Transplantations d’organes et médiation éthique
Un acteur des transplantations affirmait récemment, lors d’un congrès rassemblant des spécialistes de la réanimation : « les prélèvements ’à cœur arrêté’ rencontrent une large adhésion de la part de la société ». Cette affirmation pourrait paraître paradoxale, puisqu’à l’heure actuelle, aucun discours public sur les prélèvements « à cœur arrêté » n’a été mis en place à ce jour. Comment le consentement éclairé au don de ses organes à sa mort, inscrit dans la loi, va-t-il pouvoir être recueilli auprès d’un grand public qui, tout en ignorant tout ou presque des prélèvements « à cœur arrêté », est sans cesse sollicité afin de prendre position pour ou contre le don de ses organes à sa mort ?...
Quels sont les enjeux de cette médiation éthique ? Dans le contexte actuel, qui est celui d’une volonté de promouvoir au maximum les transplantations d’organes, l’information ne s’affranchit jamais de la promotion du don d’organes, au motif de l’impératif "éthique" d’encourager les bonnes volontés face à la pénurie de greffons. Chaque hôpital, chaque clinique a pour mission de promouvoir les transplantations d’organes : identifier des donneurs "morts", fournir des greffons viables, greffer les patients en attente d’un organe. Le discours public se fait l’écho de cet impératif de promotion des transplantations. Cette fuite en avant vise à cacher le talon d’Achille des transplantations : la pénurie de greffons. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que la promotion du don d’organes, les prélèvements et greffes à tout prix et pour tout prix font des victimes dans chaque "camp" (donneurs ou donneurs potentiels ; receveurs ou receveurs potentiels). Les patients en attente de greffe et leur famille s’attendent à recevoir l’organe salvateur. Ils refusent de commencer un processus de deuil, tous les espoirs sont placés dans l’attente de l’organe et du don. Pour peu que le proche en attente d’organe vienne à décéder faute de greffe, le ressentiment sera immense (à la mesure de l’espoir suscité) et le deuil pathologique. Ainsi les parents de la petite Mathilde, 4 ans, ont écrit à M. Nicolas Sarkozy le jeudi 11/10/2007. Mathilde attend un cœur depuis juin 2007. Je cite un extrait de cette lettre :
« Nous sentons bien le souffle aigre de la fatalité et l’échéance qui approche. (...) Nous n’acceptons pas cette renonciation annoncée, car des solutions existent. Et nous voulons poser cette question simple : qu’attendent les pouvoirs publics pour mettre enfin en œuvre les mesures qui s’imposent ? Et dont on sait qu’elles sont efficaces ? En Espagne, pas très loin de chez nous... Nous voulons des actes, pas des paroles. (...) C’est pourquoi, nous demandons instamment à M. Nicolas Sarkozy de déclarer le don d’organes et la greffe Grande Cause Nationale. (...) Il faut que la société française toute entière se mobilise pour mettre fin à ce scandale insupportable de la mort de nos enfants, parce que les pouvoir publics ne font pas ce qu’il faut pour leur donner accès au traitement qui les sauverait. C’est pourquoi nous invitons tous nos compatriotes à signer l’Appel à la solidarité nationale de Mathilde. Nous remettrons personnellement cette pétition à M. le président de la République. »
Source : http://lappeldemathilde.blogspot.com/
Pour la famille de cette jeune patiente en attente de greffe, la pénurie de greffons est imputable à... une erreur de choix politique. Il s’agit là d’un malentendu aux conséquences gravissimes, que le Pr Bernard Debré analyse dans son livre intitulé Nous t’avons tant aimé. L’euthanasie, l’impossible loi, publié en 2004 aux éditions du Cherche-Midi (Document). Il identifie ainsi « les conséquences gravissimes d’un malentendu qui n’en finit pas de se développer, à l’égard du clonage ». Greffer, c’est bien ; cloner, c’est mal. « Or seul le clonage thérapeutique peut parvenir à régler la question des greffes d’organes ». Demander à ce que les greffes soient déclarées grande cause nationale, c’est oublier un peu vite que les greffes représentent un problème complexe et douloureux : "les greffes d’organes, matière à la fois compliquée, à cause des rejets, et douloureuse, en raison du manque chronique... d’organes à greffer !" (Ouvrage cité, p. 107). Faut-il déclarer le clonage thérapeutique grande cause nationale, et non le don d’organes ? Rappelons que la définition légale de la mort repose, depuis 1968, sur une incompétence du cerveau, et ce, pour deux raisons : permettre deux pratiques de fin de vie : les prélèvements d’organes et l’arrêt des soins :
"La nouvelle définition de la mort cérébrale est née en 1968 à la suite du progrès des techniques de réanimation (ventilation artificielle et réanimation cardio-pulmonaire) et du développement des pratiques de transplantation. ’Ce changement de législation a permis de résoudre le double problème que posait, d’une part la surcharge des lits occupés par des patients qui ne retrouveraient plus la conscience et, d’autre part, la demande croissante d’organes pour la transplantation. La définition de mort cérébrale permet d’annuler les obstacles auparavant légaux de deux pratiques désormais très courantes en fin de vie : les prélèvements d’organes et l’arrêt des soins’, écrit David Rodriguez-Arias." (Emmanuelle Grand, Christian Hervé, Grégoire Moutel : Les Eléments du corps humain, la personne et la médecine, éditions de l’Harmattan, 2005).
