Le Porte-Avions Charles de Gaulle refondu pour 1,3 milliard en 2016. Trop cher, inutile ?
Le plus puissant navire militaire d'Europe, fierté de la flotte française, sera inactif de 2016 à 2018 pour un entretien en profondeur, notamment de ses chaudières nucléaires. Coût de l'opération d'après le ministère de la Défense : 1,3 milliards d'euros. On l'a récemment appris de la discussion du projet de loi de programmation militaire adopté vendredi.
On voit sur les sites en ligne des grands médias de nombreux citoyens se demander quelle utilité peut bien avoir un tel projet et un tel navire en période de disette financière et d'anomalies budgétaires incroyables au sein des armées (mauvais équipements au Mali, Louvois, etc).
Voici un article en trois parties pour éclairer votre lanterne sur la nature, l'emploi et l'utilisation de notre navire amiral.
1) Aspects techniques : Indisponibilités, Choix du nucléaire
2) Comment opère notre porte-avions ?
3) Quelle est la place du porte-avions dans la sratégie française mise en oeuvre par les Armées ?
Conclusion
Liens
Abbréviations courantes :
PAN : Porte-Avions Nucléaire
CDG ou PA CDG : Porte-avions Charles de Gaulle
LPM : Loi de Programmation Militaire (loi quinquennale fixant dans tous ses détails le budget des Armées)
IPER : Indisponibilité périodique pour entretien et réparation
- Sur les "indisponibilités" du Charles de Gaulle
On dit que la France n'a qu'un demi Porte-Avions Nucléaire (PAN) tant les indisponibilités liées à la haute complexité de ce type de bâtiment pèsent sur son fonctionnement. La période d'indisponibilité de 2016-2018 devait correspondre à l'entrée en service du second porte-avions dans le concept original de deux porte-avions.
Ce n'est pas la première indisponibilité programmée de longue durée (IPER dans le jargon) du CDG, la précédente datant de 2008. Tous les navires de la Marine sont soumis à ce type d'arrêt, et leurs très longues durées concernant le CDG ne sont pas dues qu'à la propulsion nucléaire (c'est l'occasion de changer les deux coeurs nucléaires du bateau). Tous les systèmes doivent être rénovés, mis à jour, et le navire devra être entièrement adapté à l'avion de combat Rafale, les derniers avions de la génération précédente (la moitié de la flotte embarquée actuelle) prenant leur retraite.
Mais cela ne peut pas justifier un coût de 1,3 milliards d'euros. La précédente IPER a couté 0,3 Milliards d'euros malgré des modifications imprévues (rallongement du pont d'envol, nouvelle hélice). Le PAN va donc subir des modifications considérables qui vont probablement accroitre ses capacités.
- Ce prix annoncé est très élevé en l'absence d'informations précises :
Pour comparaison, le second porte-avions, s'il avait été construit en 2012 sur le modèle du CDG, aurait coûté environ 2,5 milliards d'euros, dont une petite partie avaient déjè été payés d'avance. Le dernier porte-hélicoptères construit en Europe, par les Italiens, a coûté 1,6 milliards d'euros. On s'interroge alors sur l'utilité d'une telle refonte alors même que le CDG est considéré par beaucoup comme un système incomplet en l'absence d'un autre porte-avions pour pallier à ses indisponibilités.
Le blog "Le Fauteuil de Colbert" (lien en fin d'article) spécule sur l'utilisation de cet argent, et sur l'utilisation de crédits supplémentaires venant des fonds de soutien à l'industrie. Ceci serait en accord avec la politique énoncée par François Hollande dans le Livre Blanc de 2013.
- La propulsion conventionnelle (Diesel+Electrique+Turbines) face à la propulsion nucléaire :
Ce débat déjà tranché dans les années 1980 et 1990 avec les études préliminaires à la construction du CDG, fut brièvement relancé en 2008 avec l'opportunité de construire le second porte-avions en coopération avec les Britanniques, qui utilisent des avions à décollage court ou verticaux et une propulsion conventionnelle.
La propulsion nucléaire a des avantages considérables et se révèle a priori plus économique (le choix anglais s'est par ailleurs avéré ruineux, à cause du prix des avions notamment). Un porte-avions à propulsion classique est non seulement sujet aux prix toujours plus hauts du carburant, mais doit aussi être beaucoup plus grand à capacité égale, car il doit posséder une ligne d'arbre supplémentaire, des conduits d'évacuation des gaz, des espaces de stockage des carburants, etc. Un tour d'horizon très concis de cette question a été réalisé par l'Académie de Marine en 2008.
Les capacités aéronautiques du porte-avions conventionnel seraient aussi affectées pour des avions "normaux" à décollage horizontal, par les contraintes de design mais aussi à cause des turbulences engendrées par le flux d'air chaud d'échappement, et par des superstructures plus grosses voire "doublées" comme sur le design anglais. De plus la vitesse maximale serait beaucoup moins importante que sur un porte-avions nucléaire. Hors, la maîtrise de la vitesse, notamment par météo dégradée, est très importante pour que les décollages et appontages se déroulent correctement (la vitesse déterminante du porte-avions est la vitesse par rapport à l'air).
La propulsion atomique a des coûts cachés toujours évoqués par ses opposants : Le coût d'un accident nucléaire grave (heureusement très improbable), évidemment non pris en compte, et celui du futur démantèlement, qui est une grande inconnue en raison de l'évolution des technologies et des exigences de l'écologie (on ne peut pas en Europe faire comme les Américains et couler tout ca à 10 000 mètres de profondeur). Pour les opposants au nucléaire, jamais un démantèlement correct n'a été vraiment effectué, et les solutions actuelles (traitement, vitrification, enfouissement) sont critiquées.
2) Comment opère notre porte-avions nucléaire ?
- C'est avant tout une force aérienne projetable conçue aussi pour s'intégrer dans la flotte d'une coalition (idéalement européenne, en pratique sous organisation américaine, même en Lybie). Il a été démontré qu'un porte-avions est souvent plus efficace qu'un couteux réseau de bases dans des régions instables, sans compter la diplomatie nécessaire à l'obtention des autorisations de survol de pays neutres. Exemple récent, l'Afghanistan où l'établissement d'un aérodrome en Ouzbékistan fut lent et difficile, alors que le CDG était opérationnel dès novembre 2001 au sein d'une flotte française intégrée au dispositif OTAN sous le nom de Task Force 473. On s'épargne ainsi des négociations parfois difficiles et les blocages de pays opposés à nos interventions. C'est un instrument de souveraineté. Imaginons que l'Italie, où se trouvent des bases aériennes de l'OTAN, ait dit "sans moi" à l'opération en Libye ou à son extension offensive qui sortait du cadre imposé par l'ONU, M. Sarkozy pouvait toujours dire "J'y vais quand même".
- La portée effective du porte-avions est aujourd'hui telle qu'il n'existe presqu'aucun endroit au monde ou'il ne soit possible de mettre en oeuvre des avions depuis un porte avions, grâce aux ravitaillements en vol. Notons au passage que la capacité d'un porte-avions est déterminée par le type d'aeronef (avions et hélicoptères) qu'il embarque (leur portée, et leurs capacités, notamment missiles et électroniques), et le nombre de décollages/ atterrissages de ces aéronefs qu'il est capable de mener à bien en fonction des conditions météo.
- Le porte-avions nucléaire opère dans une autonomie logistique considérable. Son autonomie de déplacement est de plusieurs années. Ses opérations sont limitées par les entretiens périodiques, les vivres (45 jours en standard), le carburant des avions, et surtout (on l'oublie parfois) les nerfs et la fatigue de l'équipage, notamment en opération.
Néanmoins, il ne peut pas opérer seul et est toujours intégré à une flotte (appelée en France un groupe aéronaval). En effet il faut le ravitailler et le protéger des attaques aériennes et sous-marines (notamment écoutes et surveillance). Le CDG dispose de moyens de défense à courte portée, mais pas comparables à la capacité de frégates spécialisées. On déploie toujours le porte-avions avec une frégate anti-aérienne, et un navire de ravitaillement, et très souvent en plus un sous-marin et une frégate anti-sous-marine. Ce groupe peut être franco-français, mais aussi franco-anglais, européen ou OTAN.
En Afghanistan, la flotte française arrivée fin 2001 était un groupe aéronaval composé du Charles De Gaulle, de deux frégates de lutte anti-sous-marine, d'une frégate anti-aérienne, d'un sous-marin d'attaque, d'un ravitailleur, et d'un aviso pour les missions secondaires. Six navires envoyés seulement pour mettre en oeuvre les avions du Charles de Gaulle (les Afghans n'ayant pas de sous-marins ou de forces navales).
- Autre fonction éminement politique : la mise en oeuvre de la bombe atomique, via les missiles à têtes nucléaires dont peuvent être équipés les avions Rafale (appelés ASMP-A). Ce n'est pas tout à fait une fonction militaire : un soldat d'une armée démocratique peut décider de tirer de tirer au fusil sur l'ennemi au lieu de tirer au pistolet, mais pas, aussi gradé fût-il, d'utiliser une arme nucléaire.
3) Quelle est la place du porte-avions dans la sratégie française mise en oeuvre par les Armées ?
Le mandat que les représentants du peuple donnent aux armées est défini dans plusieurs textes, notamment les deux livres blancs de 2008 et 2013 sur la Défense et la Sécurité Nationale (liens en fin d'article).
Cet ouvrage est publié chaque fois que le besoin de clarifier la stratégie militaire de la France s'en fait sentir : en 1996 pour la fin du service militaire et la chute du mur de Berlin, 2008 après le 11 septembre et le retour dans l'OTAN, 2013 après la crise internationale et les accords franco-anglais de Lancaster House. La France y définit pour le monde et pour ses citoyens sa stratégie, la place qu'elle ambitionne dans le concert des nations, et les moyens qu'elle donne aux armées pour mettre en oeuvre cette stratégie.
Extrait :
Les forces navales contribueront à la dissuasion nucléaire avec la force aéronavale nucléaire et au travers de la permanence des patrouilles de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Elles seront également dimensionnées pour les opérations de haute intensité ou de crise majeure grâce à des capacités de combat de premier plan, polyvalentes, disposant de feux précis et puissants et s’intégrant sans difficulté dans les dispositifs multinationaux avec la faculté d’en prendre le commandement. Elles s’articuleront autour du porte-avions, des sous-marins nucléaires d’attaque, des bâtiments de projection et de commandement, des frégates de défense aérienne et des frégates multimissions.
Le Livre Blanc n'a pas force de loi. C'est un discours politique, connu pour être apartisan. Sa mise en oeuvre est assurée par les Lois de Programmation Militaires (LPM) votées tous les 5 ans. Elles sont rarement mises en oeuvre correctement (notamment á cause des cahots budgétaires). Pour la première fois en 2013, l'exécution de la LPM sera contrôlée par le Parlement pour tenter de contrer ces dérives. Les LPM contiennent les prévisions commandes de matériels, la répartition du budget des armées, les crédits de développment, etc.
Le Livre Blanc définit des fonctions et des priorités stratégiques.
Les 5 fonctions stratégiques sont les moyens de la stratégie, définis par les politiques : le renseignement, la dissuasion (surtout nucléaire), la protection (des territoires, des population, des institutions), la prévention des crises et l'intervention si elles se déclenchent.
Les 5 priorités stratégiques sont les buts de la politique de Défense et de Sécurité, par ordre décroissant : la protection du territoire national, des ressortissants français à l'étranger, et des fonctions essentielles de la Nation (institutions, économie, voies maritimes), puis la sécurité de l'Europe et de l'Atlantique Nord (lire OTAN), puis la stabilisation du voisinage de l'Europe (Balkans, Maghreb, Sahel), puis la stabilité du Proche-Orient et du Golfe Persique (par où transitent nos imports, l'importance de l'Océan Indien est toujours croissante), puis la paix dans le monde (aide humanitaire, interventions sous mandat ONU).
Il est évident que le Porte-Avions s'inscrit dans une logique d'intervention et de coopération européenne ou OTAN.
Le projet original qui prévoyait deux porte-avions en faisait un formidable outil de souveraineté : La capacité pour les dirigeants français d'agir rapidement partout dans le monde de l'après guerre froide en cas de crise majeure pour installer une zone d'interdiction aérienne, des attaques au sol ou des bombardements.
Avec l'abandon du second porte-avions et le retour dans le commandement intégré de l'OTAN sous Nicolas Sarkozy, la vocation du CDG est de soutenir militairement et d'influencer diplomatiquement une coalition majeure (comme celle de la guerre d'Afghanistan ou celle de la guerre de Libye). Cette réorientation relativement récente de la politique étrangère française en faveur de l'OTAN et des américains menée par les présidents Sarkozy et Hollande est elle-même critiquée à gauche comme à droite.
En conclusion, le Porte-avions est une arme puissante, très coûteuse, diplomatique autant que militaire : Son emploi efficace est presque impossible en dehors des coalitions OTAN, de par la complexité de sa mise en oeuvre, et par sa force de frappe offensive adaptée à de vraies guerres que nous ne pouvons de toute façons pas mener seuls. Mais il permet tout de même au politique une plus grande liberté de manoeuvre et un poids diplomatique pour peser sur la politique de sécurité mondiale au sein des coalitions, à l'OTAN et à l'ONU.
Liens :
Livre Blanc 2013 : http://livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/
Une critique instructive du Livre Blanc par un ancien soldat professeur à SciencesPo : http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20130522trib000765884/livre-blanc-de-la-defense-le-livre-noir-du-desarmement-francais.html
Un rapport américain sur l'avenir des Porte-Avions : "At What Cost a Carrier ?" http://www.calameo.com/read/0000097795db8838fc36d
"Le Problème du Porte-Avions,", par un des plus grands penseurs français en stratégie, récemment décédé : http://www.institut-strategie.fr/PA2.htm
Spéculations d'un blog spécialisé quant aux utilisations possibles des 1,3 milliards : http://www.lefauteuildecolbert.fr/article-porte-avions-charles-de-gaulle-une-refonte-historique-121335335.html
Fiche technique très détaillée du CDG sur netmarine : http://www.netmarine.net/bat/porteavi/cdg/caracter.htm
L'Académie de Marine sur le second Porte-Avions en 2008, et sur la propulsion nucléaire : http://www.academiedemarine.com/aff_travail.php?num=9
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