De la démocratie représentative
Ce texte est extrait du livre "Reflexions du Plan C", co-écrit avec David Lafaille et Rémi Mathieu. Vous pouvez trouver ce texte aussi en PDF et en ligne.
De la représentation
– driiiiiiing
– allo ?
– Monsieur Hubert ?
– oui, c'est moi
– Bonjour, ici le secrétariat des ressources humaines du CNRS, vous avez 5 minutes ?
– oui, qu'est-ce qui se passe ?
– Alors voilà, vous avez été tiré au sort pour participer à la commission administrative paritaire pour représenter votre catégorie de personnel
– heing ?
– Oui. Si vous acceptez cette mission d'un an, vous êtes convoqué au siège central avec les autres personnes tirées au sort comme vous, et nous vous expliquerons tout. Tous les frais de déplacements sont pris en charge, bien-sûr.
– ah, alors d'accord
Et c'est ainsi que je fus tiré au sort pour participer à une commission qui, d'habitude, est tenue par des élus. Mais là, ils avaient démissionné en bloc pour de sombres histoires sans intérêt ici, et comme il ne restait qu'un an de leur mandant, les statuts prévoyaient que, dans ce cas, les représentants du personnels seraient tirés au sort parmi le personnel. Je ne m'étais jamais présenté à aucune élection interne, je n'étais même pas au courant de l'existence de cette commission, et pourtant j'ai bel-et-bien été sélectionné par tirage au sort. Comme-quoi, ça existe et ça peut arriver.
En tant qu'ingénieur système, mon travail consiste à concevoir, fabriquer et tester des instruments scientifiques, pour l'astronomie dans mon cas. Ces systèmes comprennent des sous-ensembles variés en interaction (mécanique, électronique, optique, informatique...), et nécessitent la collaboration de dizaines ou centaines de personnes, techniciens, scientifiques, secrétaires, transporteurs...
Une des choses que l'on apprend de ces systèmes complexes est que l'on ne peut contrôler que ce que l'on mesure. Par exemple, nous mesurons les déformations du front d'onde optique dans nos téléscopes, mais les analyseurs de surface d'onde ne voient pas le mode piston et donc ne peuvent pas le corriger, ce qui est bien embêtant pour l'interférométrie, alors que les miroirs déformables permettraient de le faire. Comme nous ne pouvons pas mesurer le piston, nous ne pouvons pas le corriger. Ce que nous ne mesurons pas, nous ne controlons pas.
Autre exemple de la vie de tous-les-jours : la mesure de la richesse par le PIB ou par le pouvoir d'achat, qui encourage la fabrication de produits jetables au lieu de produits réparables.
Ou encore la mesure du chômage comme rapport entre ceux qui cherchent du travail et la population active, au lieu de mesurer le taux d'activité comme rapport entre ceux qui travaillent et la population totale ; ce qui encourage de mettre un maximum de la population à l'écart de l'activité sous divers prétextes – pré-retraites, études à rallonge – au lieu de vraiment créer les conditions pour le plein emploi.
En d'autres termes, cela veut dire que le résultat d'une action est déjà en partie limitée et déterminée par les mesures que l'on fait de la situation, et certaines mesurent impliquent ou excluent automatiquement certains résultats, indépendamment des décisions qui seraient prises : du moment qu'on cherche à maximiser le PIB, on favorise forcément la fabrication de produits jetables plutôt que réparables, même avec un discours politique de "développement durable" ; tandis que si on mesurait la réparabilité de chaque produit – comme pour la consommation énergétique, vous savez, ces labels A++, A+, A, B, C... – l'acheteur serait encouragé à choisir des produits réparables ... mais au détriment du PIB ! Eh oui : réparer un bidule coute moins que d'en fabriquer un nouveau, donc la contribution au PIB est inférieure.
Et cela s'applique aussi aux lois ...
dura lex, sed lex
"Nul n'est censé ignorer la loi" : cela veut dire que personne ne peut échapper à la loi en plaidant l'ignorance, en se justifiant qu'il n'était pas au courant de la loi en question.
Cependant, on peut connaître une loi sans la comprendre, ne pas comprendre son champ d'application, ses modalités et ses exceptions, tout en connaissant le texte par cœur ! Qui vérifie que les lois – écrites par des politiciens professionnels qui ne font que ça toute la journée pendant des années – sont compréhensibles par les citoyens lambda, qui, eux, n'ont ni l'habitude ni le temps d'étudier les textes juridiques ?
