Comment imaginer une grande participation démocratique en France ?
La démocratie participative telle qu’elle se pratique en France contient des germes féconds mais ne parvient pas à sortir des schèmes représentatifs classiques. Quelle démocratie imaginer, qui autoriserait davantage de pouvoir au peuple en face de ses représentants ?
La question démocratique se porte bien. A travers nombre de monographies, articles, rencontres ou expériences politiques, elle est devenue depuis deux ou trois décennies l’objet d’un engouement régulier. En avril 2008 au Collège de France, lors d’un échange avec Claude Lefort, Pierre Rosanvallon lançait à son prestigieux interlocuteur : « (…) vous constatez comme moi un phénomène très marquant, c’est que depuis quelques années, le nombre d’ouvrages consacrés à la démocratie (…) n’a cessé de se multiplier alors que dans les années 1960, le nombre d’ouvrages qui portent le titre « démocratie »… j’avais fait un comptage : dans les années 1960, publiés en langue française, on en a peut-être une cinquantaine. Là, on en a 50 par mois (…) Au moins, la question est sur l’agenda de façon beaucoup plus marquée (…) ». Cette vitalité fut exemplairement illustrée en mai 2009 par l’organisation d’un forum de trois jours à Grenoble initié par la collection des éditions du Seuil « La République des Idées » et intitulé « Réinventer la démocratie ». Y figuraient quelques noms éminents de la réflexion démocratique dans notre pays (Pierre Rosanvallon, Claude Lefort, Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, Alain Caillé, Marie Duru-Bellat etc.).
Quelles sont les raisons de cette inspiration permanente ? C’est que la démocratie s’est empiriquement posée comme la seule voie possible d’avenir de l’humanité, comme état quasi « naturel » de l’homme depuis que ses anciens concurrents – nazisme et communisme – ont de fait déserté le champ des régimes politiques possibles. Coupé des grands récits légitimateurs et systématiques, le social n’avait plus qu’à développer la démocratie comme moyen et comme fin, comme régime de vivre ensemble. Une autre grande explication de cet enthousiasme démocratique réside dans ce qu’il est convenu d’appeler « crise de la représentation ». Cette expression marque le creusement d’un écart de l’identité entre représentants et représentés (illustration en est par exemple éminemment produite avec la Loi Grenelle 2). Une surdétermination de causes à cette distance gouvernants/gouvernés (les représentants se représentent d’abord eux-mêmes, représentent des intérêts particuliers ; la classe politique est corrompue ; les hommes politiques sont impuissants à enrayer les inégalités sociales ; l’économie mondialisée rend les choix politiques instables et précaires etc.) a transformé le seul véritable acte démocratique du régime représentatif – celui de la liberté de choisir un représentant élu par le vote – insuffisant et frustrant. La citoyenneté d’aujourd’hui se veut plus signifiante, constamment vigilante, à l’écoute, réactive, « contre-démocratique » (selon le mot de Pierre Rosanvallon).
A cette réalité social-historique, divers penseurs de la démocratie ont tracé deux grandes orientations : celle dite de la « démocratie délibérative » dans les années 1990 (sous l’influence d’Habermas et de Rawls), l’autre étant couramment dénommée « démocratie participative » (courant notamment impulsé par l’expérience historique du budget participatif de Porto Alegre en 1989). La voie délibérative insiste sur le rôle communicationnel et argumentatif des questions politiques comme agir matriciel de la société en tant que telle. Le volet participatif, de son côté, prône une démocratisation procédurale donnant davantage de pouvoir aux citoyens dont l’épithète est galvaudée sous les effets des principes oligarchiques du gouvernement représentatif. Ces deux approches sont à l’évidence complémentaires et il faut comprendre la délibération et la participation comme des essences de l’idée démocratique.
