Zone 51/CIA : la (difficile) mise au point de l’invisibilité radar
Hier, nous avons appris l'existence d'un modèle d'U-2 resté bien mystérieux et surnommé "Dirty Bird", révélé par le volumineux rapport édité dans sa version intégrale par la CIA. Cet avion est en effet à part, puisque c'est la première tentative, fort maladroite, de rendre l'avion espion US invisible. Une tentative qui sera suivie d'autres, et d'autres techniques surtout, tant celle tentée avait été rudimentaire. Dans la zone interdite de Groom Lake, ce sont des seaux de peinture que l'on va dissimuler précieusement, et non pas des extra-terrestres prétendûment crashés avec leur vaisseau spatial. Nous sommes en effet aux tous débuts de l'ère "stealth", dont on commencera à entendre parler dans les années 70-80 seulement. Pour l'instant, comme pour les essais d'avions soviétiques, tout cela doit rester secret. D'où les mesures de sécurité intenses qui sont mises en place, pour protéger ces secrets d'Etat, et qui laissent croire au mythe des engins venus d'ailleurs.
Une tentative d'amélioration "stealth" plutôt, peut-on dire plutôt pour la toute première tentative, qui, aujourd'hui, rétrospectivement, paraît bien hasardeuse. Car les américains commençent à se méfier des progrès des radars soviétiques, à défaut de voir leurs avions rejoindre l'U-2 en altitude. Si bien qu'ils tentent des parades, dont la plus étonnante est de refaire autour de l'appareil une sorte de cage de Faraday à piéger les ondes radars. C'est le projet 6011, ou "Rainbow Project", qui s'avére parfait sur le papier et qui se montrera infaisable ou presque, tant il nuira à l'aérodynamisme de l'appareil au moteur si faiblard. Les câbles accrochés à des montants de fibre de verre cernant l'U-2, appelés "Trapeze" reliés par des ferrites, le rendaient trop délicat à faire voler ; ui déjà si difficile à maintenir en vol ! La seconde approche a été surnommée "papier peint". Une matière plastique souple contenant une couche de circuits imprimés a été collé sur certaines parties du fuselage, du nez et de la queue de l'U-2. Cela ne se montra pas plus efficace.
L'avion avait gagné un nouveau surnom en tout cas "Dirty Bird". En juillet 1957 le premier modèle était arrivé pour l'Operation "Covered Wagon," tenue le 21 juillet 1957. Huit autres vols suivront, sans montrer de réelle efficacité. "Le 5 Mars 1958 (page 144), l'Union soviétique a prononcé un vigoureuse protestation contre cette mission, ce qui a incité le président Eisenhower à dire au Colonel Goodpaster le 7 Mars d'informer la CIA que les vols en altitude de l'U-2 devaient être « abandonnés, et ce, immédiatement."
"Ce "stand down" durera plus de 16 mois jusqu'en juillet 1959. Les Soviétiques n'avaient notamment pas été bernés par les dispositifs antiradar menées par la mission 6011. Comme l'a démontré un aide-mémoire soviétique rendu le 21 Avril 1958 avec des informations détaillées sur la couverture anti-radar. Il était évident que le dispositif "Dirty Bird" n'était pas efficace et que l'opérateur du radar soviétique n'avait eu que peu de difficultés à le suivre. A ce stade, l'Agence abandonna l'utilisation des premiers dispositifs antiradar sur le U-2. Comme remplacement, Lockheed a commencé à travailler à développer une peinture anti-radar,, mais ce projet s'est également avéré infructueux." La propension à dénigrer les procédés est assez surprenante : les gens de la CIA n'agissaient-ils pas ainsi en tentant de ne pas orienter les recherches vers cette nouvelle façon de leurer les radars adverses ? L'option "cage à poules" volante, OK, mais pourquoi juste après les essais de peinture "non concluants", tous les U-2 deviendront-ils noir bleutés et non plus resteront couleur acier ?
