyna-Soar, le "planeur de l’espace", qui lui sera lancé du haut d’une fusée (Titan). Et rentrerait comme la navette. L’engin, faute de crédits, ne sera jamais construit, on en a connu que des maquettes en bois. L’avion expérimental, se sera le X-15 bien entendu.
L’engin construit en acier au chrome (Inconel) ne fut pas de tout repos : il volait comme une brique et se posait bien trop vite, en vol plané, réacteur éteint, sur un diabolo avant et deux skis (et donc obligatoirement sur un ancien lac salé !) et parfois même se brisait en deux ! Sans toutefois blesser Scott Crossfield, l’un de ses valeureux pilotes (mort le 19 avril 2006 à bord de son petit avion perso, en pleine tornade). Le lendemain, on reprenait l’épave pour l’allonger d’un bon mètre et ça repartait quelques mois après avec davantage de carburant à bord. L’époque était fort prosaïque et les budgets fort peu extensibles. Il n’y eût que deux exemplaires de perdus malgré de sérieux déboires parfois : lors d’un test au sol un des exemplaires explosa sa partie arrière (mais fut reconstruit, Cossfield, encore lui étant projeté 10 mètres en avant avec le cockpit intact !). Le 9 novembre 1962, John B. Mc Kay se pose à 500 km/h, volets bloqués, et s’en sort avec trois vertèbres seulement de cassées après un incroyable tonneau au sol, mais les poumons atteints par l’ammoniaque des réservoirs ! Un seul accident fatal émaillera la carrière de l’appareil. Le 15 novembre 1967, le pilote Michael J. Adams n’arrivant pas à sortir d’une vrille mortelle. On le retrouvera mort, encore sanglé sur son siège, l’avion écrabouillé en plein désert. "L’étoffe des héros", pouvait aussi devenir leur linceul. "Cœur Vaillant" rimait aussi avec une bonne dose d’inconscience, à vrai dire.
Le pilote qui fit du X-15 l’engin de tous les records, c’est justement Robert Michael ("Bob") White . En démarrant fort sa carrière à bord : lors de sa toute première sortie sur l’exemplaire n°2, celui muni de son nouveau moteur XLR-99, le 7 mars 1961, il atteint déjà Mach 4.43 ! C’est 1200 km/ de plus que la précédente performance, dont il était aussi l’auteur (sur le modèle N°1) ! Et très loin devant les avions du moment : en France, André Turcat se battait alors avec un Griffon II réticent pour atteindre le premier Mach 2,19, le record en Europe. Le X-15 va mettre au rencard tous ses rivaux en volant trois fois plus vite qu’eux ! Son avance technologique était colossale ! Ce jour-là, Bob White était grimpé à 23 000 m. Avec l’exemplaire précédent, et l’ancien moteur emprunté au vieux X-1, il était déjà monté à 41 605 m le 12 août 1960. Après il ne cessera de battre ses propres records ou ceux de ses camarades : Mach 5,27 le 23 juin 1961, 66 142 m d’altitude le 11 octobre, puis 75 194 m le 21 juin 1962 et enfin la première satellisation de l’Air Force le 17 juillet 1962 avec 95 936 m ! Lors de sa dernière mission sur l’appareil il monta à Mach 5,65 (6181 km/h)... mais avait franchi mach 6,04 le 9 novembre 1961 (6 585,4 km/h !)... Jamais encore un homme n’était allé aussi vite à bord d’un avion !
Le 3 août 1962, c’est la consécration pour Bob White : le discret pilote se retrouve en une de Life ! Il sort en nage de son exploit, son cockpit devenu un vrai sauna, devant les yeux émerveillés de ses propres enfants ! Quelques mois plus tôt, et il aurait encore davantage pu entrer dans l’histoire : ce n’est que le 5 mai 1961 qu’Alan Shepard avait fait un simple saut de puce en capsule Mercury. A une année près ou presque, Bob White aurait très bien pu devenir le premier cosmonaute US ayant connu l’apesanteur ! Il fera son dernier vol sur X-15 le 14 décembre 1962. L’avion n’en avait pas fini pour autant de battre des records. En altitude, à bord du X-15 toujours, c’est Scott Walker qui ira plus haut le 22 août 1963 avec 107 960 m ; et en vitesse pure c’est le Major Pete Knight qui atteindra Mach 6,7 le 3 octobre 1967 (7 272,6 km/h !!!) dans des conditions dantesques, le X-15 revenant sévèrement brûlé de la pointe de vitesse au point d’être rendu inutilisable (les étonnantes photos des dégâts subis en attestent). Les limites extrêmes de son utilisation avaient été atteintes avec cet ultime vol. Aucun avion n’a battu à ce jour ses deux records absolus : cela fera bientôt cinquante ans qu’on n’a pas fait mieux Le pauvre Walker mourra dans l’accident idiot du XB-70 le 8 juin 1966, son Starfighter s’étant approché trop près du bombardier géant pour une simple photo promotionnelle !