La question démocratique, dans sa problématisation, est-elle pourtant sortie des livres, des articles, des séminaires, en bref : des simples intentions ? Car il faut bien à un moment donné que les réflexions sur la démocratisation de notre régime représentatif (= aristocratique/oligarchique) se traduisent concrètement sous forme d’une pratique. Autrement dit, en dehors du seul vote quinquennal des représentants, existe-t-il une procédure démocratique courante où le citoyen détiendrait un pouvoir de coercition sur la décision, c’est-à-dire, au plus haut niveau de la décision, de participer à l’élaboration des lois (finalité même d’une démocratie réelle) ? Actuellement (et à ma connaissance), je ne distingue qu’une forme de souveraineté populaire ne passant pas par le vote de représentants, celle des budgets participatifs. Les autres « détours participatifs » (selon l’expression de Cécile Blatrix) tels les jurys citoyens ou les conférences de consensus n’ont qu’un rôle consultatif et servent la plupart du temps aux élus à se construire une image de « bons représentants ». Il faut en effet noter que c’est eux qui, en première et dernière instance, initient les thèmes des débats et conservent la maîtrise des choix et des actions. Quant au budget participatif, il est lui-même victime des réalités de la participation telle qu’elle se pratique (dans sa grande hétérogénéité) en France : ainsi, le budget voté par les citoyens (un quart d’un budget communal en général – limitation marquant une fois de plus la volonté des élus de ne pas se laisser dépasser par l’action des électeurs) ne concerne que des questions locales touchant des problèmes environnementaux et d’aménagement. On mobilise ici bien davantage la figure de « l’habitant » que celle du citoyen…
Que reste-t-il alors de la vague « participationniste » ? Existe-t-il des essais, des tentatives ou des expériences d’une démocratie à plus vaste échelle (à tous les niveaux : géographique, thématique et décisionnelle) ? Sur ce problème, transcrivons la fin du propos de Pierre Rosanvallon adressé à Claude Lefort sur l’inflation des écrits concernant la démocratie : « (…) même si beaucoup de ces livres là sont plus des livres sur… je dirais, de déploration ou de critique de la situation difficile de la démocratie que des livres d’imagination de l’avenir, justement, de cette démocratie. »
Une démocratisation de notre système représentatif, de notre libéralisme politique, n’appelle-t-elle pas de l’ambition, de la prétention, des épreuves réformistes ? Cette question reste aujourd’hui entièrement posée et ouverte (elle pourrait par ailleurs constituer une grande idée socialiste) :
Alors pourquoi ne pas imaginer des « Maisons des citoyens », des arènes publiques réellement démocratiques, c’est-à-dire des espaces où pourraient être tant initiées que discutées de grandes questions de société par les citoyens « ordinaires », nous, vous, moi ? Des questions qui seraient potentiellement législatives (= dont la puissance s’articulerait sur la création des lois) ? Mais quelles seraient les règles de tels établissements ? Voici ce que l’on pourrait peut-être envisager (à grands traits) :
- Chaque Région française comprendrait une Maison des citoyens dite « périphérique ». Toutes seraient reliées à une Maison des citoyens dite « centrale ».
- N’importe quel citoyen pourrait soumettre à la Maison des citoyens centrale une question d’intérêt général (éducation, travail, environnement etc.). Au fur et à mesure des réceptions de ces questions (que nous appellerons par commodité « questions citoyennes »), l’administration de la Maison des citoyens centrale classerait les « questions citoyennes » selon une typologie prédéfinie (mais bien sûr évolutive). La règle majoritaire s’appliquerait alors aux « questions citoyennes » et la question qui aurait reçu les meilleurs suffrages serait alors retenue.
- La Maison des citoyens centrale communiquerait aux Maisons des citoyens périphériques la question retenue. Celle-ci ferait alors l’objet d’un débat entre citoyens qui s’effectuerait concommitament dans chacune des Maisons des citoyens périphériques.
- Pour ce faire, chaque Maison des citoyens tirerait au sort 100 délibérants dans la Région dont elle dépend (soit 2200 délibérants pour l’ensemble des Maisons des citoyens métropolitaines). Chaque panel constitué devrait au cours de ses délibérations dégager et définir des options censées régler la question débattue.
- A l’issue des débats, les délibérants voteraient pour les options de leur choix. Chaque choix (et son nombre de voix) serait ensuite adressé à la Maison des citoyens centrale. Celle-ci établirait une synthèse de l’ensemble de ces résultats.
- - Ce bilan des votes serait alors adressé au Parlement. Celui-ci pourrait légiférer ou non la question. Il devrait, quoi qu’il arrive, rendre des comptes aux délibérants en justifiant son choix (= forme de reddition de comptes).
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