Pour certains libéraux, quiconque souhaite une répartition plus équitable des richesses se prend pour Robin des Bois : il veut « voler les riches pour donner aux pauvres ». Contre ce préjugé courant, je vais tâcher de montrer que redistribution des richesses n’est en rien synonyme de vol. Pour ce faire, je m’inspirerai de Locke, un des philosophes favoris des libéraux…
Que signifie l’expression « voler les riches » ?
Dire que la redistribution des richesses est un vol, c’est prétendre qu’elle transgresse une certaine loi. Mais de quelle loi s’agit-il ? Certainement pas du droit juridique, puisque de nombreuses législations ont institué des mécanismes de redistribution des richesses. L’impôt progressif sur le revenu en est un bon exemple, même s’il recule au profit de taxes inégalitaires comme la TVA (cf.
cet article). Puisque cet impôt est légal, jusqu’à nouvel ordre, il est clair que la redistribution des richesses n’est pas un vol au sens juridique du mot.
Si c’est un « vol », c’est donc au regard d’une loi non juridique : une loi non écrite et non contraignante... Cette loi, certains philosophes l’ont appelée « droit naturel ». Contrairement au droit juridique (ou « droit positif), le droit naturel serait universel, présent dans la conscience de tout être raisonnable, quels que soient les époques et les pays. C’est au nom du droit naturel, par exemple, que les privilèges de la noblesse et du clergé furent abolis en 1789 : bien que légaux, ils étaient perçus par les révolutionnaires comme injustes, contraires aux « droits naturels » des hommes.
Cette idée de « droit naturel » est discutable, mais acceptons-la à titre d’hypothèse. Cela étant admis, le problème qui va nous occuper est le suivant :
la redistribution des richesses est-elle contraire au droit naturel ? Pour traiter ce problème, je m’appuierai sur la pensée de John Locke (1632-1704). Locke, l’un des premiers philosophes des Lumières, a eu sur tout le XVIIIème siècle une énorme influence. Directement ou non, les révolutionnaires américains et français ont repris ses idées. Sa philosophie est donc l’une des principales références des démocraties actuelles. Elle annonce en particulier toute la pensée libérale. Le texte sur lequel je m’appuierai est le second
Traité du gouvernement civil (1690) dont une traduction française est accessible
ici.
Comment Locke justifie la propriété privée
Chaque individu, selon le droit naturel, s’appartient à lui-même. Il a le droit, autrement dit, de prendre tous les moyens qu’il juge bon pour subvenir à ses besoins. Pour Locke, le droit à la vie et le droit à la liberté sont étroitement liés. À partir du moment où il est adulte, un homme a les moyens physiques et intellectuels de subvenir à ses besoins, et ne saurait par conséquent rester sous la tutelle de ses parents. Il ne saurait non plus passer sous la tutelle de quelqu’un d’autre (monarque absolu, par exemple). Limiter la liberté d’une personne est donc toujours criminel – sauf si elle n’a pas respecté le droit d’autrui, ou si elle a choisi de limiter elle-même sa liberté en se soumettant à des lois qui protègent cette même liberté.
Or, puisque mon corps m’appartient, j’ai le droit d’en disposer comme bon me semble. Je peux, en particulier, l’utiliser pour m’approprier les choses de la nature (du moment qu’elles n’appartiennent encore à personne). Vouloir m’interdire de devenir propriétaire, c’est aller contre ma liberté individuelle et m’empêcher de subvenir à mes propres besoins. La propriété privée est donc un droit sacré, qu’aucune législation ne saurait détruire légitimement.
Cette théorie, à l’époque de Locke, se heurtait à deux objections au moins :
1. C’est d’abord collectivement que les hommes sont propriétaires de la nature. Comment passe-t-on de cette propriété collective à la propriété privée ?
À cette objection, Locke répond que la propriété collective serait totalement inutile si elle ne pouvait être partagée entre chacun des membres de la grande communauté humaine. Ce serait aussi absurde que de demander la permission à la société chaque fois qu’on veut boire à une fontaine publique.
2. Si chacun peut s’approprier les ressources naturelles qui n’appartiennent encore à personne, comment éviter que la distribution se fasse d’une manière très inégale, de sorte que les uns manqueraient du nécessaire alors que les autres ne sauraient quoi faire de leur excès de richesses ?
Voici comment Locke résout ce problème. Pour lui, on devient propriétaire d’une chose en se l’appropriant par un certain effort. Le travail, au sens très large du terme, est donc la justification de la propriété privée : je peux dire qu’une chose m’appartient dans la mesure où elle est mon œuvre. Par mon activité, je lui ai imprimé ma marque. Désormais, cette chose ne fait plus partie de la nature : elle est mienne. Or, les forces d’un individu sont forcément très limitées. Chacun ne peut donc s’approprier qu’une petite partie de la nature. Ainsi, si l’on respecte le droit naturel, il est impossible que certains s’accaparent une énorme quantité de ressources tandis que d’autres manqueraient du nécessaire. Par exemple, si quelqu’un laissait en friche un immense terrain, on pourrait légitimement se l’approprier. Un bien qui se dégrade naturellement, faute d’être utilisé ou consommé, a cessé d’appartenir à quiconque.
Si Locke s’était contenté de justifier ainsi la propriété privée, il se serait fait le prophète d’une société de petits propriétaires libres et égaux. En un mot, il se serait appelé Jean-Jacques Rousseau. Mais son but, semble-t-il, était plutôt de légitimer les prétentions d’une classe sociale montante : la bourgeoisie. Aussi en est-il venu, dans un deuxième temps, à justifier l’accumulation indéfinie des richesses. Son raisonnement est le suivant : à partir du moment où l’ensemble de la société accepte l’usage de la monnaie, il devient possible d’accroître sans limite l’étendue de ses biens. Car la monnaie a cette particularité de pouvoir se conserver aisément, sans s’user et sans pourrir. Un capital monétaire, ce n’est pas comme un champ qu’on doit cultiver indéfiniment pour l’empêcher de retomber à l’état sauvage.
De cette théorie, je tire 4 conséquences :
1. La propriété collective est première par rapport à la propriété privée. Il faut un consentement (au moins implicite) de la société pour que chacun devienne le propriétaire légitime d’une part des richesses communes.
2. Pour devenir propriétaire d’une chose, il faut effectuer un certain travail sur elle. Il est donc contraire au droit naturel que certains accumulent de si grandes richesses qu’ils n’ont même plus le temps de s’en occuper. Et ce comportement est encore plus injuste si, par ailleurs, certains sont privés du nécessaire. On peut donc, en s’inspirant de Locke, légitimer l’action des
paysans sans terre du Brésil, qui occupent illégalement des terrains laissés à l’abandon par les latifundistas. On peut aussi légitimement confisquer des immeubles inoccupés depuis longtemps pour y loger des sans-abri.
3. L’accumulation indéfinie des richesses par un propriétaire privé n’est juste que s’il existe à ce sujet un accord unanime de la société. Pour Locke, les grandes inégalités de richesse deviendraient immédiatement illégitimes si une petite minorité refusait l’usage de la monnaie.
À vrai dire, il faut ici corriger Locke. La monnaie est sans doute une condition nécessaire de l’accumulation indéfinie du capital, mais elle n’est absolument pas suffisante. En tant que moyen d’échange, elle permet d’acquérir une marchandise contre une autre de même valeur, mais pas d’accroître sa richesse. Locke le dit lui-même : la richesse est d’abord le fruit du travail humain. Mais il faudrait ajouter : d’un travail humain collectif. Supposons que, par un hasard extraordinaire, je découvre un gisement de pétrole dans mon jardin. Pour m’approprier cette richesse, mon travail personnel ne sera pas suffisant. Il faudra que je fasse appel à d’autres hommes pour puiser le pétrole, le transporter, le raffiner, etc. Et pour faire fructifier ma richesse, il me faudra, là encore, compter sur le travail d’autres hommes. L’argent, quoi qu’on en dise, ne peut « faire des petits » tout seul…
4. C’est pourquoi, il faudrait considérer les gens qui travaillent en commun comme copropriétaires des richesses qu’ils produisent. Certes, Locke ne formule jamais ce principe explicitement, mais on peut le déduire de sa justification de la propriété : s’approprier une chose, c’est travailler sur elle. Si on est tout seul à travailler sur sa propriété, il est juste que celle-ci soit privée. Mais si plusieurs hommes travaillent ensemble, il est juste qu’ils deviennent copropriétaires de leurs moyens de production et de ce qu’ils produisent. Il est donc conforme au droit naturel que tous les travailleurs d’une même entreprise (voire de toute une société) définissent ensemble la manière dont les richesses doivent être réparties.
Conclusion
La redistribution des richesses n’est pas forcément un vol. Elle est compatible avec le droit naturel tel qu’il est défini par Locke. Bien entendu, on pourrait soutenir le contraire en prenant appui sur d’autres penseurs libéraux. Le libéralisme n’est pas une doctrine unifiée, mais une famille de pensées, qui reposent souvent sur des principes incompatibles. Cf. à ce sujet L’introduction aux fondements philosophiques du libéralisme de Francisco Vergara (éd. de La Découverte). On peut cependant admettre qu’une certaine forme de libéralisme conduit à une certaine forme de socialisme, voire à un communisme libertaire. Admettre le principe de la propriété privée ne signifie pas que toute propriété doit être nécessairement privée. On peut envisager une société où chacun possède, à titre personnel, un certain nombre de biens de consommation, un terrain, une maison, etc., mais où la plus grosse partie des moyens de production soit gérée collectivement et démocratiquement.