En 2004, le Pr Bernard Debré avait expliqué que le clonage thérapeutique constituait l’avenir des greffes, car lui seul permettrait de supprimer un jour le douloureux problème de la pénurie de greffons :
"(...) personne ne prend vraiment la peine d’expliquer au grand public que bien des cas aujourd’hui désespérés pourraient ne plus l’être si l’on autorisait les recherches sur le clonage humain ! Que cet enfant, ce parent, cet ami, que nous voyons s’éteindre, nous pourrions aussi bien le voir reprendre vie, pour peu que quelques vérités élémentaires s’imposent enfin...
La première de toutes est que le clonage reproductif, dont on ne discerne ni l’avenir ni l’utilité s’agissant de l’homme - les dictatures et les fanatismes religieux ont-ils jamais eu besoin de cela pour créer, à leur convenance, des hordes fanatisées partant au supplice dans l’espoir d’un paradis ? - n’est pas le clonage thérapeutique. La seconde, c’est que ce dernier, et lui seul, peut un jour parvenir à régler totalement la question des greffes d’organes, matière à la fois compliquée, à cause des rejets, et douloureuse, en raison du manque chronique... d’organes à greffer ! (...) Tel est l’aspect fondamental de la recherche sur le clonage thérapeutique : achever de percer le mystère de la spécialisation cellulaire en apprenant à repérer, à identifier, à sérier, ces véritables ’anges gardiens’, pour mieux les inciter, le cas échéant, à ’redémarrer’ vers la construction d’un organe complet. Un organe parfaitement sain qui deviendrait le nôtre, et serait ainsi greffable sans danger ! De nombreuses personnalités scientifiques, dont quatre Prix Nobel, réclament l’ouverture de ce champ de recherche inespéré. Pour l’instant sans succès. Alors que, dans le même temps, on réfléchit à autoriser l’euthanasie sur des personnes en fin de vie, malades certes, mais cependant bien vivantes ! N’est-ce pas ce qui s’appelle marcher sur la tête ?" (Pr Bernard Debré : Nous t’avons tant aimé. L’euthanasie, l’impossible loi. Editions du Cherche-Midi, 2004.)
Ce plaidoyer en faveur du clonage thérapeutique, que le Pr Debré poursuivra dans son livre intitulé La Revanche du serpent ou la fin de l’homo sapiens (fin 2005), sera entendu, après un certain retard à l’allumage :
"Le décret d’application relatif à la recherche sur l’embryon et sur les cellules embryonnaires a été publiée le 6 février 2006. En juin 2006, six équipes de biologistes travaillant dans des structures publiques ont obtenu de l’Agence de la biomédecine l’autorisation de mener des recherches sur les cellules souches d’embryons humains. Sur ces six équipes, cinq sont de l’Inserm et de l’Institut Pasteur et travailleront sur des lignées de cellules souches embryonnaires importées. Pour la première fois, une équipe (codirigée par Marc Peschanski et Stéphane Viville) tentera sur le territoire national de créer à partir d’embryons humains des lignées de cellules souches." (Source :
http://www.admi.net/jo/20060207/SANP0524383D.html)
Dans la lettre citée plus haut (l’appel des parents de Mathilde), le terme "sauver" est récurrent : "seule une greffe de cœur pourra (...) sauver" cette petite fille. Faut-il rappeler que "l’espérance de vie d’un enfant transplanté ne rejoint pas celle d’un enfant normal" ?
(source).
Dans les faits, il n’est pas rare que le terme "sauver" se situe davantage du côté du prolongement de la maladie que du côté de la rédemption miraculeuse (55 à 60 % de survie à 5 ans, source : Inserm : Les Limites de la pratique des prélèvements sur personnes décédées, Dr MD Besse, 03/02/2004).
Demander à ce que les greffes soient déclarées grande cause nationale, n’est-ce pas mettre le gouvernement en demeure de résoudre des problèmes qui ne sont pas de son ressort, faute de quoi le recours aux solutions alternatives (le trafic d’organes) se trouverait justifié (seul le gouvernement incriminé en porterait la responsabilité) ? Proclamer les greffes grande cause nationale, c’est jeter de la poudre aux yeux des usagers de la santé, en leur faisant croire que le gouvernement a les moyens de remédier aux problèmes de pénurie de greffons, alors qu’on entrevoit déjà les effets pervers de ce choix politique : la porte ouverte au trafic d’organes : tant que le gouvernement "ne fera pas son devoir", les patients en attente de greffe se tourneront vers des "solutions alternatives". Lesquelles solutions pointent vers le trafic d’organes et la libéralisation du don d’organes, avec un marché fixant le prix des greffons. C’est déjà le cas en Allemagne - où les cœurs prélevés peuvent être transformés en "médicaments" commercialisables, c’est ainsi que des aortes peuvent être commercialisées, des banques de tissus et d’organes peuvent devenir profitables - ou encore en Espagne, où les services hospitaliers de coordination des transplantations sont indirectement autorisés à rémunérer les familles de donneurs, puisque ces services de coordination sont directement financés par l’Etat qui les incite financièrement à mettre un plus grand nombre de donneurs "décédés" à disposition... Or rappelons cette évidence : la pénurie d’organes, douloureux problème universel, n’épargne ni l’Espagne ni l’Allemagne. Aucun pays n’a pu, à aucun moment, résoudre la pénurie de greffons. Pas même en prélevant les organes des condamnés à mort en Chine... Si aucune solution n’a jamais pu être trouvée, c’est peut-être qu’elle n’existe pas ? Peut-on déclarer grande cause nationale un problème qui n’a jamais trouvé de solution nulle part - celui de la pénurie des greffons ?
Une grande cause humaniste - qui rappelle à tout instant que les greffes, celles qui font gagner des années de vie à des patients dont le pronostic vital était bien plus pessimiste avant l’opération, constituent un miracle de solidarité humaine, une conjonction exceptionnelle de talents, de chance, un tour de force sur le plan logistique, humain et matériel - est-elle reproductible à l’infini ? Les insurmontables problèmes qui suivent la transplantation comme une ombre montrent bien que l’on ne saurait répondre à une telle question par l’affirmative. Prétendre le contraire, c’est faire croire et vouloir faire croire que les bébés naissent dans les choux, c’est jeter de l’huile sur le feu entretenu par ce malentendu aux conséquences gravissimes dont parlait le Pr Debré. C’est faire du chirurgien acteur des transplantations un pompier pyromane. Encourager le don d’organes s’avère paradoxal. Le Bulletin bibliographique de l’espace de réflexion éthique n° 15 (05/2007) présente un article de Guy et Françoise Le Gall : "Rappel de la législation relative aux prélèvements d’organes et quelques questions éthiques" ("Revue : médecine et droit", 04/07, n° 83, p. 50-55). Cet article évoque les problèmes qui peuvent naître d’une logique d’augmentation des dons.
Les familles confrontées au don d’organes doivent choisir entre l’accompagnement de leur proche mourant et l’autorisation du prélèvement des organes de ce mourant afin d’aider d’autres patients, qui sont pour eux de parfaits inconnus. Cette question du choix est toujours surréaliste, souvent inhumaine. Un article scientifique américain de mai 2007, concernant les prélèvements "à cœur arrêté", rend compte du suivi de nombreuses familles confrontées au don d’organes, ces familles ayant accepté ou refusé le prélèvement des organes de leur proche mourant :
“‘Non-Heart-Beating,’ or ‘Cardiac Death,’ Organ Donation : Why We Should Care” - In : Journal of Hospital Medicine
(lien)
« The President’s Council for Bioethics has also warned that NHBOD can transform EOL care from a ’peaceful dignified death’ into a profanely ’high-tech death’ experience for donors’ families. Several aspects of medical care that are neither palliative nor beneficial are performed for donor management for NHBOD and can explain the feared transformation of the death experience. »
NHBOD : Non-heart-beating organ donation (prélèvements d’organes sur donneur "à cœur arrêté")
EOL care : End-of-life care (soins de fin de vie, soins palliatifs)
On voit que les deuils pathologiques du côté des familles confrontées au don d’organes ne sont pas exceptionnels. Une mère ayant autorisé le prélèvement des organes de son fils en état de mort encéphalique a dit avoir eu l’impression que "tout avait été orchestré pour obtenir son consentement au prélèvement des organes" de son fils. Des années plus tard, cette mère se reprochait d’avoir "abandonné son fils au pire moment de sa courte existence"...
Une promotion à tout crin des transplantations d’organes est donc à l’origine de deuils pathologiques qui se manifestent des deux côtés : côté donneur comme côté receveur, que donneur et receveur aient effectivement joué ce rôle ou qu’ils y aient été confrontés sans l’avoir joué (un donneur "décédé" pour lequel les proches ont refusé le prélèvement d’organes ; un patient décédé en attente de greffe).
Qu’il me soit permis de rappeler ici une évidence, qui, pour être en relation directe avec le taux de refus des prélèvements d’organes sur donneurs "décédés", n’en est pas moins soigneusement passée sous silence dans le discours public : les états de mort qui permettent les prélèvements d’organes constituent des formes de mort dites "équivoques" (état de "mort encéphalique" ou patients "décédés présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant"). L’état de mort dit "univoque" ne permet, quant à lui, aucun prélèvement d’organes. Techniquement, les patients "décédés" potentiels donneurs d’organes sont soit maintenus en vie artificielle, soit réanimés, pour mourir au moment du prélèvement de leurs organes. Imaginer que ces patients réanimés ou maintenus en vie artificielle sont de simples pourvoyeurs d’organes et non des patients en fin de vie, que l’on doit protéger de "l’acharnement thérapeutique déraisonnable" (comme préconisé par la loi Léonetti d’avril 2005, dite "loi sur la fin de vie") n’est pas chose aisée. En effet, ces potentiels donneurs font inévitablement l’objet d’un "acharnement thérapeutique déraisonnable", dans le but de conserver leurs organes et de transformer ces derniers en greffons viables (but "éthique", "altruiste"). Cette "technicisation de l’agonie" (Dr Andronikof) au service des prélèvements d’organes est cause de deuils pathologiques chez bien des familles confrontées au don d’organes, qui redoutent la "rapacité" des équipes médicales. Cette technicisation prend alors la connotation d’une profanation, d’une transgression pour ces familles. Est-il besoin d’être saint Augustin, Père de l’Eglise, pour dire : "Tout n’est pas profitable" ?...
Ces derniers développements posent la question de la faisabilité et de la justification, sur le plan déontologique, d’une systématisation de la promotion du don d’organes (don systématisé et systématique). Faut-il organiser un système de recyclage d’un individu à l’autre ? Quelles sont les limites d’un système de récupération de bouts d’hommes pour soigner l’homme ? Les limites techniques, conjoncturelles (pénurie de greffons), scientifiques (controverses), financières (l’allongement de la durée de vie entraîne une augmentation du besoin en greffons, d’où l’aggravation de la pénurie certes, mais aussi l’augmentation du coût des greffes, que la Sécurité sociale ne pourra pas supporter) - toutes ces limites rendent le problème des transplantations extraordinairement complexe. Trop pour faire du don d’organes une cause nationale ? Qui pourra encore se payer une greffe en 2050 ? C’est la question que posent les auteurs du documentaire Les Fabricants de cœur (Arte, 27/02/2007).
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON