Conflits d’intérêts : les Français, bientôt prisonniers d’une loi ?
François Fillon annonce
la préparation d’un projet de loi sur la
prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, sur la base
des recommandations du rapport
récemment rendu
par la Commission de réflexion mise en place
en place à cet effet.
Ce rapport exclut d’emblée de la
définition de conflit d’intérêts « les intérêts en cause dans les
décisions de portée générale, les intérêts qui se rattachent à une
vaste catégorie de personnes, ainsi que ceux qui touchent à la
rémunération ou aux avantages sociaux d’une personne concourant à
l’exercice d’une mission de service public » (page 19). Les
citoyens peuvent-ils se satisfaire d’une telle définition ? Plus
globalement, l’objectif du projet de loi sera-t-il vraiment de
considérer et prévenir tout ce qui peut comporter un conflit d’intérêts
dans la vie publique ? Ou sera-t-il utilisé pour proclamer
officiellement qu’un certain nombre de situations très fréquentes dans
l’activité du monde politique et « gestionnaire » n’en relèvent en
aucun cas, et que cette appréciation s’impose à tous sous peine
d’attaque en diffamation ? Une réflexion sur les dangers que
présenterait une loi d’auto-dédouanement des « élites » nous
semble s’imposer dès à présent, de même qu’une réelle vigilance citoyenne.
La loi en préparation sur la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique sera-t-elle ce que ce nom indique, ou deviendra-t-elle avant tout une machine de guerre contre ce que « nos élites » qualifient de « populisme » ? Les éléments dont les citoyens peuvent disposer à l'heure actuelle ne nous sembent pas permettre d'écarter un tel risque.
UN CONTEXTE AMBIGU
Certes, le rapport de 121 pages de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, intitulé "Pour une nouvelle déontologie de la vie publique" :
http://www.conflits-interets.fr/pdf/rapport-commission-conflits-interets-vie-publique.pdf
contient de nombreuses informations, considérations et propositions utiles.
Mais que penser des conclusions d'ensemble d'un rapport rédigé par trois membres de la coupole de la "haute fonction publique" et qui répond à un mandat excluant de son champ de réflexion les élus et les juges des juridictions administrative et judiciaire ? Ou des références à des prétendus "exemples d'autres pays" alors que, tout compte fait, aucun de ces pays n'a pu éviter les vagues de délocalisations au détriment de l'intérêt général qui ont ruiné les économies au profit d'intérêts particuliers ?
Et surtout, que penser de la situation institutionnelle globale dans la période actuelle ?
Un article récent du Parisien fait état de l'appartenance au Siècle de deux des trois membres de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique nommée par Nicolas Sarkozy (Jean-Claude Magendie et Didier Migaud). Quant au président de cette Commission, l'ancien secrétaire général du gouvernement (1995-2006) et actuel vice-président du Conseil d'Etat (depuis 2006), Jean-Marc Sauvé, son nom figurait déjà dans des relations d'invités du Siècle diffusées il y a une quizaine d'années. Notamment, dans Au coeur du pouvoir, d'Emmanuel Ratier, Facta 1996, qui sauf méprise de notre part n'a pas été condamné en diffamation.
La même source de 1996 signalait l'appartenance au Siècle (depuis 1978) de Marceau Long, secrétaire général du gouvernement en 1975-82 et vice-président du Conseil d'Etat en 1987-1995, ainsi que (depuis 1982) de l'actuel membre du Conseil Constitutionnel Renaud Denoix de Saint Marc, secrétaire général du gouvernement en 1986-95 et vice-président du Conseil d'Etat en 1995-2006. Marceau Long ayant même été président du Siècle en 1984 et 1990 d'après Ratier et en 1989-91 d'après son curriculum officiel. Renaud Denoix de Saint Marc a exercé le même mandat en 2005-2007 d'après son curriculum officiel (voir aussi cet article de Stratégies d'avril 2005) . Saluons le geste de transparence que comporte l'inclusion de ces mentions des les CV des intéressés.
Toutefois, cette circonstance ne doit pas nous empêcher de nous interroger sur le bien-fondé de l'appartenance de politiques, "haut fonctionnaires", magistrats, syndicalistes... à des cercles, think tanks et autres structures "transversales" (y compris, par exemple, la Commission Trilatérale ou le cercle de Bilderberg). Il s'agit d'entités privées dont font également partie des représentants haut placés de la grande finance et des multinationales, et où les éventuels débats et échanges peuvent rester du domaine privé. Même si la Commission Trilatérale diffuse un matériel considérable, tout comme le "lobby d'intérêt général" Confrontations Europe et bien d'autres think tanks et assimilés.
Pour rappel, un juge de l'ordre judiciaire peut être récusé, notamment, dans le cas où il existe "amitié notoire entre le juge et l'une des parties" (article 341 du Code de Procédure Civile). Comment qualifier, sous cet angle, l'appartenance au Siècle, alors que d'après l'article de Stratégies du 14 avril 2005 intitulé "Le pouvoir à la table du Siècle", il s'agit du "plus prestigieux des cercles de décideurs hexagonaux" dont "la discrétion" des membres "est à la hauteur de son influence" ? La théorie des apparences ne s'appliquerait-elle pas à ce type de relations ?
Tel est donc le contexte, manifestement complexe, de ce rapport sur la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique qui a fait suite à de nombreuses critiques sur le fonctionnement des institutions françaises.
SUR LE CONTENU DU RAPPORT
La rapport apparaît avant tout comme une sorte de "mise à jour" des institutions françaises par rapport à celles d'autres pays. Mais une telle démarche est-elle pertinente et suffisante ? Existe-t-il vraiment un "modèle" en la matière ?
Une comparaison avec le Canada, pays particulièrement posé en exemple par la Commission, peut être utile à cet égard. Notre Code de Procédure Civile considère, pour l'éventuelle récusation de magistrats, des liens de parenté jusqu'au quatrième degré (cousin germain, grand-oncle, petit-neveu...) pour l'intéressé ou son conjoint. Or, s'agissant d'un député canadien, le Code pertinent de ce pays considère les possibles conflits d'intérêts uniquement pour :
"a) son époux ou conjoint de fait ;
b) ses fils ou ses filles, les fils et les filles de son époux ou conjoint de fait, qui n’ont pas atteint l’âge de dix-huit ans ou qui, l’ayant atteint, dépendent principalement, sur le plan financier, du député ou de son époux ou conjoint de fait".
(fin de l'extrait du Code canadien)
Une définition que, sans doute, la plupart des Français trouveraient trop étroite pour des raisons évidentes. Quid des parents, en tout état de cause, ou des enfants ayant dépasé les dix-huit ans même en l'absence d'une dépendance financière formelle ? La Commission française ne s'aligne pas exactement le Code canadien, lorsqu'elle écrit (page 19 de son rapport) :
"... la Commission considère que seraient concernés, comme membres de la « famille », les époux, partenaires de pacte civil de solidarité et concubins, les ascendants, ainsi que les enfants de la personne concernée, pourvu que ces personnes entretiennent avec elle une relation directe et significative."
(fin de citation)
Mais elle ne suit pas, non plus, les critères de parenté plus sévères fixés pour les juges par le Code de Procédure Civile français. Pourtant, un député se trouve au quotidien confronté à des affaires aux enjeux très importants et diversifiés.
Et c'est du même Code canadien (Code régissant les conflits d'intérêts des députés), que la Commission créée par Nicolas Sarkozy semble vouloir s'inspirer lorsqu'elle écrit (page 19 de son rapport) :
"Ne peuvent être regardés comme de nature à susciter des conflits d’intérêts, les intérêts en cause dans les décisions de portée générale, les intérêts qui se rattachent à une vaste catégorie de personnes, ainsi que ceux qui touchent à la rémunération ou aux avantages sociaux d’une personne concourant à l’exercice d’une mission de service public."
(fin de citation, en gras dans le rapport de la Commission)
Comment interpréter et comprendre une telle formulation ? Peut-on être d'accord avec de tels critères d'exclusion du conflit d'intérêts, formulés d'une manière aussi catégorique et globale ? Par exemple, une grand groupe financier et industriel ne peut-il pas retirer un bénéfice substantiel d'une loi ou d'un décret théoriquement "de portée générale" ? A fortiori, un lobby organisé. D'autant plus, que la Commission admet, page 23 du rapport :
"... les ministres ne font pas l’objet de règles contraignantes interdisant a priori la détention d’intérêts qui pourraient entrer en conflit avec leurs fonctions officielles. Les règles qui leur sont opposables sont ainsi sensiblement moins lourdes que celles qui s’appliquent aux fonctionnaires et agents publics."
(fin de citation)
Pourtant, la fonction de membre du gouvernement est d'un rang bien plus élevée que celle d'un juge de l'ordre judiciaire, et comporte globalement des enjeux plus importants.
Et l'existence de cercles comme le Siècle, n'apparaît-elle pas devant les citoyens comme étant de nature a fomenter un sentiment d'amitié et de communauté d'intérêts entre l'ensemble des "décideurs" et "personnalités influentes" de tous les horizons ? Même si, dans son curriculum, Marceau Long classe son mandat de président du Siècle parmi les "responsabilités dans le monde de la culture, de l’enseignement et des arts".
A suivre de près...
CONCLUSION PROVISOIRE
Il conviendra de poursuivre plus en détail l'analyse du rapport récemment rendu par la Commission pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, ainsi que du projet de loi qui semble devoir lui faire suite. Mais d'ores et déjà, il paraît indispensable que les citoyens soient nombreux à "se mêler" de ce débat
En effet, une loi dans ce domaine peut avoir des retombées positives ou négatives, selon son contenu concret dont le monde politique sera seul maître si on le laisse faire.
Si le projet de loi évoluait dans le mauvais sens, il risquerait d'aider les pouvoirs en place à bâillonner les citoyens et leur assénant une vaste définition de "ce qui ne peut pas comporter un conflit d'intérêts". La douloureuse expérience vécue par un journaliste professionnel comme Denis Robert, pourtant très connu et aidé par un important comité de soutien, devrait nous faire réfléchir à la gravité de ce type de dangers.
Voir aussi les réactions de Transparency International France (sur son site) et de l'association Anticor, ainsi que nos articles :
Conflits d'intérêts et institutions françaises (I)
Conflits d'intérêts et institutions françaises (II)
Conflits d'intérêts et institutions françaises (III)
CNRS, Egypte et obligation de réserve des chercheurs
Denis Robert et l’intérêt général (I)
Denis Robert, journalistes, chercheurs, CNRS, citoyens et intérêt général
Morts des blogs ou annonce d’une censure ?
Le Collectif Indépendance des Chercheurs
http://science21.blogs.courrierinternational.com/
http://www.mediapart.fr/club/blog/Scientia
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