De la plume à la caméra
Faut-il filmer les gardes à vue dans les commissariats et les interrogatoires des juges d’instruction ? Pourquoi pas ? Ni la police ni la justice ne peuvent refuser le progrès technique.
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Il est donc question une fois de plus, en France, de l’enregistrement audiovisuel des gardes à vue. Et comme d’habitude, les polémiques se multiplient. On se demande un peu pourquoi, d’ailleurs, puisque cette mesure est déjà en vigueur, s’agissant des mineurs, et qu’elle ne soulève aucune difficulté particulière. Depuis la loi du 15 juin 2000, toutes les auditions de mineurs placés en garde à vue sont systématiquement enregistrées sur un CD-ROM qui est joint à la procédure écrite, et qui n’est, la plupart du temps, jamais visionné, parce que personne n’en fait la demande. Cette formalité supplémentaire n’a pas désorganisé les services de police, ni réduit à néant l’efficacité - il est vrai toute relative - de la politique pénale en matière de délinquance des mineurs.
Pourtant, l’idée d’étendre aux affaires criminelles concernant des majeurs cet enregistrement audiovisuel des gardes à vue suscite de vives réticences de la part des syndicats de police. Pas le temps, pas les moyens, et pas question de briser « le climat de confiance qui s’instaure entre l’officier de police judiciaire et la personne placée en garde à vue », selon les premières réactions recueillies. On ignorait jusqu’à présent que la garde à vue, c’est-à-dire le fait de retenir physiquement une personne à la disposition d’un officier de police judiciaire, avait pour principal objectif de créer un climat de confiance, mais bon, chacun appréciera la portée de l’argument. Confronté aux mouvements d’humeur des policiers, le ministre de l’intérieur a trouvé une parade. Si on se méfie de la police, il faut se méfier aussi de la justice, martèle-t-il devant les médias. Et de proposer également l’enregistrement des interrogatoires des personnes mises en examen par les juges d’instruction. Ce qui provoque immédiatement, comme prévu, la montée au créneau des syndicats de magistrats, dont les arguments ne sont, à vrai dire, pas très différents de ceux des syndicats de police. Pas le temps, pas les moyens, et pas question de comparer l’audition en garde à vue, sans avocat ni greffier, à l’interrogatoire dirigé par le juge d’instruction dans son cabinet, en présence des avocats de la défense qui ont eu accès au dossier, ainsi que d’un greffier qui prend note des débats, et dont la signature authentifie le procès-verbal. Ils n’ont pas tort : le Code de procédure pénale prévoit, au bénéfice des personnes mises en examen, une série de garanties qui n’existent pas au stade de la garde à vue. Mais dans le climat de l’après-Outreau, il est bien difficile d’en convaincre l’opinion publique.
La présentation des enregistrements audiovisuels comme garantie supplémentaire contre les abus pouvant être commis dans les locaux de police ou les palais de justice est particulièrement maladroite. Elle a pour effet d’exacerber la susceptibilité des professionnels concernés, et d’alimenter le climat général de méfiance envers l’institution judiciaire. En opposant une fois de plus les policiers et les magistrats, elle permet toutes les démagogies. Et si l’on changeait d’angle ?
L’utilisation de l’écrit dans la procédure pénale remonte, grosso modo, au Moyen Âge. À l’époque, il n’y avait pas d’autre moyen de conserver les déclarations d’une personne que de les retranscrire par écrit. Une plume, de l’encre, un rouleau de parchemin, un clerc pour tenir la plume. Rien n’a fondamentalement changé depuis le XIIIe siècle. Certes, le traitement de texte a fait son apparition, les greffiers manient des ordinateurs, mais en définitive, un dossier judiciaire est toujours constitué de feuilles de papier datées et signées, empilées les unes sur les autres. Comme si les progrès techniques accomplis dans le domaine de l’enregistrement du son et de l’image, qui remontent pourtant au siècle dernier, ne devaient pas avoir de prise sur le monde judiciaire. Bien sûr, quelques timides pas en avant ont été accomplis. Il y a désormais des photographies dans les dossiers, représentant les lieux du crime, les visages des suspects tels qu’ils ont été présentés aux témoins, ou bien encore les principales phases d’une reconstitution. Les enquêteurs n’hésitent plus à réaliser des séquences vidéo lors de la découverte d’un corps, et ces images peuvent être projetées devant la Cour d’assises. Les témoignages de mineurs victimes d’agressions sexuelles peuvent être filmés pour les besoins de la procédure. Mais l’essentiel d’une enquête de police, ou d’un dossier d’instruction, est toujours composé de procès-verbaux, rédigés selon des règles minutieuses, tellement complexes qu’elles sont la source de nombreuses annulations dès lors qu’une signature ou une formalité ont été omises.
Il serait temps d’admettre que l’écrit n’est plus aujourd’hui le meilleur moyen de conserver une trace de la réalité, et en particulier des déclarations des personnes ayant affaire à la justice. La méthode du procès-verbal était la seule possible jusqu’au début du XXe siècle, mais elle ne l’est plus. Une caméra vidéo banale équipée d’un micro retranscrira plus fidèlement le déroulement d’un interrogatoire que le meilleur des policiers, ou le plus impartial des juges assisté du plus scrupuleux des greffiers. Ce n’est faire injure à personne que de le reconnaître. Et quelle simplification ! Finie la lourde mécanique consistant pour le juge à dicter chaque question au greffier, à la reposer à la personne mise en examen, à écouter la réponse, puis à dicter cette réponse au greffier, pendant que la personne mise en examen poursuit son récit, et à recommencer avec la question suivante, souvent pendant des heures. Finies les confrontations qu’il faut suspendre parce que les protagonistes s’emballent, et se mettent à parler trop vite pour que l’on puisse noter mot à mot leurs déclarations qui se bousculent. La vidéo enregistrera tout, et il sera ensuite possible d’en établir tranquillement une synthèse écrite si nécessaire. Il n’est pas question de supprimer l’écrit, mais simplement de lui adjoindre, à titre non de contrôle, mais de sécurité, un autre support d’enregistrement plus performant. Où est le problème ?
Dans l’éternelle question des moyens, évidemment. Les policiers et gendarmes sont surchargés, les magistrats débordés par le flux des procédures, leurs conditions de travail ont atteint les limites du supportable, et ils n’acceptent pas qu’on leur impose du jour au lendemain des contraintes supplémentaires, vécues comme des entraves à l’efficacité. Ces craintes sont compréhensibles, et partiellement fondées. Mais elles ne doivent pas conduire à occulter les avantages réels que présente l’enregistrement vidéo (ou, dans une moindre mesure, l’enregistrement audio) sur la bonne vieille méthode des procès-verbaux : l’enregistrement audiovisuel est à peu près incontestable.
Les personnes mises en examen reviennent souvent, devant le parquet ou le juge d’instruction, sur les déclarations qu’elles ont signées durant leur garde à vue. Certains prévenus expliquent au tribunal que leurs déclarations ont été mal retranscrites par les enquêteurs, ou par le juge. L’audience se focalise alors sur la question de savoir si ce qui a été écrit est bien ce qui a été dit. On fait citer des témoins, l’incertitude s’installe. Demain, il suffira de visionner le CD ROM pour couper court à toute contestation. Peut-être pas sur les conditions dans lesquelles les aveux ont été recueillis, mais au moins sur leur contenu exact. En termes d’efficacité de l’enquête et de l’instruction, ce serait un progrès considérable. Une vidéo enregistrant les intonations, les mimiques, les hésitations, sera un document autrement plus riche - et solide - qu’un simple procès-verbal. Sécurité pour la personne interrogée, sécurité pour les enquêteurs et les juges. Les avantages l’emportent sur les inconvénients, à l’évidence. Et les capacités de stockage des supports modernes, jointes à la diffusion d’un matériel aussi courant que les webcams, par exemple, permettent de balayer toutes les objections techniques.
Alors, que faire ? Entre le maintien du statu quo d’une part, et l’obligation de filmer du jour au lendemain toutes les gardes à vue et tous les interrogatoires, d’autre part, il y a place pour une expérimentation intelligente. Le " tout ou rien " n’a pas de sens. Il serait envisageable de commencer par un simple enregistrement audio. De prévoir que la vidéo n’interviendrait que sur demande de la personne concernée, de son avocat, ou des magistrats en charge du dossier. Ou bien encore de réserver cette nouvelle possibilité à certaines infractions, les crimes, par exemple. Mais on ne peut pas continuer à refuser le progrès technique, surtout lorsqu’il permet d’accroître la fiabilité des procédures judiciaires.
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