Liberté, sociabilité et tolérance
Toute société, pour se maintenir dans un état relativement
stable, a besoin de produire les conditions d’une identification des individus
aux autres membres du groupe, et ceci d’autant plus qu’elle se sent menacée de
l’intérieur par des forces antagonistes ; c’est alors l’union sacrée contre
les ennemis intérieurs et extérieurs. Mais cette union sacrée comporte un
risque, celui de mettre en péril la liberté individuelle dont nous nous
réclamons. Comment penser une telle contradiction ? Est-il possible de la résoudre
?
Cette identification spontanée aux autres dans toute société
est toujours nécessairement valorisée et valorisante, car elle offre aux individus une protection suffisante contre la menace
dépressive toujours présente de la perte de soi (déréliction), du mépris et de
l’angoisse de la mort, et peut répondre de façon fantasmatique au désir universel de la reconnaissance de soi, y
compris jusqu’au sacrifice valorisant du soi biologique et égocentrique en
faveur du groupe. Elle peut emprunter la forme religieuse ou nationale(iste),
voire raciste particulariste qui n’en est qu’une variante sécularisée, ou bien
se référer à des valeurs qui sont proclamées universelles, c’est-à-dire valant
pour tous, ce qui est le cas dans les sociétés occidentales aujourd’hui.
Mais le racisme ou la xénophobie sur fond de ces valeurs
communes, y compris celles qui se présentent rationnellement comme
universelles, corrompent nécessairement les réactions spontanées de chacun, dans
le sens du rejet de la différence de l’autre. Cela est vrai vis-à-vis de qui
parle une langue qu’on ne comprend pas ou se livre à des rituels symboliques
étranges car étrangers, donc inquiétants en cela qu’ils menacent le sentiment
valorisant d’être protégé moralement par un groupe uni et sans faille, dans
l’expression d’une identité spontanément valorisante.
Ainsi, la seule manière de desserrer cet étau, véritable glu
sociale qu’est cette identification valorisante au groupe et le rejet de la
différence qu’elle provoque (la caricature comme provocation identitaire), est
de refuser de se dissoudre dans un groupe plus ou moins fusionnel, qui génère
une solidarité automatique (non choisie), pour s’affirmer capable (et donc fier)
de penser et d’agir par soi-même dans le respect des autres, respect qui est aussi
la condition d’une authentique autonomie individuelle. Cet effort implique qu’on sache traduire les comportements et les croyances des autres en une langue
qui nous soit compréhensible, tout en combattant d’abord en soi, et ensuite
dans la société, les idées, les comportements et surtout les émotions qui
interdisent cet effort pour se dégager du racisme spontané et de la xénophobie
réconfortante qu’engendre l’identification aux valeurs de son groupe.
Or, si dans nos sociétés, le racisme est dévalorisé au nom
d’un humanisme universel, et c’est tant mieux, il n’est pas vaincu dans la
dimension profonde de notre identification aux autres ; c’est pourquoi il peut
réapparaître lors d’un conflit, en empruntant le masque de ces mêmes valeurs,
mais en en faisant un usage xénophobe. C’est très exactement , me semble-t-il,
ce qui se produit lorsque, au nom de la valeur universelle de la liberté d’
expression, on s’autorise à insulter ou à offenser les croyances des autres,
sans chercher à les comprendre, ni à savoir si ces autres sont ou non des
criminels liberticides assimilables à des terroristes, qu’il est tout à fait
nécessaire de combattre par tous les moyens idéologiques politiques,
juridiques et militaires dont nous disposons. Ce dernier combat suppose donc qu’on s’oblige à dissocier en permanence les comportements criminels avérés et
ceux qui s’y livrent (ex : les terroristes) des croyants d’une religion dans son
ensemble, avec qui il convient de dialoguer en les respectant, pour justement
qu’ils deviennent, en eux-mêmes, capables de cet effort qu’exigent les valeurs
universelles dont on se réclame à bon droit, non seulement pour soi, mais tout
autant pour les autres. On est alors aux antipodes d’une prétendue liberté
sauvage, au fond liberticide, mais au plus près d’une liberté régulée, à savoir
respectueuse de celle des autres et de la notion universelle de droit de
l’homme qui, en aucun cas, ne peut signifier le droit à insulter autrui pour se
défouler ou se faire plaisir dans la réaffirmation de notre appartenance
collective..
Mais il convient de le savoir, et de la faire savoir : cette
affirmation du primat des droits de l’homme est contraire à toute conception communautariste
fusionnelle de la société ; elle exige qu’on accepte (voire qu’on milite
pour elle) une société libérale dans laquelle les droits de l’individu, autonomes
juridiquement et politiquement, priment sur la solidarité automatique au groupe,
et dans laquelle les relations entre les individus sont nécessairement
contractuelles et révisables ; c’est-à-dire mobiles. La question est alors de
savoir si nous sommes préparés à affronter les risques d’une telle autonomie, et
l’instabilité de la solidarité qu’elle implique nécessairement.
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