L’histoire économique et sociale des vingt prochaines années
Ce billet, perfectible, inachevé, inachevable, mais réussi je pense (l’un des meilleurs proposés), parle des événements économiques contemporains, très récents, tout en revenant sur un siècle d’économie et en spéculant à la fin sur l’avenir.
Il fut un temps qu’on appelait la Belle Epoque. La belle vie pour les bourgeois des grandes villes, un certain style, des expositions universelles parsemées de nouveautés pittoresques, bien avant les théories de Barthes. Mais aussi, le déclin de l’aristocratie autrefois dominante dans les anciens régimes. Marcel Proust a consacré sa vie à écrire le roman de ces élites dont seulement une partie rejoindra le train d’une autre noblesse, celle des industriels, des financiers et de cette noblesse d’Etat en voie de constitution. Jamais le monde n’a connu de tels changements. L’époque était belle, mais pas pour tous. Mieux valait être rentier que mineur en Alsace ou dans les forges au Creusot. La modernisation industrielle n’a cessé de croître. Aux Etats-Unis, 75 % d’augmentation entre 1900 et 1910 sur fond d’appauvrissement de la classe ouvrière, notamment à cause de la hausse des prix. En 1914, la guerre déclenche une période d’instabilité autant économique que politique. A noter un événement banal, mais relativement soudain. La frénésie pour la vitesse, l’argent et les affaires a gagné les Etats-Unis en l’espace de quelques années. Le romancier Dos Passos raconte cette époque dans la trilogie USA. Un des héros de son roman revient du front de 1918 et, à son retour, trouve une Amérique complètement changée. Dos Passos a décrit un immense fossé entre les riches et une classe ouvrière appauvrie. En France, la situation fut similaire dans un contexte où le développement industriel avait pris du retard et où la paysannerie était une énorme composante du tissu social.
Pourtant, les innovations techniques sont nombreuses. Electricité, automobile. Cette instabilité va durer jusque vers 1945-1950, avec les tragédies et misères que l’on sait. Le monde occidental trouve enfin sa vitesse de croissance et de croisière. Le capitalisme fordien, doublé de l’interventionnisme étatique, ont favorisé aux States et en Europe un développement qu’on peut juger comme équilibré (rapporté à ceux de 1910 et 2010). Aux States en 1970, un couple d’ouvrier est propriétaire d’un pavillon et possède une ou deux voitures, un téléviseur et tout l’équipement ménager moderne. Rappelons qu’en France, le pouvoir d’achat des ouvriers plus que doublé entre 1949 et 1967 et plus que triplé si on va jusqu’en 1976. Cette date n’étant pas un hasard, marquant l’infléchissement du développement de type fordien dans le sillage d’un choc pétrolier qui a eu bon dos pour justifier cette inflexion. Les années fastes, celles du lestage économique, des ascensions sociales, s’effacent peu à peu. Les années 1960 méritent d’être comparées à la Belle Epoque. Malgré les zones de pauvreté, la misère paysanne encore présente, les bidonvilles aux portes des métropoles, un vent optimiste soufflait (seulement terni par les Cassandre du club de Rome et l’inquiétude suscitée par la tension entre deux blocs ayant sur leur sol dix fois de quoi faire péter la planète) La formule de Françoise Giroud sonne juste. Parenthèse enchantée.
Nous approchons de 2010. L’heure semble plus au bilan qu’aux rêveries et autres inventions de l’esprit dans cette époque en voie d’achèvement. On a assisté à un délestage, ou si on veut le dire autrement, une « défordisation » de l’économie des pays avancés. La voracité des capitaux est sans autres bornes que les possibilités du marché et les contraintes fiscales et réglementaires des Etats. Le principal levier pour faire prospérer le capital a été la bourse. On connaît le krach de 1987. Le Cac 40 (indice créé en 1988) décroche sensiblement en 1990. Comme par enchantement, une énorme bulle immobilière se crée en 1989, à Paris, alors que la province n’est pas touchée. Si ce fut le cas, c’est qu’il n’y avait pas à cette époque une conjoncture nationale se prêtant aux jeux de capitalisation, mais, sur Paris, la demande était bien soutenue, Paris était si désirable, une pute offerte aux investisseurs.
Les œuvres d’art, compte tenu de la distorsion entre une demande importante de riches collectionneurs ou spéculateurs et un nombre limités d’artistes cotés ou d’œuvres disponibles, ont vu leur prix flamber. Avec parfois des valeurs marchandes sans rapport avec la qualité du produit. Nous sommes dans le cas d’un micro-marché artificiellement régulé, avec la participation des notables dans la critique, des galeries, des directeurs d’exposition, des amateurs de toiles, des salles de vente, des antiquaires. Des œuvres dont la valeur esthétique est nulle peuvent s’échanger 100 000 dollars parce qu’une signature est apposée sur la toile. Il faut bien s’amuser un peu, frimer et se la jouer quand on est riche et qu’on ne sait pas quoi faire de son argent. Mais la bourse est quand même restée le champ de capitalisation le plus répandu et du reste, volumineux, avec des actions jouées sur leur valeur spéculative en bourse et d’autres sur leur potentiel de rendement (dividendes). Quand beaucoup d’argent arrive sur les places financières, l’effet pyramide se produit et des entreprises dont le potentiel réel de rendement est limité prennent des hauteurs irrationnelles. C’est ce qui s’est passé lors du « long krach ». Le Cac 40 dévisse pour passer, entre septembre 2000 et mars 2003, de presque 7 000 points à 2 400 points. Les crises de la nouvelle économie et du 11-Septembre ont laissé des traces. Mais tout cet argent n’est pas perdu puisqu’à la fin de l’année 2002, l’immobilier accentue sa courbe de croissance. Entre 2002 et 2007, le prix moyen de l’immobilier a presque doublé et, ce, sur tout le territoire cette fois (pas comme le doublement de 1985 à 1990, limité à la place parisienne) Cette montée déraisonnable de l’immobilier est due à plusieurs facteurs. Notamment au fait que, la bourse étant morose, le jeu de capitalisation s’est porté sur la pierre qui est devenue autant une valeur d’investissement que de rapport, grâce à la location. Par la fiscalité avantageuse, l’Etat français a renforcé les mécanismes de hausse. Les collectivités locales n’ont rien fait pour inverser la pente en jouant sur leurs possibilités légales. Et l’Etat français a laissé la pénurie s’installer sur fond de frénésie marchande, se réveillant avec dix voire vingt ans de retard pour le logement social. Du coup, les classes moyennes entrantes sont économiquement exsangues. Le monde marchand ne connaît pas l’humain ni la morale. Les élites politiques auraient pu, mais elles n’ont pas voulu. Quelque chose s’est cassé semble-t-il. Et, sans doute, le pire est à venir, surtout dans les pays pauvres. Car il se peut bien que la montée des prix de l’alimentation de base ait, comme pour le baril de pétrole, une part spéculative. Qui va aller en grandissant car le champ des matières alimentaires est une source pour le jeu de capitalisation. Après la bourse, l’art, l’immobilier, le pétrole, l’or, les ressources minières, rien ne s’oppose à ce qu’un nouveau théâtre de la bulle financière se dessine. Avec les conséquences que l’on peut anticiper. On voit déjà se dessiner quelques émeutes alimentaires. De quoi alimenter la mauvaise conscience occidentale. Les biocarburants sont accusés, sans doute à tort.
De quel symptôme cette crise économique est-elle le signe ? D’une crise des désirs. D’un déséquilibre entre ceux qui ont le pouvoir financier de capter les désirs insatisfaits et ceux qui sont en manque, avec à la clé les jeux de capitalisation ? Les uns vivent du manque des autres, les autres manquent de quoi vivre.
Les années 2000 ont vu les berlines de luxe, le très haut de gamme sportif, exploser. Alors que les berlines de grand standing, BMW, Mercedes, Audi, sans oublier les hauts de gamme français et japonais, occupent les routes comme jamais auparavant, les SDF, de tous âges, beaucoup de jeunes, occupent la rue comme jamais auparavant.
Ces écrans plats, iPhones, ces belles de luxe, belles berlines, belles demeures de standing sont objets de désirs. Il suffit parfois de quelques arrangements entre amis pour réaliser ses envies. Le journal Le Monde est en crise. Il se débarrasse de 90 journalistes. Mais pas des directeurs de-ci ou de-là qui, sans qu’on sache leur utilité pour le journal, restent en place, bien payés. On les voit rouler en berline. Dans le système marchand, les mieux placés s’offrent une pute de luxe pour 3 000 euros la soirée. En supplément du reste. Eric Fottorino a demandé à ce que son salaire passe de 110 000 à 300 000, pour un alignement sur celui de l’ancien directeur. Une paille, 200 000 euros l’addition. Il suffit de larguer 5 à 10 journalistes pour assurer la paye de ce monsieur qui écrit des billets d’une indigence monumentale. Dans les associations, les hôpitaux, les administrations, les entreprises semi-nationales, le show-biz, on voit des tas de gens de cette espèce, bien payés sans qu’on sache quelle est leur utilité. Les plus sévères diront parasites. Les plus radicaux, mort aux parasites. Mais, pour équilibrer les comptes, on se déleste des agents qui assurent le travail, comme dans l’EN. Mais quand les très hauts directeurs et autres PDG se débarrassent de leurs responsabilités, ils touchent 100 000 euros de dédommagements. Ou dix fois plus.
En 1910, aux Etats-Unis, 15 % des revenus allaient à 1 % des Américains. En 2008, la distribution des revenus ressemble à celle de 1928. Tout est à refaire. A moins que ce ne soit que l’ordre « naturel » en marche. La nature a fait qu’il y a des dominants et des dominés. A l’ère contemporaine, la domination est plus intellectuelle que physique, mais l’armée et la police sont derrière. La distribution des richesses obéit à une répartition « naturelle », même si elle ne suit pas au chiffre près le calcul de Pareto. Je serais même disposé à formuler une transposition. 20 % des individus sont imputables de 80 % des décisions sociales et politiques. Et, bien évidemment, ces décisions servent en général les intérêts de ceux qui les prennent. Pas de chance pour les journalistes largués du Monde, ils ne sont pas dans les 20 % qui décident ! Pas plus que ceux qui doivent en Afrique ou ailleurs supporter les augmentations des céréales.
En fin de compte, le monde moderne a renoué avec ses fondamentaux et retrouvé ses marques de 1920. L’enrichissement de la classe ouvrière dans les années 1950-70 est un phénomène contingent. Il s’est trouvé que le système de la capitalisation avait besoin de cet ajustement fordien alors que les luttes syndicales et ouvrières ont augmenté la mise. Les ouvriers lisaient à cette époque. Maintenant, l’économie des élites a retrouvé son rythme de croisière comme en 1910 et Dieu sait si la croisière s’amuse. Pour l’instant, pas de naufrage du Titanic en vue. Ni de mutinerie. Jamais la police et l’armée n’ont été équipées d’outils si performants. Dans les pays à forte croissance (Brésil, Inde, Chine), les classes moyennes prennent leur essor. Il ne faut pas y voir un effet de la morale économique. S’il en est ainsi, c’est parce que le système a besoin de cette population, pour qu’elle produise, qu’elle soit récompensée, loyale, puisse aussi consommer car le profit là-bas dépend aussi de la consommation intérieure. Les élites qui gèrent l’économie sont soucieuses des classes moyennes et des ouvriers. Tout autant que, par le passé, l’aristocrate déployait force soins pour entretenir son attelage, soignant sa monture lorsqu’il était cavalier. La plus belle conquête de l’homme fut le cheval. Maintenant, la plus belle conquête de l’homme c’est l’homme ! Les élites l’ont compris, quoique, La Boétie le savait déjà en 1550, avec les données de son époque. Actuellement, pour faire fonctionner le système, il faut bien traiter les classes moyennes, aussi bien que le cavalier s’occupe de sa monture ou que le chasseur nourrit ses chiens. L’homme mérite quelques égards et doit être traité aussi bien que l’animal domestique ! Le système dominant maîtrise les communications, les médias, la propagande, les moyens financiers et, surtout, le dispositif politique avec les moyens policiers. Autant dire que plus rien ne peut arrêter cette domination liée à ce qu’on appelle la métaphysique de la téléologie. Ou dirait Heidegger la téléologie de la métaphysique. A la fin, le monde appartient aux dominants. Ainsi se dessinent les vingt prochaines années. Il n’y a rien d’effroyable ni de triste, car les hommes seront aussi bien considérés que les animaux domestiques. Mais il faut l’avouer, la pilule sera difficile à digérer pour ceux qui avaient mis d’autres espérances sur le destin des hommes.
Mais l’homme ayant quelques réflexes de liberté, il est certain que face à ce système intégré des dominants et dominés, quelques failles se présentent. Quand on a du fric, on achète un yacht ou des toiles contemporaines en surévaluant la chose. Quand on n’a pas de fric, on peut aussi jouer sur des valeurs dont on fixe la hauteur, le grand soir, le monde meilleur, la lutte des classes. On y croit. Rien ne se produira dans l’immédiat. Les militants sont tristes. La pute vient d’être élue en Italie. La ligue fasciste et friquée à l’appui. Ces bourgeois picolo picolo ont gagné. L’Italie, un peu le laboratoire de l’Europe. L’Italie qui a inventé le fascisme, mais aussi la Renaissance. Les militants sont tristes. Ils ont perdu le combat. Sarkozy et le fric aux commandes. Les militants sont tristes. Sauf s’ils comprennent qu’à la fin, c’est l’amitié qu’on retrouve au bout du combat perdu. C’est peut-être cela, la révolution dans le système marchand ou, du moins, la dissidence et la résistance. Les gens friqués se jaugent sur les yachts et les merdes d’art contemporain payés à prix d’or, les révolutionnaires de l’amitié échangent des sourires et trinquent au grand soir qui n’aura jamais lieu. Tel est leur triste sort, mais qui sait si un jour les révolutionnaires de l’amitié ne seront pas rejoints par les amis de la révolution. Qu’est-ce qui a le plus de valeur. Une toile d’art contemporain dans une belle demeure ou un sourire échangé avec un ami ? Et ces chères dames, qu’aiment-elles ? Le romantique fauché et si lumineux dans son marasme idéaliste ou ce banquier véreux qui leur offrira un paradis factice et désincarné ?
De la réponse à ces questions découleront le destin des vingt prochaines années.
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