Créancier et commerçant : un paradoxe allemand
Pauvres Grecs ! En ont-ils subi des avanies et des quolibets ces dernières semaines ! Qualifiés de « cochons » (PIGS) par les spéculateurs, critiqués pour leur laxisme budgétaire et leurs statistiques mensongères, les voici attaqués de toute part à la bourse et dans les conciliabules diplomatiques de l’UE. Sur les marchés, la dette grecque s’envole, dans les médias on se répand en reproches sur la mauvaise gestion grecque. Très vite, l’ensemble de l’Union monétaire s’est trouvé mis en danger face aux développements de la crise et, après moult hésitations, la France et l’Allemagne ont bien dû se résoudre à envisager un plan d’aide financière, assorti d’une surveillance étroite des comptes publics grecs.
Mais, dès lors, quelle avalanche de critiques en Allemagne ! Déjà, fin janvier, le président de la Bundesbank Axel Weber déclarait qu’il était « impossible de justifier auprès des électeurs qu’on aide un autre pays afin que ce dernier puisse s’épargner les douloureux efforts d’adaptation qu’on a soi-même endurés » (Le Monde, 27 février 2010). Dans la même veine, plus populiste, le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), s’interrogeait récemment : « les Allemands doivent-ils à l’avenir partir en retraite non plus à 67 ans mais à 69 ans pour que les Grecs puissent profiter de leur préretraite ? » (Le Monde, 12 février 2010).
Faut-il prendre la peine d’ironiser sur cette prétention du gouvernement, des « experts » et de la presse conservatrice de parler au nom du peuple allemand ? Il est possible de ce point de vue que les Allemands éprouvent plus de rancoeur à l’égard des politiques de rigueur salariale menées depuis 2002 par leurs dirigeants qu’envers les Grecs. En réalité, mettre en scène la colère des petites gens contre les « dépensiers » et autres fraudeurs grecs, ou montrer la colère du petit contribuable américain contre les vilains traders et spéculateurs de Lehman Brothers, relève d’une même posture idéologique qui consiste à transformer un problème social et politique en une sempiternelle déploration morale (voire en une imprécation xénophobe, en l’occurrence ici contre la fainéantise des Grecs). Montrer du doigt un bouc-émissaire, désigner un fauteur (méditerranéen, de surcroît !) est bien plus commode que de s’interroger sur les chemins qui ont conduit un pays de la zone euro au bord de la banqueroute, alors que depuis dix ans les autorités européennes ne cessent de nous chanter les louanges de l’union monétaire et de la solidarité européenne. Il est vrai que dans la rhétorique d’Axel Weber, l’acte d’accusation a un double mérite : il érige en modèle la politique d’austérité salariale en Allemagne et utilise ce modèle en étalon des politiques économiques « normales » à suivre en Grèce : rigueur budgétaire et salariale. Belle tautologie qui évidemment se garde bien de nous expliquer les vertus de ladite rigueur... Ce n’est certes pas du côté des salariés, dont Axel Weber prétend être le porte-parole, qu’on trouvera des arguments en sa faveur.
Pour faire bonne mesure, les autorités monétaires et le gouvernement allemand multiplient donc ces dernières semaines les déclarations de fermeté, affirmant que l’aide financière à la Grèce reste hypothétique et serait conditionnée de toute façon par l’application de mesures d’austérité (coupes budgétaires, baisse des prestations sociales, allongement du temps de travail). Certes, on peut toujours estimer, comme l’économiste Sylvain Boyer, que « Berlin se comporte en créancier responsable qui veut s’attaquer à la source du problème » (Le Monde, 12 février 2010). Et pourtant... L’Allemagne ne risque-t-elle pas de perdre comme créancière ce qu’elle a gagné en commerçante agressive ? Il y a en effet dans les déclarations de fermeté d’Axel Weber ou de Peer Steinbrück, un paradoxe redoutable, qui interroge en fait toute la politique économique allemande depuis dix ans, ainsi que la cohésion monétaire et économique de l’Europe.
