Lorsqu’on est mécontent de la température, on casse le thermomètre. Il en est de même en temps de crise économique. On piétine la « scientificité » de la science économique, avec une tendance très française à sacraliser les sciences dites « exactes » au détriment des sciences humaines et sociales L’exactitude des « sciences dures » est supposée produire des savoirs à valeurs universelles, à l’inverse des sciences humaines et sociales qui se cantonneraient à produire des paradigmes vides de vérité objective.
L’objet d’étude de la science économique est le « comportement humain », par définition usant de libre-arbitre, contrairement à celui des sciences dures, qui serait déterminé. L’économiste doit donc présupposer des hypothèses fausses pour simplifier et rationnaliser la réalité complexe de la réflexion humaine. En microéconomie, dans la théorie du consommateur, l’humain devient Homo Œconomicus, troquant ses passions contre la raison pure, passant de l’être de chair, parfois malhonnête ou paniqué, à l’être déshumanisé, omniscient et insatiable. La science économique cherche à tout prix à modéliser le caractère aléatoire et imprévisible du comportement humain. Mais la propension marginale à consommer n’est pas une force gravitationnelle et l’aversion au risque n’est pas un angle de réfraction. Les hypothèses de départ de la science économique sont illusoires. La première conséquence de ce phénomène est la formation d’outils de travail caricaturaux, comme le PNB, décrit par l’économiste Oskar Morgenstern, comme « une suite d’approximations, d’absurdités et de difficultés incroyables ».
Parallèlement, la méthode de la science économique ne permet pas l’expérimentation renouvelable, puisqu’une situation économique est toujours unique et inscrite dans un contexte historique singulier. La science économique s’appuie donc sur l’observation empirique, d’où sa difficulté d’établir des théories universelles. Karl Popper est de ceux qui s’engouffrent dans cette brèche pour nier aux sciences humaines et sociales toute leur scientificité. Il leur reproche également la difficulté de prédiction ou encore l’impossibilité de vérifier ses résultats par une expérimentation en laboratoire. Il va jusqu’à considérer leurs résultats comme invalides du fait de leur caractère autoréférentiel, c’est-à-dire que la connaissance d’une loi de ces sciences par un individu en modifie le comportement, et donc le résultat de l’étude. Popper arrive à la conclusion suivante : « Bien qu'on les enseigne comme s'il s'agissait de mathématiques, les théories économiques n'ont jamais eu la moindre utilité pratique »
Pourtant, il semble avoir posé le doigt inconsciemment sur la question essentielle qui se pose à la science économique. Si sa vision très restrictive de la science disqualifie même les sciences dures, incapables de produire des savoirs intemporels et universels, Popper a le mérite de poser la question, non plus de la véracité de la science économique, mais de son utilité.
Concédons que la science économique n’est pas une science exacte, mais une science utile. L’inexactitude de la science économique peut alors être considérée comme une marge d’erreur, comme celles qui existent dans les sciences dures. On peut alors expliquer le malentendu entre économiste et acteur économique par la comparaison avec le joueur de tennis, formulée à l’origine par Samuelson. Le centre d’intérêt du tennisman est l’efficacité de ses actions, tout comme l’acteur économique. Il peut devenir champion, sans connaître parfaitement les lois de la physique, comme l’acteur économique peut s’enrichir sans tout savoir de la macroéconomie. Le réalisme prime dans ce monde de la pratique. Mais le physicien et l’économiste, eux, demeurent dans le monde des idées, de la théorie, pour expliquer qu’une galaxie de mécanismes engendre une myriade de phénomènes. N’ayant aucune compétition sportive ou économique à gagner, ils travaillent avec une certaine marge d’erreur, due à la modélisation de la réalité, indispensable à la recherche de la vérité scientifique.
La spécificité de la science économique repose en réalité sur la pression qu’exercent les électeurs sur leurs élus, transmises ensuite aux économistes, pour que des solutions efficaces soient apportées à la crise. Le chercheur est placé hors de son rôle, ce qui provoque un malaise. Nous ne connaissons pas toutes les lois de la nature, nous acceptons que les sciences de la nature aient des marges d’erreur importantes. Mais on ne veut pas comprendre que l’économiste ne puisse pas tout expliquer ou prévoir. Au contraire de tout autre scientifique, l’économiste perd sa sérénité, qui devrait lui éviter de se soucier des jugements moraux, pour se consacrer uniquement à la rigueur scientifique de sa méthode.
C’est à l’homme politique d’utiliser ces explications neutres pour les interpréter, et agir en responsabilité. L’économiste ne doit pas vouloir « changer le monde », à la manière de Karl Marx, représentatif de ce travers de l’économiste, mais le disséquer, comme le biologiste ne cherche pas à changer les souris. Pour autant, produire des équations abstraites et hors contexte, tel le mathématicien, sans les appliquer en pratique ou les inclure dans une théorie globale, est simplement inutile. L’économiste doit donc évoluer dans cet espace d’entre-deux avec une faible marge de manœuvre, entre idéologie aveugle et formules muettes.
Le profil de l’économiste n’est donc pas si éloigné de celui des autres scientifiques même si ses tubes à essais contiennent parfois des explosifs à faire pâlir les chimistes les plus chevronnés.
Pascal de Lima et Gwenaël Le Sausse