Le triomphe irrésistible des pirates numériques

Les pirates du Net ont le triomphe modeste, et pourtant ils sont en passe de l’emporter. Quand Universal, l’un des principaux producteurs de musique de la planète, annonce, il y a quelques semaines, que son catalogue sera téléchargeable « gratuitement » par les passionnées de musique s’ils acceptent de subir de la publicité, à l’évidence, les digues sont rompues. Certes, il s’agit d’une distribution, et non pas du partage dont rêvent les réseaux P2P. Mais désormais, le téléchargement sans paiement direct devient la règle d’accès à la culture pour des domaines entiers de la musique, de l’image et du texte. Nous n’en sommes qu’au début.
En réalité, depuis des mois, une redoutable bataille, qu’aucun projet politique digne de ce nom ne saurait ignorer, faisait rage autour du contrôle de l’accès à la culture.
Sur le devant de la scène, se confrontaient les partisans, dont je suis, de la légalisation des échanges non commerciaux de musique (peer to peer) au nom d’une liberté nouvelle, et les défenseurs d’une conception traditionnelle des droits d’auteur, souvent de bonne foi et inquiets pour la rémunération de la création et les créateurs. Comme souvent, les fantassins s’écharpaient sans percevoir tous les enjeux, tandis que les grandes puissances manœuvraient... et que le ministre de la Culture construisait la ligne Maginot.
Pendant ce temps, les principales industries de la société de l’information ont parfaitement compris l’enjeu du contrôle mondialisé de la culture et, loin des batailles de retardement, façonnent habilement les circuits de distribution avec de nouvelles offres séduisantes. Apple, le premier, met en place une chaîne intégrée de diffusion numérique de la musique, s’appuyant sur un système de contrôle de l’usage (ou système de gestion des droits, les DRM) et la rendant lisible uniquement... sur les baladeurs de sa marque, les célèbres iPod. Microsoft, mécontent d’être pour une fois le second, s’apprête à combiner sa capacité d’investissement, ses solides positions acquises sur les marchés du système d’exploitation avec Windows, de la messagerie avec MSN et des consoles de jeu, pour lancer Zune, un baladeur de la génération Web 2.0 permettant le partage universel des oeuvres en mobilisant Wi-Fi et P2P. Les fournisseurs d’accès, eux, ont fait la promotion de leurs offres à haut débit en appelant les consommateurs à télécharger de la musique qu’ils ne payent pas. Google étend son empire, les éditeurs s’en émeuvent dans le monde entier. Nous sommes bien loin de Beaumarchais volant au secours des droits des artistes.
Pourquoi les digues ont-elles sauté, libérant le « gratuit », réel ou supposé ? D’abord parce que « l’illusion sécuritaire » promise aux artistes et aux producteurs vole en éclats. Les mesures techniques sont contournées sans répit. Le nouveau DRM de Microsoft a craqué cet été. La loi répressive votée en France au printemps, le fumeux texte DADVSI, est d’autant plus inapplicable qu’elle a été durcie par le Conseil constitutionnel. La stagnation des ventes de musique en ligne, trop chère et trop verrouillée, démontre que le public refuse les offres déséquilibrées.
Mais les vraies raisons sont ailleurs. Elles relèvent de la nature même de la civilisation numérique dans laquelle nous sommes entrés. Daniel Cohen affirme à juste titre que dans la société post-industrielle, la rivalité entre le « gratuit » et le « payant » figure au rang de ce que fut le conflit entre le « public » et le « privé » au XXe siècle. Aujourd’hui comme hier, devant l’âpreté des intérêts en présence, il faudra construire un équilibre entre les droits, ceux des artistes, ceux des producteurs et ceux du public. Ces choix, aucun lobby ne doit les dicter. Ce sera, le moment venu, au Parlement d’agir en France, avec l’appui de l’Europe que les événements actuels peuvent pousser à rallier cette cause.
Dans quelle direction aller ? N’attendons pas la réponse multinationale des géants que j’ai cités. Elle sera avant tout dictée par une vision hyper marchande de la culture. On la voit se dessiner : hégémonique, ultra-concentrée, s’appuyant à outrance sur la publicité.
Nous devons affirmer d’autres voies, après un vrai débat collectif qui a tant manqué jusqu’alors, avec le concours des artistes, auteurs et interprètes, des producteurs et des éditeurs, et la France en a gardé d’excellents, mais aussi des internautes, qui « font » aujourd’hui le succès du P2P ou de YouTube, plate-forme de vidéos qui affiche cent millions de documents vidéo.
La première réponse réside dans l’innovation, et dans la participation du public qui est la marque de fabrique de l’Internet nouvelle génération. Il y a là pluralité de réponses, par des services à valeur ajoutée, personnalisant les usages culturels ou permettant à l’internaute de contribuer, pour une part, à la création et à la diffusion de l’œuvre.
De grands enjeux de la politique culturelle du futur résident là : la constitution d’un domaine public numérique, la garantie de la neutralité de formats ouverts, l’accès aux catalogues musicaux sans expropriation ni confiscation, le refus du « traçage » des échanges sur le Net.
De nouvelles rémunérations rendront possibles et solvables ces mutations, en n’hésitant pas à prélever auprès des fournisseurs d’accès une part des ressources qu’ils tiennent de la culture, ou quelques euros par mois auprès des internautes, qui sont prêts à les débourser. Plusieurs centaines de millions d’euros par an seront ainsi répartis utilement pour soutenir la création musicale. Ces solutions, abonnements, taxation ou licences, sont à portée de main pour la musique, mais forcément plus difficiles et plus longs à construire pour le film et les textes littéraires, qui relèvent d’usages et de modèles économiques différents.
C’est là un domaine que les deux candidats les plus en vue pour l’élection présidentielle ont déjà balisé. Nicolas Sarkozy, proche des groupes de médias et sur le mode clientéliste, Ségolène Royal, à l’écoute de la société et avec courage, en font un point de leurs identités politiques respectives. Ils ont, et c’est utile pour les Français, planté le décor d’un clivage net à propos de l’avenir de la culture. C’est bien un choix de société numérique que nous aurons à faire.
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