Le mépris social
Notre président de la République s’est exprimé sur la crise des banlieues et sur la question du pouvoir d’achat des ménages français. Je ne reviendrai pas sur cette représentation des phénomènes(au sens sociologique du terme représentation), ni sur la manière dont il a usé pour les traiter, mais je tenterai, par cet article, de chercher les fondements de cette crise globale dont notre société est la victime.
Nous vivons tous, en France, quels que soient : notre origine, notre statut social, notre formation, nos sources de revenus ou nos revenus tout court, dans ce qu’il est convenu de nommer une société, c’est-à-dire un tout, un ensemble.
Cet ensemble englobe à la fois la notion de communauté géographique ( nous vivons sur un espace donné, sur un territoire donné, à un moment donné), mais aussi celle de valeurs partagées (nous sommes le fruit d’une longue histoire, avec ses luttes, ses aléas, ses victoires, cela crée notre originalité commune, nous différencie des membres qui composent une autre société, une autre nation), mais encore celle de culture (nos pensées se fondent sur l’héritage de ceux qui nous ont précédés et vivre dans le pays de Montaigne n’est pas la même chose que vivre dans le pays de Luther, de Shakespeare, ou de Cervantès, par exemple), et enfin celle de la conception du politique, incarnée dans une République dont les principes restent, théoriquement, ceux de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen : Liberté, Egalité, Fraternité.
Autrement dit, les quelque soixante millions de Français que nous sommes sont liés, à la fois, par des principes qui les dépassent, les transcendent et par des liens impersonnels et contractuels qui constituent notre base du « vivre ensemble ».
Notre société appartient, actuellement, et depuis des temps lointains, au monde, dit libéral. Mais la compréhension de ce terme donne lieu à divers types d’interprétations.
Ce qui a caractérisé notre forme traditionnelle de libéralisme français, c’est notre foi en l’individu (quel qu’il soit, et qui n’a rien à voir avec l’individualisme actuel), individu capable d’émancipation par la pensée, par la connaissance, l’affirmation de nos droits (droits politiques, civiques, sociaux), l’affirmation de notre liberté de pensée, la place réservée au principe de laïcité, l’acceptation des structures fondamentales de l’Etat, de la forme de gouvernement mise en place par nos prédécesseurs pour porter nos valeurs républicaines et citoyennes.
Cela n’a rien à voir, par exemple, avec un libéralisme à l’anglo-saxonne qui entend, par liberté, essentiellement, l’augmentation de la productivité obtenue quand l’économie est libérée des contraintes du droit et de la coutume (cf. les libéraux de Manchester au XIXe).
Cependant, depuis 1986 (Acte unique) et depuis 1992 (Traité de Maastricht), nos fondamentaux français ont commencé à dériver vers de nouvelles formes plus inspirées des principes anglo-saxons que de nos principes traditionnels. Nos représentants politiques, bien relayés par les médias officiels, ont entamé une offensive dont nous commençons à mesurer l’ampleur.
Ainsi, la liberté (à laquelle chacun de nous est viscéralement attaché) n’est plus celle des citoyens, n’est plus celle de la presse ou des médias (aux mains des grands groupes polluent la pensée), ni celle d’opinion (il convient d’épouser la pensée dominante savamment distillée au quotidien par les mêmes médias qui opèrent un véritable lavage de cerveau en règle), ni celle de conscience (pour les mêmes raisons, avec, de plus, une remise en cause du principe fondamental de « laïcité »)...
La seule « liberté » reconnue comme telle, et revendiquée haut et fort par le Medef et le pouvoir (qui n’est guère que son porte-parole), c’est celle de « l’échange de son bien contre le bien d’autrui », celle de « l’échange dans l’aliénation marchande, et de l’aliénation de son acquisition ». Désormais, « l’individu libre » est celui qui « est livré au trafic marchand, en cherchant à y satisfaire ses intérêts personnels ».
« L’égalité », quant à elle, selon la nouvelle pensée libérale, se réduit aux « conditions de l’échange et dans l’échange ». Tous les « individus doivent pouvoir librement et également accéder au marché, pouvoir y apporter à égalité d’obligations et d’opportunités leur bien. Qui son capital, qui son travail, qui sa force de travail, (...) dès lors qu’il aura quelque chose à vendre, il pourra aussi acheter ». Egalité formelle et juridique qui peut donc s’accommoder de toutes les sortes d’inégalités réelles, mais dont se tire ce libéralisme en mettant en jeu « l’égalité des chances » !
Enfin, la « fraternité » et son corollaire, la « solidarité », ce sont les bêtes noires des nouveaux libéraux qui professent le « chacun pour soi et le marché pour tous » ! « L’individu » et « l’individualisme » sont devenus la règle, réduisant l’individu à « la sphère privée », « propriétaire des fruits de son activité individuelle ». Cette pensée libérale peut se résumer ainsi : « l’unique et sa propriété ». De ce fait, deviennent inutiles et « dangereuses toutes les formes de solidarités ».
L’un des traits les plus caractéristiques de cette « pensée libérale contemporaine, (...) c’est la totale disjonction qu’elle établit entre politique et morale ». Elle « suppose que la morale soit réduite aux normes censées régir la vie privée, et que la politique se cantonne à la gestion technique, moralement neutre, du bien public ». Ces idées dominantes « correspondent aux idées propres au groupe dominant, ce sont les idées par lesquelles se légitime sa domination ». Ainsi, plus la réalité est dérangeante, plus la souffrance est grande, plus le monde inquiète, « plus les normes imposent ».
Il convient donc (dans la perspective de la pensée dominante) de dénoncer, voire stigmatiser tous ceux qui subissent l’injustice sociale (cf. le traitement de l’information sur les grèves des « cheminots », celui des banlieues, celui des mouvements des étudiants et des chercheurs, celui des chômeurs, des sans-abris...), afin de les décrédibiliser à leurs propres yeux et aux yeux de l’opinion publique, afin de démolir « l’estime de soi », le « rapport positif à soi-même » chez ceux qui souffrent ou qui contestent et de rendre caduques leurs légitimes revendications. « Pour dominer, le dominateur n’a d’autre voie que de refuser aux masses populaires la véritable praxis (action), de leur refuser le droit de penser et de parler juste ». « La manipulation, l’usage des slogans, les dépôts (ce dont on nous "gave" quotidiennement, la direction imposée (...) relèvent de la domination. »
« L’idéologie dominante, c’est celle de l’absolutisation de l’ignorance. » C’est aussi le mépris social absolu ! (Une majorité de Français souffre, s’inquiète du lendemain, on leur parle d’autre chose, on les « mène en bateau », on offre des « mesurettes » qui ne répondent pas à leurs attentes, on les ignore).
Je ne sais si je suis parvenue à exprimer clairement ma pensée, mais ce que j’ai tenté de faire ici, c’est de démonter une partie du mécanisme d’intoxication quotidienne dont nous sommes tous plus ou moins les objets... de comprendre ce qui fonde le malaise de notre société... de donner des pistes de recherche pour que chacun puisse devenir acteur d’un changement, en connaissance de cause.
Quatre ouvrages m’ont servi de support :
Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Petite collection Maspero, 1983
Emmanuel Renault, Le Mépris social, Ethique et politique de la reconnaissance, Poche de résistance, éditions du Passant, 2004
Medef, un projet de société, Syllepse, 2001
Robert A. Nisbet, La Tradition sociologique, Quadrige, PUF, 1996
28 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON