Pourquoi la science ne nous parle pas ?
Le comité d’éthique du CNRS (Comets) vient de publier un avis sur la diffusion des résultats de la recherche, recommandant au monde scientifique de s’interroger sur l’une de ses missions souvent négligée : faciliter l’appropriation des nouveaux savoirs par le grand public. En effet, bien que les résultats de la science, à travers l’exploitation qui en est faite par l’industrie, aient de plus en plus d’influence directe sur notre vie ; le débat sur les questions scientifiques reste trop souvent éloigné du domaine public. Mais cette apparente désaffection n’est-elle pas, justement, la conséquence d’une trop forte instrumentation de la science ? À trop servir l’industrie, n’aurait-elle pas perdu son âme ?...
Dans les pays occidentaux, les
principales richesses créées au cours des dernières décennies découlent
de l’activité scientifique et des résultats des laboratoires de
recherche, fondamentale d’abord, appliquée ensuite. Les applications
récentes qui ont modifié notre vie quotidienne comme internet, le
téléphone portable ou le GPS, et la technicisation croissante de
l’automobile, de l’aéronautique, des méthodes de production
industrielle ou de la médecine ne sont possibles que grâce à une
science performante. Pourtant, dans les grands médias, la vulgarisation
des sciences tend à disparaître et l’attractivité de la carrière
scientifique est au plus bas chez les jeunes générations.
Une part de la responsabilité revient sans doute aux chercheurs
eux-mêmes, réticents à consacrer du temps pour des tâches de
communication non directement mesurables. Plus grave, le mode
d’évaluation actuel de la qualité d’un laboratoire, qui impose aux
chercheurs de publier le plus souvent possible dans les revues
prestigieuses utilisant la relecture par les pairs, pousse parfois les
chercheurs à rendre publics des résultats non aboutis ou des recherches
en cours. « Les chercheurs doivent s’interroger sur l’opportunité et la
pertinence de la décision de communiquer leurs résultats », suggère
ainsi le communiqué du Comets. Pour les éventuels vulgarisateurs,
observateurs extérieurs aux laboratoires, de telles publications,
guidées par l’urgence, peuvent parfois sembler absconses, voire
totalement dénuées de sens. Il est tentant alors d’ironiser sur l’image
du chercheur enfermé dans sa tour d’ivoire, concentré sur des travaux
déconnectés de toute réalité et somme toute injustifiables ! Pourtant,
il suffit souvent de s’intéresser aux objectifs à plus long terme d’un
laboratoire, plutôt qu’à une publication ponctuelle pour trouver du
sens à ces mêmes résultats.
Comprendre le monde n’est pas seulement une source de revenus !
Mais l’essentiel des freins à une réelle appropriation publique des
savoirs scientifiques ne proviennent-ils pas surtout de l’évolution
même de notre société et des valeurs qu’elle porte ? A l’époque des
Lumières, les auteurs de l’Encyclopédie s’étaient donné pour objectif
de faire reculer l’obscurantisme pour favoriser la naissance d’une
forme de Raison publique, condition préalable à l’établissement d’une
société démocratique. À partir de la seconde moitié du dix-neuvième
siècle, dans le contexte de la révolution industrielle, la diffusion
publique de la science a commencé à se rapprocher de la vulgarisation
scientifique telle qu’on la connaît aujourd’hui. Progressivement, la
publicisation de la science s’est déclinée sous formes d’ouvrages,
d’expositions, d’articles dans la presse écrite, mais aussi dans les
nouveaux médias, radio puis télévision. Le positivisme, puis les
transformations radicales de notre mode de vie, conséquences directes
des retombées de la science (électricité publique, automobile,
télécommunications, médecine), ont sans doute entretenu l’image d’une
science avant tout source de progrès, d’amélioration du bien-être, et
de richesse. Dans un tel contexte, la culture scientifique et technique
trouvait sa principale valorisation dans la possibilité qu’elle
offrait, (et offre encore), de comprendre le nouveau monde
industrialisé, et surtout de participer à l’élaboration des nouvelles
richesses (l’ordinateur personnel, le e-commerce, le traitement des
informations, la transformation du vivant, les nouvelles énergies,
etc.).
Aurions-nous oublié que la démarche scientifique naît avant tout de la
volonté, profondément humaine, de comprendre le monde qui nous entoure,
avant même de chercher à en tirer de nouvelles richesses ? Le
questionnement sans fin de l’enfant est là pour nous le rappeler. On
n’a pas seulement besoin de prendre, de profiter de la nature ou des productions humaines, mais aussi de comprendre,
de donner un sens à ce qui nous entoure, à nos actes, à nos vies...
Malheureusement, on le voit bien, le financement des laboratoires est
de plus en plus alimenté par des sources privées, et donc intéressées
par des résultats à court ou moyen terme et pouvant trouver des
débouchés et des applications industrielles. Dans leur budget annuel,
les laboratoires, y compris les laboratoires universitaires, voient la
part des fonds publics s’amenuiser d’année en année pour devenir
minoritaires.
Chacun d’entre nous peut s’enthousiasmer pour le mystère du Big Bang,
la naissance de la vie sur Terre ou l’évolution des premiers hommes.
Chacun d’entre nous, sauf le comptable d’un groupe industriel appliqué
à sa mission. Car, il faut l’avouer, la réponse à ces questions quasi
existentielles ne trouvera probablement pas de débouchés industriels et
personne ne pourra s’en servir pour prendre des parts de marché ou
faire fructifier son investissement...
Que l’industrie investisse dans la recherche pour produire de nouvelles
richesses, c’est légitime. En revanche, que la société laisse
l’industrie prendre le contrôle de la recherche publique pour en faire
une sorte de service de « recherche amont » me semble inacceptable.
Car, là où la recherche appliquée n’a d’intérêt que pour le technophile
averti ou l’ingénieur dans le cadre de son activité, la recherche
fondamentale ou, disons, la recherche non appliquée, de plus en plus
rare, nous intéresse potentiellement tous, et devrait être au coeur
d’une sorte de service public du savoir.
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