Crise financière et psychologie
Pour expliquer la crise actuelle du capitalisme financier de marché les médias et les commentateurs recourent à trois types d’explications :
1/ Des explications techniques et intellectuelles pour comprendre la complexité du système financier.
Celles qui reviennent le plus fréquemment sont : la globalisation financière qui produit un changement d’échelle des problèmes, la désintermédiation des opérations, l’ innovation permanente de produits financiers et la complexité croissante de leur utilisation, les modèles mathématiques qui génèrent des produits ultra-sophistiqués de plus en plus mal maîtrisés dans leurs risques et dans leur réelle valeur financière (LBO, CDS, OCT, tritisations d’emprunts immobiliers), l’interconnexion des transactions financières (opacité dans la traçabilité des flux financiers, question de la fiabilité et de la rapidité de l’information (forcément incomplète et imparfaite) nécessaire à la prise de décisions, difficulté à évaluer les risques/bénéfices dans un environnement instable manquant de visibilité et d’anticipation fiable), l’autorité morale insuffisante des agences de notation en proie à des conflits d’intérêts, les normes comptables trop liées aux bilans à court terme car valorisées aux cours du marché, les fonds spéculatifs majorant les phénomènes haussiers ou baissiers, les banques d’investissement (sous le joug des actionnaires) privilégiant les placements à court terme qui dégagent les plus values boursières à rentabilité maximum et enfin la démultiplication des mouvements financiers en fonction des anticipations haussières ou baissières des acteurs d’une finance mondialisée.
Ce qui fait que devant cette complexité les experts semblent s’accorder au moins sur un seul point : « on n’y comprend plus rien ! ». Comme si le système financier échappait à la compréhension, à la maîtrise, au contrôle et à la prévisibilité (au-delà du très court terme). Les explications ne viennent que dans l’après coup d’où une appréhension insuffisante d’un système chaotique (au sens des physiciens) pour avoir une action anticipatrice adaptée à la donne du moment.
Soit dit en passant à l’époque (avant l’automne 2007 et à par quelques experts) personne n’a émis d’objections morales ni trouvé à redire sur le principe des crédits hypothécaires et des tritisations (à telle enseigne que même des collectivités locales de gauche y ont eu recours !). En effet, dans la logique mentale du moment, politiciens, banquiers, investisseurs financiers, courtiers en prêts hypothéquaires ou simples ménages, tous étaient convaincus de tirer avantage de cette chaîne financière.
Certes, a posteriori, il est facile de porter des jugements, néanmoins cet impensable de l’éclatement de la bulle boursière doit nous laisser au pire perplexe, au mieux prudent sur les scénarii concernant l’avenir (du style : il n’y aura pas de crise aussi grave avant longtemps). En effet les puissants modèles statistiques ayant été incapables de prévoir les comportements opportunistes, les évènements rares et le calcul des probabilités de risques, on ne voit pas comment ils le seraient davantage dans l’avenir. Quant à l’aspect conséquences tirées de la crise il n’est pas plus rassurant comme le souligne J-P Pollin : « les banquiers n’ont jamais tirés les leçons des crises. C’est toujours la même histoire sous des formes différentes. Une fois assaini, on reproduit les mêmes erreurs avec des moyens différents ». (Libération du 24 septembre 2008).
2/ Des explications morales pour identifier le « mal » et punir les « coupables ».
Elles sont aussi avancées avec désignation de boucs-émissaires expiatoires et de coupables déculpabilisateurs : traders irresponsables, spéculateurs avides, banquiers d’investissement cupides, patrons voyous et politiques cyniques. Comme si amener à résipiscence des « coupables », jeter en pâture des « comploteurs » supposés, rechercher une faute introuvable ou mener des procès en sorcellerie financière devait miraculeusement assainir le système et éliminer les acteurs « immoraux ». Mais stigmatiser un coupable n’est pas trouver la « vérité ». D’autre part, il serait naïf de penser que le capitalisme doit être moral : le capitalisme n’est pas une catégorie morale, en soi il n’est ni « bien » ni « mal », il n’y a pas de « bon » ou de « mauvais » capitalisme. En effet l’essence du capitalisme ce n’est pas la création d’une morale... mais la création de richesses et de profits. Que le politique cherche à le moraliser et à le limiter dans ses dérives les plus choquantes est un débat qui se situe alors non plus sur le plan économique et financier mais politique et éthique.
3/ Des explications psychologiques pour trouver des raisons aux comportements humains en situation de décision .
Enfin, à bout d’ explications, on assène l’argument psychologique affirmant que la crise est irrationnelle et que « le système financier est devenu fou ». C’est sur ce dernier point que je souhaite m’attarder en défendant l’idée qu’il n’y a rien d’irrationnel dans ce processus de crise sauf à se contenter d’une explication facile et intellectuellement paresseuse. Comme le remarque à juste titre A. Comte-Sponville : « la psychologie, les fantasmes, les rumeurs, les crises de paniques, tout cela n’est pas moins rationnel que le reste. Simplement, c’est plus difficile à prévoir et à contrôler ». En effet, ce que l’on nomme « irrationnel » n’est pas autre chose que la logique du désir humain dans ses ambivalences, ses contradictions, son imprévisibilité et l’embrasement émotionnel résultant des phénomènes d’hystérisation de masse.