Notre héros du jour n’a pas été qu’un simple expérimentateur. Avant de faire sauter les records à bord de sa fléchette géante, Robert White était un pilote militaire, au parcours déjà bien fourni. Au cours de la Seconde Guerre mondiale il fut pilote de P-51 Mustang au sein du 355 ème Fighter Group, et a été abattu en février 1945 au dessus de l’ Allemagne lors de sa 52e mission de combat. Fait prisonnier, il ne sera libéré qu’ en avril 1945. En 1951, on le retrouve au 14th Troop Carrier Wing sur la base Mitchel, puis il est assigné comme pilote de jet au Japon en 1952 au 40th Fighter Squadron (sur F-80 et non sur Panther comme son collègue cosmonaute Armstrong). A la fin de la guerre de Corée, il devient pilote expérimental à l’ Edwards Air Force Base, notamment sur F-86 Sabre (qui aurait franchi mach 1 avant Yeager !), F-89 Scorpion, puis le F-102 Delta Dagger et enfin sur la "bûche", le monstrueux F-105 Thunderchief.
Après sa période de tests "civils" (pour la NASA) sur X-15 il est redevenu militaire, en Allemagne, tout d’abord, au 22eme Tactical Fighter Squadron, 36th Tactical Fighter Wing, de Bitburg, volant sur Thunderchief, puis comme commandant du 53eme Tactical Fighter Squadron à Spangdahlem. En 1966-1967 il volait sur F-111, à la base de Wright-Patterson dans l’Ohio, et en 1967 était devenu Deputy Commander for Operations du 355th Tactical Fighter Wing, une unité de F-105 basée en Thaïlande à la Takhli Royal Thai Air Force Base. C’est en raison de la guerre au Viet-Nam, à laquelle il va participer activement comme pilote-bombardier. Il effectuera 70 missions de combat et de bombardement, dont une périlleuse sur le célèbre pont Paul Doumer, à Hanoi, le 11août 1967, qui lui vaudra l’Air Force Cross. Ce jour là, malgré le départ de 14 missiles SAM et des attaques de MIG-17 et 21, un intense barrage anti-aérien, il n’avait pas hésité à plonger au dessous des nuages pour attaquer le pont en galvanisant ses ailiers dit sa citation. White avait bien du courage et de la témérité à revendre. Il est ensuite muté à Tan Son Nhut, au Viet-Nam. A la fin de la guerre il devient responsable du développement du F-15 Eagle, puis prend la direction de la base d’ Edwards en 1970. Le 12 février 1975, il avait été nommé Major Général, et était parti à la retraite six ans plus tard. En décorations, White accumulait littéralement les honneurs.
Il avait volé à plus de 7 000 km/h il y a près de 50 ans maintenant ! A cette occasion, il avait reçu des mains du président Kennedy le plus prestigieux trophée en aviation aux Etats-Unis, le Collier Trophy. Tom Wolfe, l’auteur de l’Etoffe des Héros, pour le décrire, avait tracé le portrait d’un homme humble, totalement dénué d’humour, toujours tiré à quatre épingles, et qui se rendait tranquillement à la messe tous les dimanches (tout le contraire d’un Chuck Yeager). Il sera enterré à Arlington, le cimetière où reposent les héros US... et Kennedy. Un homme tranquille, un "uniforme bleu avec une flèche toute droite (comme insigne)"... Un trophée récompensant à coup sûr le "White spirit" : à Cœur Vaillant, rien d’impossible ?
PS : sur la photo des quatre pilotes de X-15, reçus ce jour-là comme étant des astronautes véritables, figure de gauche à droite : Bob White, Bill Dana, Neil Armstrong et Joe Engle. Ils avaient longtemps bataillé pour être reconnus en tant que tels. Amstrong, celui qui a marché sur la Lune le premier, ayant été exemplaire dans l’histoire, en n’ayant eu de cesse de réclamer le titre pour ses trois camarades de fortune.
Documents joints à cet article
135 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON