Mon papa soixante-huitard et moi
S’il est vrai que l’Histoire est un processus dialectique, au cours duquel chaque génération critique plus ou moins violemment la génération précédente, alors c’est au tour des soixante-huitards de voir leurs enfants devenus jeunes adultes, les critiquer eux, leurs idées, et la sacrée pagaille qui en résulte, dans laquelle ils ont fait naître et grandir leur progéniture, qui se retrouve avec cette pagaille sur les bras.
68, cela me fait d’abord penser à toutes ces images qui font rêver, de mini-bus peints de toutes les couleurs, de slogans « flower power » et « peace and love », de feux de camps sous les étoiles, et bien sûr les fleurs que l’on se met dans les cheveux quand on va à San Francisco.
Mon papa avait 20 ans en 68, et s’il m’entendait, il me rappellerait tout de suite que 68, notamment dans le quartier latin à Paris, ne se résume tout de même pas à ce qu’en a repris le marketing :
« Crois-moi, avoir 18 ans en 66, ce n’était pas exaltant ! Tu ne peux imaginer, ce qu’était le quotidien ? Une chape, invisible mais tellement ressentie, oppressait ce monde "bien-pensant ". Je peux te dire, en toute honnêteté que ces jours furent pour moi, et ta mère, des jours de pur bonheur. Ce qui reste vraiment à présent, ce sont les échanges verbaux qui tout à coup fleurirent à tous endroits - d’autres "échanges" également, je travaillais alors au coeur du quartier latin. Je ne veux pas jouer les anciens combattants. Sache que ces idées, combattues par "ces gens-là", furent pour la société entière, une véritable embellie ! Puissiez-vous, toi et toute la jeunesse, vivre de telles aventures ! »
68, formidable souffle de vie et de liberté, que nous rappelle la jolie formule à ne pas oublier : "et si on faisait un pas de côté ?".
De 68 il reste donc des images, en fait un peu commerciales sur les bords, et le souvenir authentique de mon père, et ses récits qui me font rêver, mais malheureusement ça ne s’arrête pas là. Avec 68, sont aussi venues des réponses à des questions difficiles, réponses auxquelles mon père croit dur comme fer, alors qu’à mes yeux elles sont excessives et ont eu pour résultat la pagaille actuelle. Je dis à mon père que ces réponses excessives en lesquelles il croit, font partie d’une idéologie empoisonnée, qui n’a rien à voir avec l’esprit de vitalité et de fraternité qu’il aime dans 68. Sous ses airs charitables, cette idéologie ne sert qu’à culpabiliser le peuple et à le faire taire, quand celui-ci voudrait exprimer son envie de préserver son bien-être, ou quand celui-ci voudrait dire dans quelle réalité il vit.
En critiquant les réponses de mon père, j’ai l’impression de faire avancer la réflexion sur les questions. Mais ces questions sont tout aussi difficiles à affronter pour moi que pour mon père, et j’ai peur de tomber quand j’y réponds, dans d’autres excès. Voilà ces questions.
Mon père vénère la notion d’humanité, il rejette l’idée que l’on puisse privilégier aux autres hommes, les membres du peuple auquel on appartient. Aux concepts abstraits, comme celui d’humanité, je préfère les choses concrètes, comme les groupes d’individus qui font corps parce qu’ils sont engagés les uns envers les autres, qui sont heureux parce que parmi les leurs, qui sont forts parce qu’ils sont solidaires. Je souhaite donc qu’on s’attache à nouveau aux notions de peuple et de nation, et je souhaite défendre ces notions face a ceux qui les trouvent égoïstes. Comment est-il possible de concilier cette idée que tous les hommes sont frères, avec cette autre idée qu’ils ont besoin de privilégier leur peuple ou leur nation, sources réelles de leur force et de leur bonheur ?
Mon père refuse de voir la cruauté et l’injustice du monde réel. Le peuple français peut être placé dans des situations cruelles de conflit entre son propre bien-être et celui d’autres personnes ou groupes de personnes, comme les migrants issus des pays pauvres qui voudraient entrer sur le territoire français, ou les habitants des pays émergents qui connaissent une forte croissance, peut-être en partie au détriment de l’industrie française. Il serait juste que le peuple français conserve son bien-être, mais il serait juste aussi que les autres personnes, et groupes de personnes, accèdent aussi au bien être. Lorsque deux choses justes rentrent en conflit, et frisent l’incompatibilité, comment croire encore en la justice ? Mon père a nié cette cruauté du monde réel, comment en refusant de la nier, est-il possible de ne pas sombrer dans le nihilisme ?
Mon père n’aime pas les frontières, sa génération a désactivé les frontières, qui laissent aujourd’hui passer sans restriction, biens et services, capitaux et personnes. Résultat, c’est la désindustrialisation, la désintégration sociale, la finance et le consommateur rois, et la politique d’aujourd’hui est tellement contrainte par le monde extérieur, qu’elle perd son sens, les membres de la société française n’ont plus la possibilité de choisir dans quel univers économique ils veulent vivre. Il faut que la France réactive ses frontières, qu’elle reprenne une certaine autonomie par rapport au reste du monde. Mais il est peut-être possible de réactiver les frontières de manière excessive. Ce n’est pas la même chose de refuser totalement les échanges et la concurrence avec le reste du monde, et de ne refuser que les échanges dérégulés, une certaine concurrence faussée. Quelles sont les modalités d’intégration de l’économie française dans l’économie mondiale, qui permettraient à la France de reprendre une certaine autonomie par rapport au reste du monde, sans trop s’en couper ?
Pour mon père, n’importe quel groupe d’humains peuvent vivre ensemble. Je pense au contraire que seuls des humains qui ont le sentiment d’appartenir à un même peuple, peuvent vivre ensemble, et je pense que ce sentiment d’appartenance commune est une réalité difficile à faire émerger, et très fragile. Je risque alors de vouloir que soient utilisées des méthodes exagérées pour faire exister ce sentiment d’appartenance commune. Les régimes fascistes, dont on peut se laisser aller à admirer la cohésion sociale apparente, imposaient un modèle de manière d’être, auquel chacun devait se conformer, sous peine d’être exclu. Comment faire émerger un sentiment d’appartenance commune, sans pour autant reprocher à untel ou à untel autre d’être ce qu’il est ?
Cela fait donc quatre questions, auxquelles mon père a apporté des réponses que je trouve excessives. La différence entre mon père et moi, c’est que ses réponses ne sont déterminées que par de bonnes intentions, alors que les réponses que je cherche seront déterminées non seulement par ces bonnes intentions, mais aussi par un certain instinct de conservation de soi, et par une certaine perception du monde réel, dans tout ce qu’il a de contingent et déroutant.
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