La vulnérabilité psychologique de la finance n’est pas nouvelle car les valeurs de confiance et de visibilité dans le marché ont toujours été fondamentales. Cette fragilité aux facteurs psychologiques est cependant amplifiée par le média Internet qui donne un écho démesuré aux phénomènes de fausses perceptions, de sur ou sous-réactions, d’ interprétations basées sur la rumeur (ainsi un problème conjoncturel de liquidité peut être interprété comme un problème de solvabilité), de représentations erronées (la situation réelle ne correspond pas toujours au perçu), de croyances projectives (au sens paranoïde, n’oublions pas que le mot crédit vient du latin credere-croire, si les banques ne croient plus en elles et entre elles qui croire ?), de contagions mimétiques (les comportements moutonniers) et d’auto-alimentation destructrice qui s’emparent des acteurs de la finance.
Dans ces contextes psychologiques incertains et par un effet classique de contagion, d’emballement et d’effet toboggan, la peur se transforme en panique, le pessimisme en dépression, l’inquiétude en défiance, l’anxiété en angoisse dans un crescendo hystérique que rien ne peut endiguer à tel point que les discours politiques de réassurance, de dramatisation voire de catastrophisme ont un effet inverse car ils renforcent le doute, la peur et la défiance au lieu de les diminuer.
Si la finance repose sur des modèles mathématiques et statistiques, comme toute activité humaine elle met en jeu des millions d’investisseurs, des milliards de titres journellement échangés et des acteurs diversifiés (opérateurs multiples, traders, banquiers d’investissement, fonds souverains d’Etats, hedge funds spéculatifs, placements off shore) agissant pour leur propre compte ou celui d’un client. Ces acteurs hétérogènes ont leurs propres stratégies financières et leurs logiques d’intérêts qui ne sont pas forcément convergentes (quand elles ne sont carrément antagonistes) d’où l’imprévisibilité du système boursier et l’extrème difficulté à modéliser statistiquement la dynamique interne du marché (lors de cette récente crise on a bien vu que les théories stochastiques ont atteints leurs limites prévisionnelles avec les modèles aléatoires).
Qui dit activité humaine dits aussi comportements biaisés par l’émotionnel ce qui se traduit par des décisions impulsives souvent prises dans un contexte de stress, de tension ou de fatigue. Ils sont aussi biaisés par la cognitif : erreurs d’appréciation, informations mal évaluées et mal interprétées, croyances erronées dans certaines valeurs du marché qui l’emportent sur la valeur réelle des produits. D’où des décisions rétrospectivement catastrophiques ! Enfin le biais psychique n’est pas le moindre : désirs ambivalents, comportements régressifs, hystériques ou auto-destructeurs, sidération mentale, prise de risque inconsidérée.
Certes, on dira, rien de nouveau sous le soleil : finance et psychologie forment en effet un couple indissociable car la finance est intimement liée aux facteurs psychologiques de confiance, de peur, de croyance et d’incertitude.
Ce n’est pas non plus d’ aujourd’hui que les comportements sous l’emprise de l ’argent sont déraisonnables car mus depuis toujours par le désir de richesse, la peur de perdre, le goût de la dépense, la thésaurisation cupide, l’égoïsme de la possession, la griserie de la folle course aux dividendes et la jouissance du pouvoir conférée par l’ argent. C’est pourquoi la bourse se prête si bien à l’expression des pulsions humaines voire à la folie des hommes en tant que lieu de l’ubris. Dans ces conditions il ne faut pas s’ étonner que le « penser raisonnable » aboutisse parfois à un « agir déraisonnable ». Au fond le marché n’est pas rationnel même si les raisonnements utilitaristes et les mathématiques financières le sont. Il ne l’est pas car entre le marché boursier imprévisible et les modélisations mathématiques il y a des hommes traversés par le désir mimétique, l’appât du gain, le plaisir de posséder, l’envie d’accumuler qui font que la bourse- sorte de marché des promesses et des désirs- peut être métaphoriquement lue comme une structure psychique hyperréactive aux mouvements maniaco-dépressifs : les comportements maniaco-euphoriques alternent cycliquement avec les comportements dépressifs atoniques. Mais si le lithium stabilise les troubles bi-polaires, le médicament-crédit est à lui seul bien impuissant à réguler le système financier et il n’y a pas de remède contre l’intempérance...
C’est pourquoi quand cette crise sera retombée dans les limbes de la mémoire une autre surgira qui sera l’objet des mêmes étonnements vertueux, des mêmes imprécations et vitupérations scandalisées ou autres cris d’orfraie car d’une part la nature profonde du capitalisme financier n’est pas l’état stable mais l’entropie cyclique et l’adaptation évolutive : le couple crise/croissance est indissociable de l’économie de marché et d’autre part comme le souligne F. Lenglet de la Tribune : « il est à craindre que les attitudes face à l’argent aient des racines autrement plus profondes que la tritisation ou les normes de Bâle 2 »...
Bibliographie
Comte-Sponville A. ; 2004, Le capitalisme est-il moral ? Sur quelques ridicules et tyrannies de notre temps. Albin Michel.
Polin J-P. ; 2002, Les marchés financiers sont-ils rationnels ? Chroniques Economiques. Ed. Descartes.
Taleb N.N. ; 2008, Le cygne noir : la puissance de l’imprévisible, Les belles lettres. Paris.
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