L’inspiration hayékienne de Sarkozy
Il y a tout lieu de craindre que les récentes déclarations de Sarkozy sur le déterminisme génétique ou ses options en matière de fiscalité successorale signifient son refus fondamental de l’idée même de justice sociale. La source de ce refus se situe dans la pensée de Friedrich Hayek.
Les positions de Nicolas Sarkozy sur le déterminisme génétique comme ses options en matière de fiscalité successorale indiquent sa soumission à des thèses que les spécialistes des sciences sociales connaissent bien et qui conduisent à renoncer à l’idée même de justice sociale. Je veux parler ici de l’inspiration hayékienne du candidat de l’UMP, sur laquelle, à ma connaissance, nul n’a attiré l’attention.
Friedrich August Hayek (1899-1992) a développé en 1976, dans le deuxième tome de Droit, législation et liberté (trad. fr., 1995), les principes de l’orthodoxie ultralibérale en matière de justice sociale. Il conclut à son impossibilité théorique et considère, en outre, son idéologie comme fille du socialisme. Son raisonnement se fonde sur une ontologie du fait social qu’il nous faut rapidement résumer.
Si la redistribution égalitaire des richesses, dont le souci naît de l’injustice supposée de la distribution assurée par le marché, est vouée à échouer, c’est avant tout parce qu’elle prête à la société une nature qui n’est pas la sienne. L’illusion combattue par Hayek est celle de l’attribution d’un créateur à l’ordre social. Celui-ci, au contraire, est décrit comme spontané. Cela signifie qu’il est infondé de lui attribuer une finalité. Certes, il n’existerait pas sans les actions des hommes, mais celles-ci, n’étant pas réfléchies, participent de l’ordre spontané de la nature. La société, par conséquent, émerge du jeu des relations humaines, et nulle intelligence n’est en mesure de saisir sa signification et le sens de son évolution. Si les phénomènes sociaux sont bien le résultat d’actions humaines, ils ne résultent pas, en revanche, d’intentions. Hayek s’oppose, tout naturellement, au contractualisme, selon lequel la société résulte d’un pacte d’association. Il suffit de postuler un accord conventionnel implicite sur l’observance de règles de conduite, règles qui s’imposent parce qu’elles servent l’intérêt commun. L’évolution, pour les sélectionner, n’a nul besoin de présupposer qu’elles sont le produit des desseins de l’homme.
L’évolutionnisme d’Hayek est un point important qui, me semble-t-il, éclaire profondément le projet sarkozyste. Dans la société humaine, la coordination des actions individuelles est effectuée par des règles abstraites qui ont connu une évolution et qui sont transmises culturellement (par la tradition, l’apprentissage et l’imitation). Les règles deviennent de plus en plus adaptées à la perpétuation de l’ordre social. La tradition, chez Hayek, renvoie ainsi aux règles sociales et aux institutions qui ont subi avec succès le processus évolutif. Étant le produit spontané de l’évolution, elles n’ont pas à être changées.
Dans la perspective hayékienne, les informations pertinentes pour l’action nous sont fournies par l’ordre du marché (celui-ci est considéré avant tout, dans la filiation walrasienne et parétienne, comme un système de production et d’échanges de signaux), paradigme d’un modèle de rationalité généralisable à la totalité de l’ordre social. La tradition joue ainsi le rôle du système des prix dans l’ordre du marché. L’évolutionnisme hayékien est donc fondamentalement conservateur : il n’y a qu’un seul type de comportement humain qui puisse être juste dans le monde tel qu’il est, et ce comportement consiste à accepter l’ordre social, au risque de contribuer à sa destruction en adoptant un autre comportement.
Aucune autorité centrale n’étant en mesure de déterminer les moyens adaptés à la poursuite de fins quelconques sans menacer l’équilibre complexe de l’ordre spontané, il est irresponsable et antiproductif d’intervenir dans le jeu du marché. De surcroît, la logique interventionniste est, à ses yeux, potentiellement totalitaire. Dans l’ordre spontané du système de marché, "nous recevons tous continuellement des avantages que nous n’avons mérités moralement en aucune façon ; et ce fait, précisément, nous impose l’obligation d’accepter aussi des diminutions de revenu sans les avoir méritées" (Hayek, 1995, p. 113). La juste rémunération ne peut être fixée que par le marché. Or ce dernier ne saurait, à l’instar du dieu de Pascal, rétribuer les mérites individuels.
La justice "sociale" ou "distributive" ne possède donc aucun sens à l’intérieur d’un ordre spontané. Il faut laisser agir le marché qui, en s’autorégulant, produit un maximum de bienfaits. En conséquence, il est illégitime de se plaindre de ses effets puisqu’ils ne sont voulus par personne. L’attachement à la justice sociale doit, dès lors, être interprété comme une forme de nostalgie pour des sociétés disparues, dont les règles reposaient sur la solidarité.
Est-il utile d’insister sur le caractère fortement contestable de l’affirmation selon laquelle seules les actions individuelles peuvent être qualifiées de justes ou d’injustes ? N’y a-t-il vraiment aucun devoir moral à secourir les victimes des catastrophes naturelles ? Hayek, et Sarkozy à sa suite, méconnaissent gravement le fait que, dans la société marchande, l’idée de justice sociale surgit de notre capacité à nous mettre à la place de l’autre et à vivre sous le regard d’autrui. L’intervention de l’État dans les questions de justice doit précisément être comprise comme la conséquence de l’échec du marché à faire significativement reculer les inégalités. Tout laisse supposer que Nicolas Sarkozy place sa pensée politique sous les auspices de la soumission à l’ordre spontané, auquel appartiendraient notre patrimoine génétique et notre patrimoine social.
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