L'opération "Dirty Bird" avait provoqué hélas un autre décès de pilote : "le 4 avril 1957, Robert Sieker sur l'appareil N°341 décollait pour un vol d'essai du projet Rainbow contre le radar exploité par EG & G, Inc., près d' Indian Springs. Son moteur s'est éteint à 72 000 pieds, et la combinaison pressurisée de Sieker s'est gonflée lorsque la pression de la cabine a chuté, et le manque d'oxygène lui a fait perdre conscience. L'avion a décroché et s'est mis en vrille à plat à 65 000 pieds. Sieker a repris ses sens à une altitude inférieure et a tenté de sauver l'appareil, puis a libéré la canopée et a sauté, mais a été frappé par la queue de l'avion et a été tué.
L'appareil s'est écrasé sur le ventre et a pris feu". Il ne sera retrouvé qu'après une recherche menée pendant plusieurs jours par deux pilotes, Herman "Fish" Salmon et Ray Crandall à bord d'un Beechcraft Bonanza de location, preuve que la contrée ou s'effectuaient les essais était bien déserte. Sur le cliché, il semble bien que la queue soit recouverte d'un revêtement qui s'est délité (ici la photo du 66700 qui s'était écrasé en Allemagne près de Kaiserlauten,. L'avion piloté par Howard Carey avait été "secoué" par un passage de F-86 canadien). Des années après, des curieux retrouveront des morceaux du fameux revêtement testé : des morceaux en nid d'abeille revêtu de tissu de verre imprégné de résine ! La tôle avait elle aussi gardé l'image de cet étrange revêtement décollé ici ! On décrira ailleurs le revêtement secret : "la RAM, dont l'épaisseur varie de un quart de pouce à environ un pouce, est composée de fibre de verre en nid d'abeilles surmonté par des couches de Salisbury Screen, une grille de graphite conductrice sur de la toile".
Finalement, ce n'était pas loin des solutions qui seront retenues plus tard sur le F-117, dont les débris en Serbie avaient révélé la même structure (ici fabriquée par les chinois et montré là fabriqué par Beech et Hawker : "du papier en nid d'abeilles, imprégné de résine phénolique, coincé entre deux plaques de tissé carbone-graphite : "aussi résistant que l'aluminium, pour une fraction du poids" dit la pub). Pour mémoire, il faut savoir que tout le revêtement du XB-70 était constitué de sandwich d'aluminium, mais avec revêtement extérieur de tôle. Bref, dès 1956, le revêtement "Stealth" avait déjà fait de nets progrès, contrairement à ce qu'affirme ce rapport de la CIA. La technique de la peinture contenant de minuscules sphères d'acier, notamment, qui serviront un peu plus tard au F-117. Nous y reviendrons.
En fait, les techniciens des Skunkworks avaient trouvé empiriquement deux méthodes d'invisibilité, note en janvier 1999 Air &Space : la couleur de l'appareil, progressivement peint en noir (bleuté) ou recouverts de mousse : "Pour le rendre moins visible, des mesures supplémentaires ont été évaluées. La première, et la plus évidente, est un schéma de peinture bleu-nuit pour correspondre au ciel sombre. En fait, il ne se mélange pas si bien que ça, mais bleu foncé était mieux que l'aluminium poli, qui avait conduit à des rapports sur des lumières dans le ciel au-dessus du désert du Nevada où l'U-2 avait d'abord été testé. ("les pastels sont les meilleures couleurs de furtivité," a un jour dit Ben Rich,"mais les vrais hommes ne volent pas dans des jets roses.").
Allusion évidente aux Spitfire anglais teintés de rose ! La seconde étant étonnante avec ce retour des haubans chers à la première guerre mondiale : "une autre technique consiste à recouvrir le dessous avec une grille métallique appelé Salisbury Screen, puis de le recouvrir avec du caoutchouc-mousse noir pour capter et évacuer les micro-ondes radar. La troisième technique, testée dans un programme bien nommé Dirty Bird, qui consistait à ajouter des tubes non métalliques ""isolés" du nez à la queue à les relier par des fils fixés à une distance précise du fuselage. Le Laboratoire Lincoln du MIT a déclaré que les fils pourraient ainsi annuler ou disperser l'énergie radar réfléchie par le fuselage. Le système certes fonctionnait, mais les vols étaient particulièrement désastreux. Certains fils cassés pendaient lors des essais en vol et frappaient l'avion comme des fouets. Plus important encore, ils freinaient tellement les performances de l'U-2 qu'ils annulaient la raison de sa construction (...) cela amenait tellement de perte aérodynamique, qu'il ne parvenait plus en altitude et perdait du rayon d'action." Rich a alors dit simplement : « Ils ont alors mis les râteaux au rencart." Les "rateaux", mais pas le revêtement : tous les U-2 deviendront bleu-nuit après l'expérience de recouvrement, mais cette fois avec une peinture imaginée au Japon, à base d'époxy, qui contient des particules de ferrite en suspension, un enduit qui est encore aujourd'hui utilisé sur tous les avions "stealth", dont la fragilité aux intempéries est devenue également légendaire. Sa pose est aussi fort délicate : la couche absorbante déposée doit être égale à 2,3 mm d'épaisseur partout de la même façon, avec une précision de 0,1 mm d'écart ! Un procédé qui sera repris plus tard, comme je l'explique plus loin dans cette enquête.
Cela ne suffira pas : le 1er mai 1960, l'U-2 N°6693 qui avait décollé de Peshawar au Pakistan est abattu par des missiles soviétiques SAM (ce jour-là un Mig-19 parti l'intercepter sera aussi abattu par erreur par ses propres compatriotes) : il n'atteindra jamais sa destination qui était Bodo en Norvège. Bissell, alerté de la chute de l'appareil, informe Eisenhower qu'il y a une chance pour un million que le piote, Gary Powers, puisse s'en tirer vivant. (sa doublure s'appelait John Shinn, retrouvé ici en 2009 âgé de 78 ans, en photo à droite). Manque de chance, c'est le cas, et Powers n'a pas utlisé son aiguille de cyanure pour se donner la mort. C'est la fin de l'aventure au dessus de l'URSS pour l'U-2. Mais déjà les U-2 ne sont pas la seule cause des protestations soviétiques qui ont vexé le président US : les américains utilisent un autre procédé, que nous verrons demain si vous le voulez bien (et qui ne sont pas les premiers satellites à télescope intégré dont je vous ai abondamment parlé ici-même), lui aussi décrit en détail dans ce passionnant dossier de la CIA. A noter que des pilotes anglais avaient participé aux vols en U-2, autorisés par le premier ministre Harold Macmillan : quatre pilotes de la RAF : le Squadron Leader Robert Robinson et les Flight- Lieutenants Michael Bradley, David Dowling et John MacArthur, rattachés à l'Air Force Cross. Ils étaient stationnés à l'Incirlik Air Force Base en Turquie en janvier 1959, intégrés au "Detachment B" des U-2. Sur les 24 survols officiels de l'URSS par l'U-2, les anglais en ont fait entre 2 et 4 selon les sources : aujourd'hui encore, il est difficile de savoir exactement ce qui s'est passé.
L'U-2 vit déjà ses derniers jours semble-t-il. Alors en fin de vie, les américains auraient laissé leurrer les russes via... Lee Harvey Oswald selon certains historiens : ils avaient déjà dans le tiroir un autre projet, dont le nom de code était "Oxcart" : autant laisser les russes s'intoxiquer avec un avion déjà dépassé. Ils semblent y être arrivés : l'équivalent russe de l'U2 arrivera plus tard. C'est un Yak 25, bimoteur à aile en flèche, devenu cheval de bataille de l'aviation russe (avec un énorme radar de nez en version M) se verra doté d'une grande aile droite immitée de celle de l'U2 de 23,5 mètres d'envergure pour voler dès 1960, mais ne devenir opérationnel qu'en 1963 sous le nom de "Mandrake RV-1" ou "Yak-25RM", et même "Mandrake-T". Volant sous l'appellation "Radioteknichevskiy Razvedchik Vysotny" (pour "Radio Signals Reconnaissance, High Altitude)". Il atteindra bien mais péniblement 20 174 mètres (66 187pieds) le 29 juillet 1964 avec comme pilote V.P. Smirnov, mais restera le plus souvent bloqué à 65 000 pieds, soit 10 000 de moins que l'U-2. On l'enverra batailler contre l'autre procédé intrusif US dont je vous parle demain, mais sans succès (certains avaient gardé l'un des deux canons Nudelman NL-37 de 37 mm du modèle antérieur).
Les relations USA-URSS sont alors au plus mal, car en plus du cas de Powers, une autre catastrophe s'est produite deux ans auparavant, le 2 septembre 1958. Un C-130 bourré d'éléctronique avec 17 personnes à bord survolant Trabzon 'est écrasé un peu plus loin, près du village de Sasnashen, à 34 miles (54 km) au nord-ouest d'Erevan, la capitale arménienne. C'est le vol 60528 de l'Air Force, qui ne devait pas entrer en territoire soviétique au départ. L'avion venait au départ de Rhein-Main, en Allemagne, avait redécollé de la base aérienne d'Incirlik (Adana), en Turquie pour longer la frontière de la Géorgie alors soviétique... 22 jours après le crash, les russes remettent 6 corps aux américains, en niant avoir abattu l'appareil : aucune nouvelle des 11 autres membres d'équipage, tous de l'USAF, et spécialistes des télécoms :
l'Air Force a du mal à reconnaître qu'il aurait pu s'agir d'une escouade de parachustistes qui auraient réussi à sauter avant le crash mais auraient été faits prisonniers ou auraient péri. Les américains savent pourtant que leur appareil a été abattu : ils font entendre le 6 Février 1959, lors d'une session à l'Organisation des Nations Unies l'enregistrement-choc des conversations des pilotes de chasse russes au moment où ils ont attaqué le C-130 (qui était donc resté donc en liaison avec sa base). Les russes sont pris sur le fait accompli (*). Il faudra néanmoins attendre 32 ans plus encore, en 1991, et Boris Yeltsin pour que les russes reconnaissent vraiement avoir abattu l'appareil ! Deux ans plus tard, une équipe de recherches US autorisée à revenir sur les lieux du crash retrouvera une plaque d'identification ("dog" tag) appartenant à Archie Bourg, un technicien de maintenance à bord de l'appareil. Nulle trace à ce jour des onze parachutistes...
Au plus mal, car deux mois jour pour jour après l' incident de l'U-2, un RB-47H, avec son équipage de six hommes (et donc équipé d'une nacelle de surveillance en soute agrandie !), est abattu au-dessus de la mer de Barents, tuant 4 spécialistes des communications et de l'observation. "Il avait décollé de Brize Norton Airfield, en Angleterre, environ cinq heures avant l'attaque et avait volé au nord le long de la côte de la Norvège, pour entrer dans la mer de Barents et tourner ensuite au sud-est pour suivre un itinéraire de vol préétabli parallèle à la péninsule de Kola, l'Île Kolguyev, et la Nouvelle-Zemble. Comme le RB-47 approchait la région de Mourmansk, une quinzaine de minutes avant l'attaque, les avions soviétiques ont été lancés pour l'intercepter. Deux hommes, le co-pilote et le navigateur, ont survécu à l'amerrissage dans les eaux glacées de la mer de Barents" : eux seuls pouvaient en effet s'éjecter, les 4 autres étant enfermés dans leur capsule en soute à bombes. "Après avoir été ramassé par des chalutiers soviétiques, les deux hommes avaient été transportés à Moscou, emprisonnés à l'isolement dans la prison Loubianka, interrogé intensément et longuement, et finalement libérés en janvier 1961, apparemment comme une offrande de bonne volonté envers le président Kennedy nouvellement élu" note encore le rapport de la CIA (page 30). D'autres avions ont en effet participé à ses missions à haut risques : du 8 avril 1950 au 10 mars 1964 les américains reconnaîtrons dans un rapport présenté par Robert Gates en personne 13 appareils abattus (on pense qu'il y en a eu près de 40 !), allant du Privateer au Neptune en passant par les B-29, B-50, et B-47 et même un RB-66 tombé en allemagne de l'Est (le C-130 turc y est inclus). Le rapport complet est visible ici. La surveillance des soviétiques s'est faite à un coût humain élevé.
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