Le paradoxe de l’identité française
Face aux renforcements des poussées communautaristes, aux sirènes des multiculturalistes, et à l’opportunisme génétique des politiciens, il faut de nouveau s’interroger sur la nature prédominante de l’identité française, laquelle n’en finit pas de tergiverser entre ses élans universalistes et ses pesanteurs sociologiques et historiques.
Face aux renforcements des poussées communautaristes, aux sirènes des multiculturalistes, et à l’opportunisme génétique des politiciens, il faut de nouveau s’interroger sur la nature prédominante de l’identité française, laquelle n’en finit pas de tergiverser entre ses élans universalistes et ses pesanteurs sociologiques et historiques.
La réalité empirique nous dit que nous vivons dans des collectivités humaines concrètes, et non pas dans « la grande collectivité humaine ». L’Humanité si elle « une » ne l’est que conceptuellement. Il n’y a pas de civilisation universelle en dépit de la globalisation des échanges, et la question reste posée de savoir si la chose est même concevable concrètement. L’existence de nombreuses collectivités, sous la forme d’Etat-Nation ou simplement comme collectivités non étatiques (les Tsiganes, les Kurdes, les Druzes...), nous pose le problème de leurs différences, c’est-à-dire de cette partie d’elles-mêmes qui fonde leurs identités distinctes. La problématique identitaire n’est pas simple ; elle pose la question de la frontière, de ce qui se ferme sur soi pour assurer la perdurance du même, vis-à-vis de ce qui n’est pas « le même », ce qui distingue le soi de l’autre. Mais comment penser l’altérité des nations, si on ne la pense pas comme contrepoint radical ou momentané d’une conception de l’Homme universel ? Pour certains philosophes, la diversité des nations et de ce qu’elles représentent n’est qu’un moment dans l’Histoire générale de l’humanité, qui doit être pensée en fonction d’un universel qui se construit, soit par la marche de la Raison, soit par l’Economie, soit par l’horizon messianique promis par de nombreuses religions. Il nous semble que la France, patrie universelle pour certains, nous fournit plus que toute autre nation occidentale, un des exemples les plus intéressants de la dialectique qui va de l’identité d’un « nous » collectif vécu comme irrécusable différence de l’autre, au désir passionnel d’universalité. La question identitaire ne relève pas seulement d’une quête philosophique, elle est « politique », elle confronte chaque citoyen aux aspérités de la différence de « l’Autre » et interpelle de ce fait la Cité dans son espace public.
Ce débat n’est pas nouveau, même si ses formes aujourd’hui sont particulières. La question de l’intégration des minorités s’est déjà posée dans le passé avec l’acte d’émancipation durant la Révolution, d’une minorité emblématique de « l’Autre » en Occident, les Juifs. La minorité juive au cours des siècles a servi d’indicateur, à l’instar des canaris des mineurs, du niveau de tolérance de « l’Autre » dans les sociétés européennes et en particulier française. Il peut donc être intéressant d’ausculter aujourd’hui l’identité française réelle dans son rapport à l’universel, en examinant son rapport à l’identité juive au sein du « Nous » français. Le statut du Juif sert donc ici uniquement de révélateur, et de la singularité française, et de son universalité. Dans cette réflexion, le rapport du « Nous » sujet collectif au « Je » sujet individuel est posé, car comme le dit Yirmiyahu Yovel « ...or ce n’est que par eux (les individus) qu’existent les formes historiques globales ». Il y a ici un lien incontournable qui relie le sujet individuel au sujet collectif ; ou peut-être devrait-on inverser les termes et dire le sujet collectif au sujet individuel, tant il est vrai qu’au coeur de l’individu, le « nous » social forge l’armature du « moi ».
La patrie des droits de l’Homme
Le 26 août 1789, l’Assemblée constituante française vote la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Celle-ci affirme l’universalité et l’égalité absolue des hommes (« Les hommes naissent libres et égaux en droit »). La France devient la patrie des droits de l’Homme. Pour Emmanuel Todd : « La Révolution française est un autre grand moment d’universalisme européen, qui aboutit à la notion d’un homme universel absolu. » Cet universalisme absolu ne souffrait aucune exception. Stanislas de Clermont-Tonnerre déclare à l’Assemblée constituante en décembre 1789 : « II n’y a pas de milieu possible, ou admettez une religion nationale, soumettez lui toutes vos lois, armez-la du glaive temporel, écartez de votre société les hommes qui professent un autre culte, et alors effacez l’article X de votre déclaration des Droits (...Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses...) ou bien permettez à chacun d’avoir son opinion religieuse et n’excluez pas des fonctions publiques ceux qui usent de cette permission... Il faut tout refuser aux Juifs comme Nation et tout accorder aux Juifs comme Individus. »
Il n’est pas sans intérêt de noter que cette émancipation légale des Juifs a précédé à l’époque la sortie des Juifs de la société traditionnelle. Il n’y avait à toute fin pratique aucun processus d’assimilation en cours des Juifs, lesquels étaient au demeurant peu nombreux en France (40 à 60 000). Cette émancipation découlait simplement de l’idéologie des lumières, émancipation que les armées de la Révolution allaient imposer à travers le continent au fur et à mesure de leur avancée. Napoléon Bonaparte en 1808 crée des institutions chargées d’intégrer les Juifs dans le système étatique français dont le Consistoire central, lequel s’emploie à accélérer la modernisation des Juifs français, en réduisant la judéité à une affaire privée religieuse. Ce mouvement de privatisation du judaïsme avait d’ailleurs été prôné en Allemagne par Moïse Mendelssohn, « sois allemand au dehors et juif chez toi ». Spinoza lui-même avait assigné à l’Homme de choisir entre l’universel et le particulier. Cette conception universaliste de l’homme, issue des Lumières et réalisée par la Révolution française renvoie à quelques éléments forts qui vont définir la forme générale de l’identité française :
• Celle-ci est fille de la modernité, construite sur la raison dans un mouvement explicite de rejet de la superstition, elle participe de l’universel.
• L’universalisme français s’est forgé historiquement « contre » la religion catholique, en opérant une coupure radicale entre la sphère du religieux et celle de l’Etat. La transcendance religieuse telle qu’elle se donne dans la réalité sociale est perçue comme particulariste (on est catholique, protestant, juif ou musulman) et elle ne peut donc pas fonder l’universalité des droits ni généralement l’universalité des hommes. C’est la Raison dans sa dimension transcendantale qui fonde l’universalité de l’Homme ; la finitude de l’Homme n’est plus une blessure que seul Dieu peut combler, mais un état de nature que la Raison transforme.
• Les particularités culturelles, religieuses et économiques basculent dans la sphère privée, c’est-à-dire ce qu’on appellerait aujourd’hui la société civile. (...Il faut tout refuser aux Juifs comme nation...). L’Homme moderne, l’homo politicus, sujet enfin majeur, devient « objet » de la coercition légale de l’Etat (lois, règlements) dans sa vie publique au dehors, mais « sujet » libre dans sa vie privée.
• La modernité procède à la laïcisation de valeurs judéo-chrétiennes (respect de la vie humaine, fraternité, etc.) qui ne relèvent pas toutes nécessairement de la Raison universelle, tel le droit de propriété.
• Les corps intermédiaires sont éliminés ou réduits, de sorte qu’il n’y ait aucun obstacle dans le rapport Individu/Etat. La culture publique commune se présente comme unitaire dans sa conception et refuse les particularismes tels que les associations ou même les parlers locaux, ou dans le cadre des rapports de l’individu à l’Etat. La socialité cède le pas au social dans la définition d’un savoir-vivre unique, en vue de développer l’homogénéisation de la France. Ce savoir-vivre unique, obligatoire et laïque, sera par la suite assuré avec une grande efficacité par l’école et l’armée avec les troisième et quatrième Républiques.
• L’émancipation définit implicitement pour les minorités un horizon d’assimilation. Les vagues successives d’immigrants confirment la puissance assimilatrice de la France ; 1 % d’étrangers en 1851, 3% en 1901, 7% en 1931, 4% en 1954, 7% en 1975, 8% en 1994. Les dernières immigrations depuis 1970 sont majoritairement africaines et notamment maghrébines, et si l’assimilation de ces populations se fait, c’est plus difficilement qu’avec les vagues précédentes. Les Juifs n’ont pas échappé à ce processus d’assimilation ; plus encore leur émancipation légale depuis la Révolution a ouvert la voie à une transformation en profondeur de la société juive de l’époque ; ceux-ci apprennent le français, affluent dans les centres urbains et embrassent de nouvelles carrières. En moins d’un siècle les Juifs s’imprègnent profondément de la philosophie des Lumières, et témoignent d’un très fort attachement à la France émancipatrice.
• Cette conception française de l’universel, face au particularisme de la plupart des Etats ancrés sur leurs identités respectives, prend à l’échelle mondiale une forme elle-même particulariste, bien que selon Todd « la contribution principale de la France à l’Histoire de l’Humanité est justement d’avoir fait échapper la démocratie à sa gangue ethnique originelle et défini un corps de citoyens sans références aux notions de race ou de sang ».
Cet attachement aux idéaux de l’universalité de l’Homme est profond et suscite de fortes oppositions à l’antisémitisme. C’est ainsi qu’Emile Zola publie le 13 janvier 1898 son célèbre J’accuse dans le cadre de l’affaire Dreyfus. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée par l’ONU est rédigée par René Cassin ; celui-ci est français, délégué par le général de Gaulle et il est juif.
Concrètement l’intégration des Juifs et leur assimilation vont bon train en France contemporaine ; la plupart des équipes gouvernementales comptent des ministres d’origine juive. Plusieurs Premiers ministres furent également d’origine juive. Le Juif est on le voit parfaitement accepté en tant que citoyen absolument égal, sous réserve que sa qualité de juif se confine à la vie privée. La machine assimilatrice française fait merveille, particulièrement depuis la fin de la guerre ; le taux de mariages mixtes des juifs en France est le plus élevé d’Europe et même des grands pays occidentaux.
La diabolisation de « l’Autre »
La France, c’est aussi et en même temps :
• L’affaire Dreyfus, et l’antisémitisme des cercles militaires et d’une large fraction de la hiérarchie catholique.
• Vichy et le soutien tacite d’une large partie du peuple français aux lois anti-juives édictées pour certains avant que l’occupant allemand ne l’exige.
• La rumeur d’Orléans dans les années 60, investiguée par le sociologue Edgar Morin.
• Le discours du général de Gaulle en 1967 sur les Juifs « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ». Discours extraordinaire qui pose le Juif comme d’essence différente du Français, et crée ainsi les conditions d’un clivage au sein des citoyens. Ce discours formulée par la plus haute autorité de l’Etat légitimait sinon l’antisémitisme (de Gaulle ne l’était pas semble-t-il) mais le sentiment que le Juif était « autre », « différent ».
• L’attitude ambiguë du président François Mitterrand vis-à-vis de personnages ayant notoirement collaboré à la répression antijuive (Bousquet...). Là encore, le chef de l’Etat, loin d’être un antisémite, a toujours professé une admiration et un étonnement réel face à l’énigme du destin juif. C’est pourtant ce même Mitterrand qui a collaboré avec Vichy tout en étant parfaitement au fait des lois antijuives promulguées par Pétain, et qui n’a jamais renié ce sombre épisode.
• Le Front national soutenu par une fraction non négligeable du peuple français, dont les thèses racistes dépassent la simple vindicte à l’égard des immigrants et s’attaquent à la « qualité » de « Français » de certains citoyens français. Ces thèses récusent fondamentalement la conception de l’Homme universel, l’antisémitisme des dirigeants étant d’ailleurs bien connu. Le Front national réclame une citoyenneté basée sur le droit du sang et non pas le droit du sol, vision éminemment « particulariste ». La glorification de Jeanne d’Arc doit être comprise comme un appel infrarationnel à une réalité mythique, ontologique, d’un Français « pur et unique », résolument distinct du Français, « français » par élection. En 1994, 62% des Français reconnaissent avoir des sentiments racistes, par ailleurs la commission des droits de l’Homme de l’ONU déclare constater une vague de racisme et de xénophobie à travers la France.
En fait l’antisémitisme a toujours baigné l’ensemble du mouvement nationaliste, de Déroulède à Maurras, de Rochefort à Barrès, la dénonciation de « l’invasion juive » est omniprésente. Côté journaux, les diverses éditions parisiennes et régionales de La Croix des pères assomptionnistes se déclarent officiellement « journaux les plus antijuifs de France ». Il y a également la ligue antisémite de Drumont. Céline exemplifie dans les années 30 une conjonction nouvelle du pacifisme et de l’antisémitisme ; il déclare : « la gauche, le Front populaire voudraient au nom de l’antifascisme entraîner le pays exsangue dans un nouveau conflit suicidaire... Cette guerre est voulue par les Juifs pour renverser Hitler », alors qu’en 1914 les Juifs étaient accusés par les antisémites de trahir la France au profit de l’Allemagne. Substitut de l’ennemi extérieur, le Juif est appelé par la mythologie des antisémites à figurer à l’intérieur l’ennemi nécessaire contre lequel il devient plus facile d’assurer la cohésion nationale. L’antisémitisme recrute partout, au sein de l’establishment, chez les intellectuels, les académiciens, dans le petit peuple, les immigrés musulmans, et même au sein de la gauche... Dernier avatar, la recrudescence des actes antisémites de la dernière décennie, qui n’avaient jusqu’à récemment pas suscité de réactions fortes des autorités publiques.
La France présente aussi ce visage qui faisait dire à Tristan Bernard pendant la guerre : « Les optimistes sont à Drancy, les pessimistes sont à New York. » Mme Fernande Shulman, Juive athée, qui disait que sa mère était une Française née juive par hasard, ajoute cette phrase terrible : « Je suis une Française particulière, une Française toujours révocable, comme un ex grand malade, plus exposé que nul autre à une rechute. »
La peur et le rejet de l’autre n’est pas l’apanage exclusif de la droite nationaliste ; une partie du petit peuple de gauche véhicule cette vision de l’inaltérable différence de l’autre. Ce sentiment est quelquefois conforté par les politiciens pour des raisons purement électoralistes (Ah ces odeurs !), ce qui confère une réalité explicitement négative à ce qui se présente comme la différence de l’autre. Derrière la Culture se profile la Nature, c’est-à-dire la race. « J’ai vu monter quatre moutons vivants, des gros, et on les tire dans la baignoire... Chaque race a ses moeurs, ses coutumes et ses religions, et même s’ils sont français, ils garderont toujours la race dans eux. » La différence de l’autre pour une partie des Français est perçue comme une menace qui prend la forme de l’envahissement du territoire physique et identitaire français.
Le paradoxe identitaire français
Il y a manifestement un niveau de contradiction qui dépasse l’accidentel ; cette contradiction semble enracinée au coeur de l’identité française, puisqu’elle perdure et se recompose sans cesse dans le paysage français, quelle que soit l’époque. Cette contradiction est-elle universelle ? Se retrouve-t-elle dans les autres sociétés démocratiques ? Ou a-t-elle un caractère proprement français ? Tout d’abord cette contradiction entre une France universaliste et des pratiques racistes, ne se réduit pas à un clivage entre le pays légal et le pays réel, à une simple dichotomie entre un discours universaliste et une pratique différentialiste ; ce serait trop facile. Les deux tendances s’expriment, et par des idéologies, et par des pratiques effectives. Il semblerait à première vue que nous ayons à faire à deux France distinctes, à deux corps sociaux incompatibles, à deux positions aux antipodes l’une de l’autre.
Y aurait-il en France deux identités françaises nettement distinctes, mais coexistant malgré tout sur un territoire unique contrôlé par un Etat unique. Ces identités se succéderaient-elles dans le temps selon une logique particulière, à la façon dont les partis alternent au pouvoir ? Et si c’était le cas, la ligne de démarcation suit-elle un clivage gauche/droite ? un clivage de classes sociales ? un clivage de niveau d’éducation ? un clivage de corps de métiers ? l’armée, la police, l’appareil religieux etc. pencheraient-ils plus d’un bord que d’un autre ? et selon les époques, leurs préférences instinctives feraient-elles basculer le pays soit vers l’intolérance soit vers l’universel ? Pour reprendre Emmanuel Todd : « Le mouvement lepéniste signifierait-il que la prétention française à incarner l’universel a toujours été abusive ? Face à l’homme différent venu d’un ailleurs géographique ou religieux, la France ne serait finalement capable que d’une banale intolérance. »
Cette question revêt une grande importance théorique, pratique, politique et éthique, puisque la France compte un pourcentage non négligeable d’immigrés, et qu’en dépit d’une politique officielle visant une immigration contrôlée, la mise en place de l’Europe, les accords de Schengen couplés à la mondialisation des échanges, font de l’immigration donc de « l’étranger » un problème incontournable. Il n’y a pas de réponses simples face à un comportement en apparence schizophrénique.
La réponse anthropologique
Emmanuel Todd pense qu’aucune société ne peut évoluer hors des pesanteurs de son histoire, et il situe la question identitaire dans une perspective anthropologique. La structure familiale, le statut de la femme, le taux d’exogamie, le mode d’héritage, sont les concepts-clés permettant d’interpréter des réalités en apparence contradictoires. Seul le passage de l’idéologie à l’anthropologie, c’est-à-dire la démarche scientifique, nous livre les clés d’une certaine cohérence. Les cultures sont de façon générale universalistes ou différentialistes, et la source de ce caractère découle d’un principe de symétrie ou d’asymétrie dans le rapport aux enfants. Ce principe de symétrie ou d’asymétrie découle directement de la structure familiale traditionnelle des peuples.
Les cultures universalistes postulent l’égalité des frères. Lorsque les frères sont égaux, il y a partage égalitaire des biens ; la structure du groupe familial admet un plan de symétrie, « chaque frère identiquement lié au frère, étant explicitement comme le reflet d’un autre frère », la culture qui en découlera sera de nature universaliste, avec des variations importantes, selon que les soeurs sont exclues ou pas du partage des biens.
Les cultures différentialistes s’appuient quant à elles sur la notion de famille-souche. Un héritier unique est désigné par la coutume ou par les parents, les autres enfants étant exclus de la succession. Partout où il existe, le système souche définit pour les frères des destins différents, ce qui induit une structure mentale différentialiste, qui peut être soit égalitaire soit inégalitaire.
Cette vision anthropologique qui classe les sociétés et les cultures comme universalistes ou différentialistes, à partir de la structure traditionnelle d’héritage familiale, doit postuler un mécanisme d’intériorisation et de transposition inconsciente des structures familiales aux structures idéologiques et culturelles. Le mode de partage dit à l’inconscient des hommes qu’ils sont égaux ou inégaux par essence (aléas de la naissance, aîné ou cadet, garçon ou fille...). Ce même inconscient postule que si les frères sont égaux, alors les peuples sont égaux ; si les frères sont inégaux, les peuples sont inégaux. Ces structures mentales ne résident pas seulement dans l’inconscient ; elles se traduisent par des normes, des règles, des coutumes, des lois, et donc des pratiques vis-à-vis des étrangers. Cependant une telle transposition de la structure de la famille vers la structure idéologique des sociétés, exige des structures sociales stables sur une très longue durée, ce qui était effectivement le cas avant la révolution industrielle.
Pour résumer la thèse de Todd, c’est dans l’inconscient des enfants que se bâtit la certitude métaphysique a priori de l’équivalence ou de la non-équivalence des frères (élargie ou non si l’on inclut ou exclut les soeurs), c’est-à-dire de l’universalité ou de la non-universalité des hommes ; c’est au sein de sa culture que se bâtît cette intime conviction du Sujet, et non pas dans le contact inter-ethnique, car l’a priori n’est pas par définition sujet à vérification, il organise la vision de l’autre, le définit comme autre, identique, ou presque semblable, l’autre qui par sa simple existence confirme l’identité du sujet.
On comprend mieux pourquoi des groupes similaires d’étrangers ont des destins différents selon la société d’accueil : en effet à moyen et long terme ce ne sont jamais les a priori métaphysiques des immigrants qui déterminent leur finalité (assimilation, maintien de leur différentialisme, ou même extermination), mais c’est toujours la société d’accueil qui finit par imposer son modèle, au point que Todd sur la base d’analyses comparatives conclut à un pouvoir d’omnipotence de la société d’accueil, quant au destin final de l’étranger.
A l’issue de ce bref détour théorique, l’exception française se comprend mieux ; la France au plan anthropologique n’est pas très homogène. L’Etat unitaire français dans ses présentes frontières est relativement récent, la France au cours de son histoire séculaire, s’est constituée sous l’autorité royale par l’amalgame de régions différentes, aux traditions anthropologiques fort distinctes. C’est ainsi que le bassin parisien et la façade méditerranéenne se réfèrent à des structures familiales égalitaires absolues, donc de conception universaliste, alors que l’Alsace, la Vendée, la Bretagne s’appuient sur des familles-souches, donc de conception non universaliste. Ces différences de structures disent à l’inconscient des messages différents ; pour la majorité des Français, c’est l’universalité de l’Homme, pour la minorité c’est son différentialisme.
Ces visions distinctes ont toujours existé et coexisté, elles expliquent les discours et les pratiques contradictoires de la France vis-à-vis des étrangers et en particulier des Juifs. Les deux épisodes infamants de la France contemporaine (Dreyfus et Vichy) peuvent s’interpréter sans procéder à un constat d’échec de l’idéologie universaliste et émancipatrice de la France, comme l’a fait une certaine école d’historiens américains. Pour Todd, l’affaire Dreyfus définit une géographie du différentialisme français. A l’époque le catholicisme périphérique (régions de familles-souches) constitue l’assise principale de l’antisémitisme ; la presse catholique de province était alors absolument déchaînée dans sa vindicte antijuive de 1890 à 1893. A cela s’ajoute un sentiment nationaliste exacerbé, qui n’est pas nécessairement antisémite, mais qui est promilitariste et hostile à la révision du jugement, ce qui équivaudrait à blâmer l’armée.
Cette affaire révèle l’interaction de deux espaces anthropologiques (une France centrale, républicaine, égalitaire, laïque, de faible pratique religieuse et universaliste, qui ne conçoit pas le Juif comme d’essence différente, et une France souvent antirépublicaine, périphérique, différentialiste, religieuse, antisémite, pour qui le Juif est différent). L’épisode de Vichy suit un cours parallèle avec l’énorme différence que l’occupant allemand renforce massivement le différentialisme français. L’antisémitisme de larges couches de la population française a bien sûr une existence autonome, qui l’aurait mené, laissé à lui-même, à l’expulsion et la ségrégation des Juifs mais probablement pas à leur extermination. C’est sûrement l’indifférence à l’antisémitisme d’une fraction non négligeable de la population française, ayant à son actif de nombreuses actions de sauvetages individuels, qui explique que le taux de survie des Juifs français ait été proche de 75 %, l’un des plus élevés dans l’Europe occupée par les nazis. Il n’en reste pas moins qu’un des paradoxes de l’exception française, c’est, malgré sa philosophie d’exclusion, le fait que le Front national jouisse d’un succès aussi élevé auprès de l’électorat, dans des régions acquises depuis toujours à l’idée de l’universalité de l’Homme, en particulier la façade méditerranéenne (élections de maires FN à Toulon et Orange dans les années 80 et 90).
Peut-être que l’électorat, surtout dans les milieux populaires, reproche aux immigrés de ne pas s’assimiler assez vite. Lorsque le comportement de « l’autre » est jugé inacceptable par exemple vis-à-vis du statut de la femme, il agit dans l’inconscient français égalitaire comme un révélateur explosif de son refus de la différence. Paradoxalement, l’universaliste rejette l’autre parce que l’autre est différentialiste ; cette dynamique reflète l’une des contradictions les plus prégnantes de l’universalisme ; celui-ci est par essence intolérant, parce que l’universalisme ne peut pas être rangé aux côtés des autres particularismes comme un particularisme additionnel. Cette intolérance conforte, légitime, et fonde quelquefois le repli identitaire de l’autre vers son propre particularisme, perçu comme seule alternative à sa disparition. Cet inconscient qui postule l’équivalence absolue de l’Homme expliquerait par ailleurs que dans la vie concrète, malgré les discours d’exclusions, le mariage mixte des Algériens avec des Français atteigne 50% pour les hommes et 25% pour les femmes, ce qui assure à terme leur assimilation dans la société française, s’il n’y a pas de nouvelles vagues massives d’immigrants maghrébins.
Nous avons donc coexistence d’un discours d’exclusion différentialiste, avec un niveau d’échange des femmes très élevé, critère ultime d’acceptation. Cette coexistence de deux phénomènes aussi opposés montre que l’a priori métaphysique de l’universalité de l’Homme, de son équivalence absolue, ne tolère pas que l’autre manifeste par son comportement un a priori différentialiste. L’étranger pour peu qu’il laisse tomber l’expression de ses différences dans ce qu’elles ont d’inassimilables ou d’offensants pour la société française est jugé fondamentalement semblable.
Il y a quelque chose de gênant dans cette vision anthropologique ; sa logique qui en fait sa séduction semble capable d’absorber beaucoup, peut-être trop de contradictions. Elle a un caractère éminemment cartésien en ce sens qu’elle ne rend pas suffisamment compte de l’état confusionnel des choses. La vie est rarement limpide, elle est toujours ce qu’elle est, mais rarement ce qu’elle devrait être en vertu de la raison. Il faut donc conclure que l’indifférence aux propositions du « devoir-être » renvoient les électeurs et derrière eux les individus à leur errance première, qui est celle de leur vie de chaque jour. Peut-être plusieurs logiques travaillent-elles simultanément le corps social et produisent-elles des effets contradictoires.
La conception rationaliste de la société s’appuie depuis Descartes sur la primauté du sujet autonome abstrait, maître de lui et de son histoire, et qui au travers de groupements contractuels et d’une organisation économico-politique fonde des structures sociales légitimées par la raison. Le sujet, le « Je », précède et fonde le « Nous ». Seules les entités individuelles sont dépositaires de la raison, en égale proportion, ce qui justifiera le fondement démocratique « un homme, un vote ». Or dans la réalité l’individu n’est pas calmement guidé par la raison, ni le « devoir-être », ni l’analyse rationnelle de ses intérêts. Cette vision-là suppose une réalité ontologique du moi, une homogénéité que la psychanalyse a révélé pour ce qu’elle est, un mythe. La conscience n’est pas le lieu qui détermine et cause le comportement et la pensée. C’est l’inconscient qui est le véritable lieu de la pensée de l’homme. Freud a montré que l’homme dans sa matérialité est essentiellement pulsions et désirs. Cette reine du monde, la raison est en fait fille de la pulsion. Aucune assertion de la raison ne peut être acceptée d’emblée, car ses fondements s’appuient sur autre chose que la logique. Le sujet cartésien en est radicalement transformé. Le sujet n’est plus « un », ses comportements et ses pensées se structurent et se pensent à l’insu du sujet conscient, dans un lieu autre. Le sujet lui-même est défini par son rapport à ce lieu autre ; sa logique n’est pas sa logique, quelqu’un d’autre pense à sa place, bref le sujet est divisé.
Nous ne pouvons plus nous bercer d’illusions et croire avec Spinoza que "Tout homme est par droit naturel et imprescriptible le maître de ses propres pensées." Le moi peut-il être autre chose qu’une réalité empirique ? Ne sommes nous pas tous des Dr Jekyll et Mister Hyde, nos goûts, nos désirs, nos conceptions ne fluctuent-elles pas incessamment ? Et face à cette fluidité, n’avons nous pas d’autre choix que de nous forger le mythe de la permanence identitaire de notre moi, pour présenter à la société la stabilité qu’elle requiert de nous dans nos transactions quotidiennes avec les autres ? Ce quelqu’un d’autre qui pense à l’insu du moi, cet oublié, n’est-il pas la société (l’inconscient), le "nous" d’autant plus efficace qu’on ignore qu’il est là agissant. Le "moi" en partie imposé par la société, n’est pas toujours facile à porter, car au-delà des masques liés à chaque "persona", à chaque rôle social, nous devons toujours être intimement conforme à notre carte d’identité non seulement légale mais surtout sociale, sous peine de susciter l’inquiétude quant à notre santé mentale, et des doutes quant à notre capacité à accomplir ce qu’on attend de nous. Et pourtant ne vivons-nous pas tous à quelques degrés divers ce que Marguerite Yourcenar décrit, lorsqu’elle parle de ce "moi incertain et flottant" ? Le mythe incessamment répété de notre moi assure notre permanence identitaire, refoule l’angoisse secrète de notre inquiétante diversité psychique, étrange et familière tout à la fois, et nous conforme à nos rôles sociaux obligatoires.
Notre identité nous est donc dans une large mesure imposée par la société ; celle-ci, qu’elle soit traditionnelle, moderne, révolutionnaire, ou productiviste, tolère mal la schizophrénie ou même l’excentricité. L’immuabilité d’une identité réifiée du citoyen et même de l’individu est un impératif social que l’homme ne transgresse qu’au prix de son rejet dans les limbes sociales, comme réprouvé ou même comme objet monstrueux (le transsexuel, le traître, le fou, etc.). Mais face à la démesure de la domination, au délire social de régulation des goûts, des désirs et de l’imposition d’un savoir-vivre unique, d’une vertu obligatoire, l’individu cherche à se sauver, à survivre dans son identité irrépressible. Or c’est bien cette réalité-là qui constitue la dominante de l’expérience humaine. L’individu sait intuitivement que ce que veut la société correspond à sa mort en tant qu’altérité. Sa survie réside dans l’évitement, dans le repli vers ses groupes d’appartenance qui assurent la perdurance du même, c’est-à-dire la survie identitaire pour les minorités.
Dans une société qui postule l’équivalence absolue des hommes, l’autre ne devient français, qu’en rejetant dans les faits ce qui le distingue.
Le paradoxe identitaire de l’universaliste
Avec la représentation explicite et légale de l’universalité et de l’égalité absolue de l’Homme que proclame la Révolution française, les choses se compliquent en France ; en effet, où loger l’altérité si l’on veut toujours une forte identité ? Si j’appartiens à une société prônant explicitement l’universalité de l’Homme, son équivalence quelle que soit sa race, son ethnie, sa culture, sa langue, sa religion, cette société aurait une faible autodéfinition de soi, de son identité. Si toutes les différences sont inessentielles, elles peuvent être acquises ou rejetées. Qu’est-ce qui me distinguerait alors de l’autre pour marquer irrévocablement mon identité ?
Cette situation ne peut qu’être angoissante, car la reconnaissance de sa différence demeure l’expérience centrale de l’individu, et des collectivités même étatiques. On ne peut pas concevoir d’individu sans "moi", sans personnalité qu’elle soit faible ou forte. Cette quête irrépressible de soi est parfaitement illustrée par la curiosité et même le besoin qu’éprouve l’adopté de savoir "qui" sont ou étaient ses "vrais parents", indépendamment de l’affection qu’il peut porter à ses parents adoptifs. Nous avons là un phénomène intéressant ; en effet le besoin de savoir devrait être inexistant, puisque l’adopté a été nourri émotivement, psychiquement et socialement comme tout autre enfant naturel par sa famille d’adoption. Si ce besoin est si profond c’est que nous avons de nous-mêmes, de notre identité, une conception généalogique, autrement dit au tréfonds de notre être nous assignons à l’identité un état de nature que les circonstances ne peuvent changer. Nous voulons savoir qui nous sommes vraiment ; le besoin d’être ancré est difficilement contestable, nous avons en un mot besoin de savoir qui sont nos parents, mythe fondateur du "moi" et de ses soubassements obscurs.
On pourrait procéder à une certaine analogie en ce qui concerne l’identité collective. Toutes les sociétés ont leur mythe fondateur, que ce soit Rome avec Romulus et Rémus nourris par une louve, le Japon avec la déesse Amaterasu, les Juifs avec Abraham et Moïse, la chrétienté avec Jésus, l’Islam avec Mahomet, et même la France dont le général de Gaulle disait qu’elle venait du fond des âges. Si de même que pour un individu, on ne peut pas concevoir de collectivité sans identité, il faut qu’elles aient donc toutes besoin pour exister d’un mythe ou d’un récit fondateur qui se perde de préférence dans la nuit des temps, ou qui transforme son origine au moyen d’épopées héroïques. L’ambition de la raison étant de constituer le monde par la connaissance, par ce fait même procède à son désenchantement. Une collectivité universelle telle qu’elle fut rêvée par les auteurs de la Déclaration des droits de l’Homme ne pourrait l’être que fondée sur et par la raison. Une société transparente, sans mystère, sans son "continent noir", sans profondeur, est difficile à concevoir dans la mesure où le réel social loge aussi pour une bonne part dans l’imaginaire.
On le voit, l’un des paradoxes d’une culture universaliste fondée sur l’a priori métaphysique de l’universalité de l’Homme, c’est que toutes les caractéristiques des hommes et de leurs cultures ne peuvent être perçues que comme accidentelles, et à la limite sans importance. Cette conception ne plaide pas en faveur de l’autoconservation d’une culture réellement universaliste, puisque n’ayant aucun dépôt sacré à préserver ni de singularité à défendre à l’exception de son a priori universaliste, la culture universaliste devrait être polymorphe et accepter dans la sphère privée l’immensité des expressions culturelles des individus et des communautés. Or une acceptation réellement significative et non pas cosmétique, entraînerait des contradictions insupportables, dans la mesure où certaines règles "privées" sont malgré tout de nature publique ; ainsi le code légal ne peut pas en même temps proclamer l’égalité absolue de l’homme et de la femme, et ne donner qu’à l’homme le pouvoir de décider de divorcer ; ainsi le code civil ne peut pas instituer simultanément la monogamie et la polygamie comme règles publiques gérées par la puissance publique. La volonté d’accommoder partiellement certains groupes d’immigrants africains polygames, pour des raisons de respect de leur culture, par les gouvernements socialistes dans les années 80, a suscité de violentes réactions même dans les milieux de gauche les plus attachés à l’universalisme de la France. Il faut donc même dans une société se voulant universaliste, un espace public et une culture commune, dont certaines valeurs et certaines règles ont d’autres fondements que la raison. Ces valeurs et ces règles ne peuvent émaner que de coutumes propres à une société historiquement constituée, c’est-à-dire spécifiques à une identité non universelle. Cette identité particulière qu’elle s’appuie ou non sur un mythe fondateur n’est pas évacuable, car elle va servir de matrice à l’espace public de cette société, même si celle-ci se veut universelle.
Comment concilier alors pour une collectivité universaliste comme la société française accouchée par la Révolution, ce besoin impérieux d’un mythe fondateur dont la nature non universelle ne résisterait jamais à l’examen critique de la raison ? Il semblerait qu’aucune collectivité n’est à même de durer en se constituant et en agissant sur les seules prescriptions de la raison. La France révolutionnaire elle-même avait dû réintroduire la notion d’un être suprême transcendant dans son appareillage idéologique. Un examen empirique de diverses collectivités historiques universalistes confirmerait que "l’infrarationnel n’est pas évacuable". Les collectivités se réclamant de la raison universelle et de l’égalité, dont les plus achevées furent au niveau du discours, les sociétés révolutionnaires française et soviétique, ont dû presque immédiatement se donner un récit fondateur, issu d’un imaginaire marqué par les caractères ethniques et historiques de la collectivité. Michelet a ramassé magistralement le mythe de la France révolutionnaire : "la France patrie de l’universel a pour vocation de délivrer le monde" ; ce mythe invoquant la raison, s’érige en puissance messianique soit par la force des armes, soit par la force des idées. Y a-t-il meilleure façon de réaffirmer l’unicité de son identité, tout en se réclamant de la raison en marche ?
Pour la Révolution française, son universalisme la distingue donc violemment et immédiatement des autres nations européennes. Son universalisme devient son identité collective particulière. Comment une telle identité peut-elle se maintenir hors du cadre mythico-dramatique de sa naissance dans l’espace défini par la raison et l’a priori métaphysique de l’identique nature humaine ? La France a forgé empiriquement une conception sociale de cette identité ; issue de la modernité celle-ci aura pour fondements la citoyenneté, la culture française se concevant comme universelle, la langue, l’attachement patriotique exclusif à la nation, tous éléments ressortant de la sphère publique, à distinguer des éléments identitaires que la Révolution a relégué dans la sphère privée, particulièrement la religion. Pour l’universaliste un homme est un homme ; il mérite d’être traité comme n’importe quel autre homme, mais l’universaliste a plus de peine à considérer une minorité nationale comme sujet de droit L’universaliste accueille l’étranger mais tolère mal sa particularité. Peut-on dire dès lors que les Juifs qui parlent français, participent de la culture française et qui prouvent leur attachement patriotique en servant fidèlement dans les armées sont acceptés comme Français par les Français ?
Oui et non !
Non, si le Juif persiste à demeurer juif en maintenant vivace en lui ce qui ressort de la sphère du privé (religion, mariage, etc.). Ce Juif-là pose problème, non pas évidemment aux antisémites de tout poil puisqu’ils le veulent ainsi, mais il pose problème à l’inconscient des Français qui se réclament des principes de la République et de la Raison. Il pose problème parce que son refus de disparaître maintient l’idée de la différence au sein de la patrie de l’universel.
Oui, s’il abandonne toute manifestation extérieure et privée qui le distinguerait en tant que Juif, autrement dit, il est accepté comme Français s’il renonce dans les petits gestes comme dans les grands à son identité de Juif, et comme ultime preuve et ultime destin, qu’il s’assimile en sortant de l’endogamie juive. Les chiffres sont là pour le prouver, l’assimilation des Juifs est en mode accélérée en France, la pratique religieuse décroît et se calque sur celle des Français et les taux de mariages mixtes sont parmi les plus élevés en Occident. Les Français reconnaissent donc la nature universelle du Juif comme individu, ils l’acceptent pour autant qu’il disparaisse en tant qu’identité autre dans ses manifestations.
Le processus de disparition ne se fait pas d’un coup. L’hybridité hante la culture des dominés, car le passage d’une identité "autre" à une identité "française" ne se fait pas d’un coup ni pour celui qui la vit, ni pour le regard de l’autre. Le métissage identitaire est un détour obligé et il altère aussi bien la culture de départ que celle de l’arrivée, par le chevauchement de valeurs, qui elles ne disparaissent jamais tout à fait de l’inconscient. L’hybridité est douloureuse car rien ne va plus de soi, et l’identité du métis culturel ne relève pas pour celui-ci d’un donné a priori. Il doute de qui il est dès lors que l’autre jette un regard soupçonneux sur son identité. Ces attitudes furent particulièrement marquées au lendemain de la déclaration du général de Gaulle, suite à la guerre des 6 jours .
L’Universel est donc condamné dans la patrie des droits de l’Homme à un statut "ethnocentriste" tout en entretenant chez les Français le mythe du dépassement du particularisme et du différentialisme. Cette idéologie ne trouve sa place "naturelle" dans la société française que si cette société est capable de diffuser son idéologie nationale au reste du monde comme "Patrie des droits de l’Homme". Il n’est pas surprenant que la doctrine du droit d’ingérence humanitaire ait été proposée en France par un ministre de la République, Bernard Kouchner, en écho à son célèbre prédécesseur Michelet : "La France, patrie de l’universel a pour vocation de délivrer le monde".
L’identité française, telle que rêvée par la Révolution, ne se vit que dans une phase d’expansion, ce qui explique pourquoi la compétition avec la seule autre grande société "universaliste" du monde, celle des Etats-Unis d’Amérique est vécue en France sur le mode de la jalousie et du persiflage.
La question de savoir si une identité collective, qu’elle soit nationale comme la France ou les Etats-Unis, transnationale comme l’ex-URSS, ou religieuse comme l’Eglise catholique, puisse conceptuellement incarner l’universel, reste posée au plan théorique. Des penseurs comme Hegel, Marx, ou Hayek affirment sa possibilité sous des formes évidemment fort diverses.
Une réflexion sommaire sur la nature même du "sujet", sur son fondement psychologique, le "moi", sur la réduction de l’imaginaire social qu’engendrerait une société exclusivement fondée par la raison, sur l’impossibilité de bâtir un espace public et des règles communes dont les fondements ne proviendraient pas d’une formation sociale historiquement constituée sur son identité/altérité, sur le problème de l’origine des valeurs fondatrices des civilisations, nous amène à douter de la possibilité pratique et même théorique de penser la fin de l’altérité, condition de l’avènement concret de l’universel.
Toutefois, à titre d’utopie, l’aspiration à l’universel demeure l’un des traits les plus admirables de la France.
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