Il faut se rappeler que ce sont les politiciens qui sont au service de la société et non le contraire, c'est donc à eux de faire correctement le travail pour lequel ils sont grassement payés. Mais si ceux qui écrivent les lois ne vérifient jamais si celles-ci sont compréhensibles, ils finiront par écrire des textes qui s'appliquent à des gens qui ne peuvent pas les comprendre, et un autre dicton s'applique alors : "A l'impossible nul n'est tenu"
Représentation du peuple
Appliquons maintenant le principe de contrôle-commande vu plus haut aux décisions politiques. Pour qu'une société humaine "fonctionne" il faut que ceux qui peuvent influencer cette société soient au courant de ce qui se passe dans cette société. Or justement, en démocratie, si c'est le peuple – demos – qui décide – cratos – alors tout va bien puisque le peuple est au courant de lui-même : il sait comment vont les choses, les quartier, les routes, les bâtiments, quels sont les besoins, les manques, les souhaits, et pourra donc prendre les décisions pour influencer la société et corriger ce qui doit l'être.
Malheureusement, ce n'est que la théorie.
D'abord, il ne suffit pas de demander l'avis au peuple, il faut aussi que cet avis soit respecté. Les citoyens Français et Hollandais avaient beau rejeter le Traité Constitutionnel Européen (TCE) lors de 2 référendums en 2005, le texte a quand-même été imposé à l'ensemble de l'Union Européenne en 2008, simplement rebaptisé "Traité de Lisbonne".
Mais surtout, ce que tout le monde appelle "démocratie" est en fait une "démocratie représentative", et pour que ce système décisionnel puisse apporter les bonnes décisions à l'ensemble de la société, il faut que l'ensemble de la société soit représentée.
Or il y a là un premier problème fondamental de l'élection : être candidat côute cher (en déplacements, tracts, meetings) donc les personnes élues doivent leur élection – et les privilèges qui en découlent – à ceux qui les ont aidé lors de la campagne électorale, soit financièrement, soit médiatiquement ; ces élus ne représentent donc pas réellement leurs électeurs, mais plutôt ceux qui les ont aidés cette fois-ci, et pourront les faire ré-élire une prochaine fois. Les financeurs attendent un retour d'ascenseur, ce ne sont pas des mécènes.
Un deuxième problème est que que certaines classes sociales ont beaucoup plus d'élus que leur proportion dans la société, tandis que d'autres n'en ont aucun. Ainsi, selon le principe de contrôle-commande, les besoins des classes sociales et des groupes de personnes n'ayant pas de représentant politique ne seront pas pris en compte dans les décisions politiques !
Ceci est à la fois injuste, mais aussi dangereux : si les décisions politiques sont prises sans tenir compte d'une grande partie de la population, alors la société civile va évoluer dans une direction et les règles politiques dans une autre, amenant inévitablement à des conflits dans la société. Ces conflits ne seront pas dus à des gentils et des méchants, mais à l'absence de dialogue. Et plus ces conflits durcissent, plus le dialogue devient difficile, et plus la société s'enferme dans une spirale de méfiance et d'intolérance.
Regardons l'élection sous un autre angle : dans la plupart des sociétés "occidentales", le taux de participation aux élections ne dépasse pas 50% de la population en âge de voter (environ 70% des personnes pouvant voter sont inscrites sur les listes électorales, et le taux de participation aux élections est au maximum de 70% pour les plus suivies, et moins de 30% pour certaines). Ce qui fait que, la moitié environ des citoyens ne participant pas aux élections, n'est pas représentée politiquement.
En regardant d'encore plus près, les partis "majoritaires" remportent environ 30% des suffrages exprimés, ce qui veut dire que les représentants de 15% des citoyens (30% de le moitié qui vote) exercent le pouvoir. Le moins que l'on puisse dire est que nous observons une sacré distorsion de la notion de "démocratie".
Revenons à cette moitié – environ – de la population qui ne participe pas aux élections. Certains diront que c'est de la faute à ces gens qui ne votent pas, que ce sont de mauvais citoyens, que des hommes sont morts pour la démocratie. Nous allons ici exposer un autre point de vue, une autre explication, qui tient en 3 points.
