Le marché de l’opinion n’est pas démocratique
Agoravoxiens, agoravoxiennes, je viens proposer à notre communauté virtuelle et citoyenne une petite réflexion sur le rôle des sondages dans notre société, dans nos médias, et plus particulièrement dans nos propres pratiques, puisque non seulement nos articles ont le front barré de rouge et de vert, mais même les commentaires sont maintenant cotés au marché de l’opinion secondaire.
Il y a à peine quelques décennies, les sondages étaient, disons-le, un peu vulgaires. Le quotidien de référence des gens cultivés notamment, Le Monde, n’aimait guère les citer, ne se commettait pas à les commenter et se refusait totalement à les commanditer. Jacques Fauvet affichait son dégoût pour la politique transformée en « course de chevaux ». L’analyse politique était alors un art littéraire confié à des journalistes discrets mais bien introduits, à l’université comme au Parlement.
Il reste peu de chose de ce passé. Mais voici quelques semaines encore, Philippe Meyer, animateur de l’émission Esprit public sur France Culture, tirait de son expérience de sondé quelques propos saillants, avec ce sens de la formule dont il a le secret, dans l’une de ces brèves : le voilà quidam, on lui posait des questions courtes et sottes, et le brillant chroniqueur réduit à la médiocrité, privé de toute soliloque par l’institut de sondage ; on a deviné le ressentiment face à un quasi-attentat à sa personne !
Personne ne semble avoir remarqué, entre-temps, autre chose que la féminité de la nouvelle patronne du Medef. Et pourtant l’accession à la présidence du patronat de la patronne d’un institut de sondage n’est-elle pas aussi singulière et symptomatique de l’évolution de nos moeurs que la féminité de Laurence Parisot ? Ces « instituts » sont assez récents, l’Ifop été créé par le professeur Jean Stoetzel en 1938. Certes, ils ont développé leurs métiers dans le marketing et ont su trouver des marchés, mais ils ont davantage affiché leur collaboration avec la presse que leur caractère entrepreneurial jusqu’à présent. Ils ont sans doute étudié le marché. Non seulemet l’opinion est un commerce des idées sur les affaires publiques les plus diverses, mais la connaissance de l’opinion est devenu un marché.
L’opinion est une marchandise
L’expression spontanée des citoyens, parallèlement à l’expression du suffrage, n’est pas une nouveauté. L’opinion publique fait sa véritable entrée dans notre histoire politique moderne à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire postérieurement à l’adoption des institutions démocratiques. La manifestation, comme rassemblement populaire exprimant une intention politique, se distingue peu à peu de l’émeute pour devenir une expression pacifiée, symbolique, rituelle et finalement légitime. Après la reconnaissance de la foule démocratique, la presse se développe et les sondages légitiment pleinement l’opinion publique, au point que le vote démocratique ne semble plus, aujourd’hui, que venir ponctuer l’état de l’opinion.
L’opinion a le net avantage d’être plus permanente que le vote. C’est un marché à cotation continue, dont l’indice de popularité constitue le CAC 40. Et comme chacun le sait, toutes les grandes démocraties font aboutir leurs sanctions électorales près du 50/50. Dans le système démocratique, le débat public permet aux citoyens de discuter de la politique à tenir dans l’intérêt général du pays puis, après délibération, le vote permet d’arbitrer, soit le choix de représentants, soit la réponse à la consultation publique dans le cadre d’un référendum. Avec les sondages, la réponse n’est pas une décision, le temps de la délibération disparaît, et surtout, il y a un commanditaire qui décide de publier ou non - ce qui échappe à tout contrôle démocratique.
Mesurons bien le caractère commercial de l’opinion. Les enquêtes d’opinion reposent encore largement sur la participation bénévole des sondés. Dans les affaires publiques, l’expression est suffisamment valorisante pour que la satisfaction d’exprimer son opinion suffise encore pour tout salaire aux sondés. Mais dans les enquêtes professionnelles, le démarchage des enquêteurs est de plus en plus obséquieux. Aujourd’hui, les entreprises américaines de marketing d’opinion paient faiblement, mais paient tout de même, les internautes consommateurs qui acceptent de participer à leurs enquêtes sur les produits de consommation. Il est de plus en plus clair que l’opinion est une valeur marchande.
Le problème de la maîtrise du débat
Le sondage d’opinion tend à mettre en évidence uniquement la répartition a priori des opinions au présent, en abolissant le caractère collectif de l’élaboration du débat qui nécessite un effort de concertation, de développement dans le temps et d’attention. Il n’y a guère besoin de concertation pour apprécier le goût d’un yaourt. L’opinion a priori est évidemment plus réactive aux intérêts privés, parce qu’elle a moins besoin des confrontations pour l’élucidation dont la démocratie a besoin dans l’intérêt public.
Pour revenir à la barre rouge et verte d’AgoraVox, elle est plus proche de la démocratie que du sondage, parce qu’elle est associée à un texte long, et que l’expression libre complémentaire est ouverte par le libre accès à la publication des commentaires. De plus, le lecteur peut relativiser assez vite l’évaluation grâce à la notoriété des auteurs qui, d’ailleurs, peut s’installer autant par les commentaires que par les articles eux-mêmes. Alors, il reste le problème des trolls, et ça ressemble beaucoup plus à un problème de maîtrise du débat, comme en connaissent les assemblées générales d’un mouvement de grévistes par exemple, les congrès des Verts ou tout rassemblement public spontané encore démuni de chefs, qu’à un problème d’agrégation des opinions.
Il me semble que tout bon animateur doit, de temps en temps, recentrer le débat collectif, et qu’il est préférable que les auteurs suivent les commentaires dans un esprit de modération et de construction du débat, plutôt que de créer des mouvements comptables d’opinion sur les commentaires, qui dans certains cas apparaissent davantage comme des répliques de l’agitation de la sphère politico-médiatique que comme une expression de la démocratico-blogosphère. Justement, dans la blogosphère, on exprime sans compter.
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