Législatives 2007 : voter a-t-il encore un sens ?
« Il faut donner au président de la République nouvellement élu une majorité à l’Assemblée nationale pour lui permettre d’appliquer son programme ». Tel est l’argument régulièrement entendu ces temps-ci, selon lequel le seul vote possible, logique, en un mot “normal”, serait un vote pour le candidat UMP, tout autre vote étant “suicidaire”, “contre les institutions” ou, pourquoi pas, dangereusement déviant. D’ailleurs, le candidat n’a-t-il pas lui-même annoncé : “Si je suis élu, je fais devant tous les Français la promesse solennelle d’appliquer mon programme”.
Logique, cette argumentation ? Certes, très logique. Mais pour être logique, en est-elle pour autant exacte et raisonnable ?
Etes-vous sûr(e) de savoir exactement ce que vous avez commandé ?
Entre nous, vous avez lu le projet présidentiel du candidat Sarkozy ? Non, sérieusement, vous l’avez vraiment lu, ce document sobrement intitulé “Mon projet” ? Si tel est le cas, je vous l’affirme, vous êtes une espèce rare à protéger d’urgence.
Qu’en avez-vous retenu ? “Je veux permettre à chacun de travailler plus pour gagner plus” ? “Je veux qu’on soit fier d’être français” ? “Je veux redonner du pouvoir d’achat aux Français” ? “Je veux une France de propriétaires” ? Allons, soyons sérieux : ce ne sont pas là des projets, n’est-ce pas ? Tout au plus des slogans.
Vous y avez cru ? Si tel est le cas, et si c’est un vrai choix raisonné, il est respectable. Mais aujourd’hui, dans le secret de votre coeur, pensez-vous sérieusement que ce projet porte un vrai dessein pour cette France malade qui est la nôtre ? Imaginez-vous une seule seconde qu’il sera possible de s’affranchir des réalités ? Croyez-vous qu’il sera possible au président élu, même avec 18.983.138 de voix, de donner plus à ceux qui ont beaucoup, et de prendre plus à ceux qui ont peu ?
Et d’ailleurs, au-delà des slogans de campagne, comment s’y prendra-t-on pour décliner en pratique les différents éléments du projet du président Sarkozy ? Nous le savons tous : aucun programme présidentiel ne détaille les moyens et modalités concrets de mise en oeuvre des réformes proposées. Et c’est normal, ce n’est pas fait pour cela.
Dans ces conditions, n’y a-t-il pas de marges de manoeuvre, d’espace de débat public au sein duquel il serait possible d’infléchir positivement les décisions à venir dans un sens convenant mieux à cette majorité de Français qui n’a pas approfondi plus que cela les détails du plan de bataille présidentiel ? Cet espace existe : il s’appelle l’Assemblée nationale.
Un simple exemple
Il est singulier de constater, à travers les premières initiatives du gouvernement, combien se vérifie une fois encore ce qui vient d’être exposé. Ainsi en est-il, par exemple, de la mesure concernant la déduction des intérêts d’emprunt. C’est délibérément que j’ai choisi ce sujet, car il me semble l’un des moins douloureux du programme. Rappel des faits.
“Je veux que tous ceux qui achètent un appartement puissent défiscaliser les intérêts de l’emprunt contracté pour acheter ce bien (N. Sarkozy - Le Parisien 21/02/2007)”.
N’est-ce pas là un noble vouloir ? Sans attendre le premier tour des élections présidentielles, et à plus forte raison le second, il eût été loisible aux uns et autres voire, soyons fous, aux journalistes politiques de ce pays, de demander au candidat des précisions sur cette mesure. Au lieu de cela, rien qu’un grand silence.
Ce ne sont pourtant pas les questions qui eussent manqué : seulement un appartement, pas une maison ? Tous les intérêts, ou seulement une partie ? Même pour une résidence secondaire ? A partir de quand ? Depuis quand ?
Mais il n’en a rien été, et l’on n’a pu qu’assister, désolés et impuissants, à la valse hésitation du ministre du Budget, les yeux déjà rivés sur le tableau de bord de la dette, qui déclare tout d’abord que la mesure sera applicable aux acquisitions réalisées à compter du 6 mai 2007, avant de se raviser (”rien n’est tranché, on y travaille”) puis d’annoncer que la mesure sera finalement valable pour les acquisitions effectuées à partir du [ ? ]. S’il vous plaît, complétez vous-même le [ ? ] selon les dernières informations en votre possession, puisque cela change tous les jours.
Sobre conclusion du journal Le Parisien en date du 26 mai 2007 : “A deux semaines des législatives, il serait fâcheux de se mettre à dos les électeurs, ayant des crédits en cours, qui avaient pris à la lettre les déclarations du candidat Sarkozy”.
Ah ? Les électeurs sont-ils une espèce si fragile qu’il faille à ce point la protéger de tout ? Du chaud, du froid, du tiède ? De la mondialisation et du nationalisme ? D’une croissance insuffisante et d’une croissance trop forte ? Et pourquoi pas, tant qu’on y est, un programme qui tiendrait en une simple phrase : “Je veux vous protéger à chaque âge de tous les désordres de la vie et en plus, je vous promets la vie éternelle.” ?
Oui, c’est vraiment un problème, ces électeurs. Ils écoutent d’une oreille attentive le slogan qu’on leur assène en le tenant (ou en faisant mine de le tenir ?) pour une promesse ferme. Puis ils l’interprètent à leur manière, ce qui est inévitable tant la mesure annoncée est d’une vacuité béante. Ensuite, ils n’ont guère l’opportunité d’approfondir le sujet puisqu’on en est déjà au slogan suivant : “Travailler plus pour gagner plus”, par exemple.
Et puis, quand les choses viennent sur la table pour de vrai comme c’est maintenant le cas, tout le monde réalise que ça ne va pas : les auteurs du projet constatent que la promesse manquait de précision, les électeurs entendent les choses à leur manière, puis les journaux se réveillent enfin et renchérissent. Et tout part en feu d’artifice. Etonnant, non ? Quel beau pays que le nôtre !
Et encore ce sujet est-il indolore, puisqu’il s’agit de “rendre du pouvoir d’achat aux Français” et non de leur en ôter ! Qu’en sera-t-il des (nombreux) autres sujets, et spécialement des sujets beaucoup plus douloureux ?
Ce n’est pas parce qu’une mesure est inscrite dans le programme présidentiel qu’elle est totalement détaillée. Et c’est pourquoi les Français doivent être consultés sur les modalités de mise en oeuvre de chacune de ces mesures. Dans notre démocratie et jusqu’à ce que nous en changions, l’Assemblée nationale est le lieu naturel de cette consultation.
Dans l’intérêt de tous, y compris des électeurs qui ont voté
pour l’UMP aux élections présidentielles, il faut à l’Assemblée des
députés libres qui exprimeront librement leur point de vue. Je tiens le
pari que ce point de vue rencontrera, dans beaucoup de cas, celui de
cette majorité de Français inattentifs à qui l’on a fait prendre des
slogans pour un programme.
Avez-vous un lieu de prédilection pour l’expression de la contradiction ?
Avez-vous, avons-nous à ce point confiance en l’UMP pour lui confier les yeux bandés les destinées de notre pays ? Somme-nous assez naïfs pour croire qu’une majorité UMP à l’Assemblée constitue une garantie ?
Mais quelle garantie ? La garantie que toutes les mesures du programme du candidat Sarkozy, y compris celles qui ne sont pas bonnes pour la France car elles brisent le pacte social, seront bien mises en oeuvre ? La garantie que tout ce qui est dans le programme, y compris ce qui se trouve dans les notes de bas de page qu’on n’a pas lues, y compris ce que l’on n’a pas compris ou pas voulu comprendre, sera développé ?
D’inconséquent, le citoyen français aurait-il décidé de virer au suicidaire envers son pays et envers lui-même ?
Rappelez-vous bien du Contrat première embauche (CPE). Souvenez-vous bien qu’une Assemblée nationale anesthésiée a voté comme un seul homme un texte dont le président de la République de l’époque, tout en le promulgant, invitait à ne pas s’en servir.
Souvenez-vous aussi des manifestations étudiantes, expression populaire et ultime du refus de cette mesure, qui ont produit des désordres durables. Et enfin, souvenez-vous de la volte-face généralisée qui a suivi, tant du côté du gouvernement que du côté de l’Assemblée nationale.
En quoi une majorité à l’Assemblée est-elle le gage d’une mise en oeuvre de mesures censément utiles et nécessaires ? Fait-on boire un âne qui n’a pas soif ?
L’expression démocratique ne saurait être confisquée dans un pays de démocratie dans lequel les citoyens ont perçu tout l’intérêt, toute la nécessité de cette expression, quand bien même cette expression se livre dans la rue.
Citoyens, où êtes-vous ?
Citoyens, êtes-vous à ce point en confiance pour ainsi sembler prêts à abandonner votre destin entre des mains incertaines ? Jugeriez-vous à ce point raisonnable de céder sans conditions vos droits et, surtout, vos devoirs de citoyen au motif que votre vote du 6 mai 2007 tiendrait lieu de passeport universel au président que vous avez élu ?
Voulez-vous vraiment, alors que la situation du monde qui nous
entoure évolue d’heure en heure, voir concrétiser les propositions d’un
programme qui a commencé d’être élaboré il y a cinq ans, et ce sans
envisager qu’il puisse être nécessaire de le reconsidérer au fil du
temps ? Croyez-vous seulement que cela soit raisonnablement possible ?
La “singularité française” fait de la rue un lieu presque récurrent
d’expression dès lors qu’il s’agit d’exprimer des insatisfactions. Mais
la rue n’obtient, au mieux, que des reculades sur des sujets qu’il
serait pourtant parfois nécessaire de traiter sur le fond, et elle le
sait.
Un certain Général, en son temps, considérant les Français comme “des veaux”, jugeait que ce pays était impossible à réformer. Dieu sait pourtant si, sous ses différents mandats, beaucoup de choses avaient pu évoluer, quoi qu’on puisse en penser sur le fond. Songeons simplement à la Constitution de 1958, imparfaite sans doute face aux enjeux des temps actuels, mais qui au moins pourrait nous être, faute de mieux, tellement utile ces temps-ci si l’on voulait bien simplement se préoccuper de l’appliquer.
Au lieu de cela, on en altère l’esprit en transmutant en directeurs de cabinets, à grand renfort d’initiatives spectaculaires, des ministres dont on se demande bien comment ils vont pouvoir désormais occuper leur temps et justifier les indemnités que la République leur consent. Une Assemblée d’une uniforme couleur bleu horizon, des ministres réduits au silence, une représentation nationale qui ne représente plus que quelque chose de très éloigné de la diversité citoyenne, est-ce là le visage de la nouvelle démocratie française ?
Tout à coup, un affreux doute me tenaille : sommes-nous encore bien sûrs d’être la patrie des droits de l’homme ? Ouf, me voilà rassuré, le texte intégral est publié sur le site web du Conseil constitutionnel. Et là, au moins, on est sûr d’avoir affaire à une maison sérieuse, puisque tous les anciens présidents de la République en sont membres de droit.
“Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous [extrait du préambule de la déclaration de 1789].”
“Article 16 - Toute société dans
laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des
pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.”
Aïe, je me demande si nous avons encore une Constitution.
Si vous pensez vraiment que ces droits pourront être garantis par une Assemblée bleue, fut-elle mâtinée de rose, alors votez pour un candidat de droite ou un candidat de gauche. Si vous pensez à l’inverse que le quasi-plébiscite présidentiel ne saurait constituer, dans une démocratie digne de ce nom, un vaccin à l’expression par la rue de refus qui ne peuvent être exrimés nulle part ailleurs, alors réfléchissez.
Il ne s’agit pas de porter à l’Assemblée nationale un contre-pouvoir qui stériliserait toute initiative gouvernementale et nous
conduirait à l’immobilisme. Il ne s’agit d’ailleurs pas même de
constituer un contre-pouvoir en tant que tel. Il s’agit juste de
constituer une force d’équilibre au sein d’une démocratie déjà
passablement souffrante. Il s’agit de faire en sorte que l’expression
des insatisfactions et des refus s’inscrive dans une logique
démocratique, à l’Assemblée plutôt que dans la rue. Car c’est
l’Assemblée qui peut offrir des issues favorables, et non la rue.
Réalité des risques et opportunités
Mon propos n’est pas ici d’agiter le spectre d’une guerre civile. L’expression de la rue peut parfois être nécessaire. Elle peut parfois demeurer la seule alternative, et ce ne sont pas ceux qui ont démonté la Bastille, puis commis cette admirable déclaration à laquelle je faisais allusion, qui diront l’inverse.
Mais combien de signaux ignorés, combien d’alertes négligées pour qu’un peuple affamé de pain, d’égalité et de justice se résolve, la mort dans l’âme, à abattre son souverain ? Combien de générations tenues en servitude pour en arriver là ?
Sur l’agenda de Louis XVI le 14 juillet 1789 : “Rien”.
Citoyens, réveillez-vous ! Songez que la démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Les 10 et 17 juin 2007, votez !
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