1 - Mauvais instrument de mesure
La première explication vient du principe de contrôle-commande énoncée en début de ce chapitre : si l'objectif de la démocratie est que le peuple décide, alors il faut mettre en place les outils permettant cette décision, et en premier lieu il faut savoir ce que le peuple veut (le vouloir-faire du chapitre "Des décisions politiques").
Si l'élection exclut les avis de la moitié des citoyens, c'est que, tout simplement, cet outil n'est pas adapté. Il en faut donc un autre, soit en remplacement, soit en complément. L'argument "Ils n'ont qu'à voter" n'est pas valable : si on prétend être une démocratie, le peuple a raison. Et si une grande partie du peuple ne vote pas, c'est qu'il a ses raisons, et c'est à la politique publique de s'adapter, pas le contraire.
2 - Le vote blanc
Et pourtant, un instrument de mesure potentiel existe bel-et-bien, mais n'est pas utilisé : le vote blanc. Lorsque l'on nous donne la possibilité d'élire nos représentants, et qu'aucun des candidats ne nous convient, que pouvons nous faire : ne pas se déplacer aux urnes, et ainsi être comptabilisé comme "abstentionniste" ; ne pas s'inscrire sur les listes électorales, et être comptabilisé comme "non inscrit" ; ou si l'on veut absolument faire valoir son droit de citoyen, voter blanc ... et ne pas être comptabilisé !
Oui, vous avez bien compris : si aucun des candidats à une élection ne vous convient, vous ne pouvez pas le faire savoir. Le bulletin blanc, qui pourtant pourrait remplir ce rôle, est tout simplement ignoré. On peut facilement imaginer pourquoi : les élus qui se drapent dans la volonté du peuple ne pourraient plus faire illusion.
3 - Dégoûter les électeurs
Mais il existe une explication plus vicieuse encore : pour un candidat à une élection, tout votant est une voix potentielle pour les adversaires, et qu'il faudra convaincre. Tandis qu'un non-votant est un problème en moins.
Ainsi, il est plus "rentable" pour un candidat de dégoûter un citoyen de l'élection que de le convaincre. En effet, pour convaincre, il faut à la fois passer du temps avec l'électeur potentiel pour comprendre ses souhaits, et ensuite lui promettre ce qu'il espère ; mais à force de promettre à tout le monde, les contradictions vont finir par être flagrantes. Tandis que dégoûter les citoyens de l'élection en général peut se faire "en bloc", avec l'avantage que cela dure plusieurs élections.
Sondages
L'inadaptation des élections pour connaître la volonté du peuple est probablement le mieux prouvé par les sondages dont nous abreuvent les médias pour nous expliquer ce que le peuple veut : pourquoi aurions-nous besoin de sondages réalisés par des entreprises privées si le système politique officiel public était réellement démocratique ? Ces sondages prouvent bien que des élections tous les 4 ou 5 ans ne suffisent pas pour faire une démocratie.
Un sondage n'est rien d'autre qu'un prélèvement aléatoire d'un échantillon statistique sur un grand ensemble — du tirage-au-sort — réalisé par des entreprises privées. On nous dit : "64% des français pensent ceci ou cela." ... mais qu'en savons nous réellement ? Quelle preuve avons-nous que ces annonces sont vraies ? Qui a vérifié la méthodologie pour affirmer une telle chose ? Les résultats bruts des sondages ne sont jamais publiés, seulement les résultats corrigés, car les manipulations — pardon : "algorithmes" — pour ajuster les réponses sont, soi-disant, des secrets commerciaux. Non, ce n'est pas une blague.
Autrement-dit, la volonté du peuple est déterminée et annoncée par des entreprises privées. Ces sondages sont ensuite utilisés par les politiciens pour justifier des décisions publiques : on en est arrivé à la privatisation de la politique publique.
Il n'est nullement dans notre propos de vouloir interdire les sondages, mais au contraire d'en étendre l'utilisation, et d'en faire un outil public de la politique officielle.
En référence au début de ce chapitre, le tirage au sort en politique est un instrument de mesure scientifique de l'état de la société par prélèvement aléatoire d'un échantillon représentatif de citoyens. Il ne s'agit pas d'une utopie politique pour une société plus démocratique, mais d'un outil de gouvernance réaliste, de bon-sens paysan pourrait-on dire. A la condition que cela se fasse en public et dans la transparence !
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