Lorsque le créancier est un redoutable commerçant
Au début des années 2000, le gouvernement allemand a décidé de relancer la croissance du pays grâce aux exportations en taillant des croupières dans les parts de marché des pays concurrents, en l’occurrence les voisins européens. En 2002-2003, les « réformes Hartz » ont eu pour conséquence d’abaisser fortement et rapidement le coût du travail et in fine le prix des produits allemands1.
Cette politique de compétitivité a par ailleurs bénéficié d’un contexte géopolitique plus que favorable depuis le milieu des années 1990 : avec l’intégration des pays de l’Est à l’UE, l’Allemagne s’est en effet ménagée une vaste zone économique de production à bas coût de biens intermédiaires vendus aux multinationales allemandes (ce qui explique l’empressement de Berlin à voir intégrer les pays de l’Est dans l’UE). Au final, l’Allemagne est parvenue à restaurer très rapidement la compétitivité de son industrie en comprimant le coût du travail et en délocalisant une partie de sa production de biens intermédiaires dans les pays de l’Est.
La poursuite de cette politique a produit un modèle particulier de croissance, fondée sur la déflation salariale et tirée par les exportations : l’appauvrissement d’une partie des salariés et la compression de la consommation intérieure composent avec une explosion des exportations et de l’excédent commercial, passés respectivement entre 2004 et 2008 de 1.050 à 1.700 milliards USD et de 138 à 217 milliards USD (chiffres OMC).
« Génie » allemand ou politique de désinflation compétitive ?
Le modèle exportateur allemand est certes ancien et le taux d’ouverture de son économie [la part des exportations dans son PIB : aujourd’hui, il est environ de 40 % contre 25 % pour la France] est traditionnellement élevé depuis les années 1960. Pour autant faut-il se contenter des arguments souvent ressassés sur le « génie » industriel et commercial de l’Allemagne pour expliquer l’essor des exportations allemandes depuis dix ans ? Il est vrai que l’Allemagne met à profit les qualités « structurelles » de son industrie (la force de son tissu de PME (le « Mittelstand » industriel) et sa spécialisation sur des créneaux exportateurs) mais ces qualités structurelles n’expliquent pas le doublement conjoncturel (en l’espace de 5 ans) de son excédent commercial. Par ailleurs, si le contexte de croissance des pays émergents, en particulier en Chine, a sûrement contribué à l’essor du commerce allemand, pour autant, les pays émergents sont loin d’être son débouché principal : la Chine ne représente ainsi qu’une part très minoritaire (3,4 %) de ses exportations. A l’inverse l’Europe constitue la destination principale (plus de 63 %) des articles made in Germany et en 2007, plus des trois quarts (78 %) de l’excédent commercial allemand sont réalisés au sein de l’Europe (dont 91 milliards € dans la zone euro)2.
Les structures de l’économie allemande ne peuvent donc occulter le rôle essentiel des politiques de déflation salariale dans le boom exportateur allemand. Du reste, lorsqu’en 2006 l’Allemagne affichait une si belle croissance, il ne manquait pas d’esprits brillants pour expliquer les vertus du modèle ; et la leçon semblait claire pour tous : dans un vocabulaire tout empreint d’édification morale, il nous était expliqué que l’Allemagne, grâce aux « efforts » et aux « sacrifices » de ses salariés, avait su retrouver les chemins de la prospérité. De Chine il était certes un peu question mais pas autant que du « courage » réformateur de Schröder et de son ministre Hartz... Il fallait dès lors écouter les cris de joie des dirigeants politiques et économiques saluant la croissance revenue grâce à la merveilleuse recette : déflation salariale et exportations.
Le cycle de la déflation salariale
Ce modèle n’était pourtant pas sans poser quelques redoutables problèmes, qui ont éclaté au grand jour depuis la crise de 2008.
Il y a d’abord - faut-il le rappeler ? - l’appauvrissement d’une partie de la population salariée allemande. Autre « prix à payer » de ce modèle : l’extrême exposition de l’économie allemande à la santé de l’économie mondiale et au commerce international. Les chiffres désastreux de la récession allemande en 2009 sont là pour le rappeler. Mais surtout, la politique de « désinflation compétitive » de l’Allemagne a entraîné la formation de déséquilibres financiers dans la zone euro qui ne sont pas étrangers à la crise actuelle. Pourquoi ?
En menant en solo une telle politique, l’Allemagne a contribué à creuser les déficits courants des autres pays de l’UE (France, Italie, Belgique, Espagne, Grèce). D’un côté, le gouvernement et le patronat allemands entreprenaient de casser chez eux le coût du travail pour augmenter la compétitivité de leur industrie. De l’autre, l’accès des pays méditerranéens à un argent moins cher depuis leur intégration dans la zone euro, provoquait chez eux une poussée d’inflation, une hausse des salaires et dégradait in fine leur compétitivité. Déflation allemande et inflation méditerranéenne ont ainsi convergé pour creuser les déficits grecs, espagnols, portugais.
Or, comment les pays méditerranéens pouvaient-ils financer leurs déficits courants ? Ils avaient en théorie trois moyens d’action : la monnaie, la dette ou la compression des salaires et des prix (la désinflation).
1. Par la monnaie.
En régime de changes flottants, les choses se font toutes seules : le pays déficitaire voit sa monnaie dévisser par rapport au mark et rétablit ainsi sa compétitivité. En régime de changes fixes (système monétaire européen de 1979 à 1993), le gouvernement peut décider de dévaluer sa monnaie par rapport au mark et arrive au même résultat. Mais ce jeu sur la monnaie n’est évidemment plus possible dans le cadre d’une union monétaire, a fortiori dans une zone monétaire qui a choisi (sous l’impulsion allemande) de défendre un euro fort. Reste l’autre solution :
2. Par l’emprunt de capitaux.
C’est ce que les voisins européens de l’Allemagne ont fait : ils ont financé leurs déficits courants en s’endettant. Faute de pouvoir agir sur la monnaie, le recours à la dette s’est présenté comme une solution d’autant plus attrayante que les taux d’intérêt étaient tirés vers le bas par l’abondance de liquidités et l’euro fort (la stabilité de l’euro et l’absence d’inflation incitaient les investisseurs à acheter de la dette libellée en euro). Avant la monnaie unique, la politique de désinflation compétitive de Schröder aurait bien moins fonctionné pour l’Allemagne puisque les pays déficitaires auraient pu dévaluer leur monnaie et contrer ainsi les gains de compétitivité allemands ; en revanche, avec l’euro, placés dans l’impossibilité de dévaluer et encouragés à emprunter, les pays déficitaires ont continué à alimenter la machine déflationniste et compétitive allemande. Si la Grèce a donc bien bénéficié d’une monnaie forte pour emprunter à des conditions très favorables (on le lui a assez reproché !), l’Allemagne n’a pas moins joué le rôle de « passager clandestin » dans la zone euro depuis 10 ans, en tirant opportunément avantage de la monnaie unique en vendant « à crédit » ses articles.
Un véritable pacte faustien s’est alors établi entre la fourmi allemande et la cigale méditerranéenne : ayant accès au grand marché des capitaux de la zone euro, la Grèce (ou l’Espagne) tirait, à peu de frais, de l’épargne européenne (notamment allemande) des capitaux pour financer croissance et consommation ; l’Allemagne, de son côté, pouvait vendre davantage de ses articles aux Méditerranéens enrichis à crédit par le « miracle » de l’euro. Durant les années 2000, les pays méditerranéens ont donc connu une croissance et une consommation très fortes financées à crédit grâce à l’importation de capitaux ; l’Allemagne, quant à elle, comprimait ses salaires et sa consommation intérieure et « se rattrapait » en dégageant d’énormes excédents courants... qu’elle prêtait aux pays déficitaires ! Les déséquilibres formées par un tel duo infernal se sont engagées dans une sorte de cercle vicieux et n’ont cessé de croître depuis 5 ans.
Soldes courants dans la zone euro
(Source : Rapport d’information n° 342 du Sénat (2008-2009), déposé le 8 avril 2009).
Une telle analyse ne vise pas à dédouaner le gouvernement grec de ses impérities (dépenses militaires très lourdes en raison du conflit latent avec la Turquie, corruption, fiscalité injuste), mais à prendre la mesure dans la crise actuelle des déterminants macro-économiques. Si la crise des finances grecques paraît certes en elle-même spécifique, elle n’en renvoie pas moins au problème des déséquilibres financiers entre pays de la zone euro. En ce sens, le cas grec pourrait bien être une préfiguration des déboires à venir d’autres pays déficitaires, comme l’Espagne ou le Portugal. A terme, au sein d’une même zone monétaire, les différentiels de croissance et de compétitivité impliquent une politique économique commune coopérative. Au lieu de réclamer assez stupidement, à cors et à cris, leur dû, le gouvernement et les créanciers allemands feraient mieux de s’interroger sur les conséquences désastreuses du dumping social initié par Schröder à partir de 2002, et sur l’absence de toute coordination sociale et fiscale dans l’UE. Au sein d’une même zone monétaire, la question intelligente n’est donc pas : comment faire payer la Grèce ? Mais plutôt : comment faire en sorte que les pays européens épousent des régimes de croissance comparables ? Et, de manière générale, quelles sont les politiques de péréquation sociale et fiscale à mettre en place entre pays européens ?
3. Last but not least, l’avantage compétitif gagné au détriment des voisins européens appelle à terme une réponse de ces derniers : la déflation salariale, aussi ! C’est la troisième solution qui se présente aux pays déficitaires pour rétablir l’équilibre de leur balance courante : l’Allemagne taille dans les salaires, faites la même chose ! Et si l’Espagne ou la Grèce n’y mettent pas assez d’ardeur, la commission européenne et les principaux dirigeants européens sont là pour les rappeler à leurs devoirs. Tous entonnent aujourd’hui l’air de la rigueur salariale et des "réformes structurelles" : déjà l’Espagne a décidé de faire passer l’âge de la retraite à 67 ans, et d’autres lui emboîtent le pas. Mais quelle sera in fine la conséquence de ces politiques pour l’Allemagne ? La fin programmée de sa recette déflationniste ! Et donc la fin du modèle de croissance allemand des années 2000. Si tous les pays voisins abaissent leurs coûts du travail, il est fort à parier en effet que l’Allemagne perdra à moyen terme son avantage compétitif. Or, c’est pourtant l’Allemagne en tête qui exige, comme créancière, que ses voisins européens adoptent de telles mesures... au risque de voir compromis ses succès commerciaux. En somme, entre « créancier responsable » et commerçant agressif, l’Allemagne devra choisir...
Là réside le paradoxe allemand : refusant de « payer pour la Grèce », exigeant d’Athènes des politiques de rigueur et de déflation salariale, l’Allemagne scie la branche sur laquelle elle est assise depuis dix ans. L’économie de la Grèce est certes d’un poids minime, mais qu’en est-il de l’Espagne, de l’Italie et de la France qui annoncent pour les prochaines années la mise en oeuvre de politiques de rigueur salariale ? Au petit jeu de la déflation, c’est à rira bien qui rira le dernier... Même si à la fin – rassurez-vous, monsieur Weber – ce sont toujours les salariés qui trinquent.
(1) Hans Brodersen, « Le ’’modèle allemand’’ à l’exportation : pourquoi l’Allemagne exporte-t-elle tant ? », Notes du CERFA, 57, novembre 2008 (consultable sur Google Docs)
« Les coûts salariaux unitaires dans l’industrie de transformation allemande sont aujourd’hui au même niveau qu’il y a 17 ans. La compétitivité-prix de l’économie allemande par rapport aux partenaires de l’Union monétaire européenne (un indicateur calculé à partir de l’évolution des prix de vente à la production) a fortement augmenté : de l’indice 100 (les prix allemands sont aussi élevés que la moyenne des partenaires) au 1er trimestre 1999, elle est passée à l’indice 87,9 au 2e trimestre 2008 (les prix allemands sont inférieurs à la moyenne des partenaires).
(2) Isabelle Bourgeois, « La place de l’Allemagne dns l’économie mondiale », Regards sur l’économie allemande, n° 83, 2007/4.
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