Le travail est une aliénation
Pourquoi le cacher, je suis ce soir 30 septembre 2020, à 24 heures, à la retraite. Formé à l'Institut Pasteur, j’aurais effectué quelques 41 années de travail comme chercheur, junior puis senior, et comme co-responsable de départements complets de recherche, essentiellement au CNRS. A 63 ans, ce sont dont 2/3 de ma vie que j’aurais passé au travail. Ce qui à mon sens mérite quelques réflexions sur ce sujet.
Disons le tout de suite, je m’estime chanceux d’avoir pu exercer une activité professionnelle enrichissante (intellectuellement, pas financièrement) qui m’a permis tout d’abord de faire ce que je voulais faire, d’œuvrer de la conception d’un projet à sa réalisation et la diffusion de ses résultats et de le faire dans un contexte où vos collègues sont à 95% des « gens bien ». J’ajoute aussi que la profession de chercheur vous met en contact avec une population toujours jeune d’étudiants, vous incitant à continuer d’apprendre tous les jours... Et comme je disais aux plus jeunes que j’ai formés « nous avons la chance d’être probablement les seuls personnes payées pour se tromper. Il y a néanmoins une contrepartie qui est de rechercher pourquoi ». C’est effectivement la démarche « essai-erreur » qui est la base de l’activité scientifique. Enfin, dans le contexte de la fonction publique, j’ai eu la chance de connaitre une progression de carrière très favorable, mais celle-ci s’est faite sans avoir à écraser les collègues au passage, donc d’une façon moralement acceptable en regard de mes standards.
Malgré tout ce qui précède, je considère que le travail reste une aliénation puisque dans le rapport qui nous lie à notre employeur, nous "vendons" (donc nous aliénons) notre temps, notre force de travail. Comment nier, également, que l’échange de notre temps disponible, de notre force de travail contre de l’argent, ne constitue pas une sorte de contrat léonin, dans le sens où il très fortement déséquilibré en faveur de la personne, de la structure qui achète notre activité ? Déséquilibré, car nous ne sommes pas libres de travailler ou de ne pas travailler. Nous devons en effet vendre notre force de travail pour manger, nous habiller, nous protéger du froid, bref pour ne pas nous voir revenir à des conditions de vie qui seraient presque celles d’animaux, voire pour ne pas mourir finalement. Dis comme cela, le travail ne rend évidement pas libre : il nous est totalement imposé.
Le contrat évoqué plus haut est aussi déséquilibré car in fine nous ne possédons pas le fruit de notre travail. Non seulement nous vendons notre temps mais nous vendons aussi le résultat de notre production, soit à un employeur privé, soit à en employeur public. Dans ce dernier cas, et c’est une consolation et la raison pour laquelle j’ai choisi une carrière dans la fonction publique, le produit de mon travail est devenu un bien commun, que j’espère profitable à tous. Dans le cas d’un employeur privé, en revanche, le produit du travail est monétisé par l'entreprise qui en tirera un profit dont le producteur (du cadre, à l’employé, à l’ouvrier) ne bénéficiera pas. En d’autres termes, la structure qui achète le temps de travail réalise une plus value sur le produit du travail, qui échappe au travailleur. « Le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat » disait justement Marx dans son ouvrage « Le Capital » (sur la vision marxiste du travail et pour une bonne analyse, voir 1). C’est pour toutes ces raisons que Marx prônait la suppression de la propriété privée des terres, des moyens industriels et financiers et l’autogestion de ces moyens de production. Or, et ce n’est qu’un avis personnel, si l’analyse marxiste du capitalisme est pertinente globalement les propositions mises en œuvre pour y remédier sont discutables. On l’a vu dans les économies communistes de l’ex URSS, ou le monde du travail s’est retrouvé sous la coupe d’un parti unique, d’apparatchiks tatillons, conduisant finalement au remplacement d’un asservissement par un autre. Bref, comme le disait un aphorisme célèbre « le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, et le marxisme, c’est l’inverse » (2).
Je n’ai pas de solution miracle pour résoudre le dilemme qui découle de ce qui précède. Une façon de sortir de cela pourrait être de faire que nous mettions en place dans nos sociétés une bien meilleure répartition des richesses que celle qui y a cours. Les « salaires », c’est à dire la vente de notre temps de travail, doivent augmenter, cela pouvant se faire en contrôlant mieux la répartition des plus values liées çà la vente du fruit du travail, plus values évoquées plus haut. Ceci implique de revoir leur répartition entre travailleurs et propriétaires des entreprises, particulièrement en contrôlant mieux les flux financiers à direction des actionnaires qui, eux, sont globalement improductifs. Cela implique aussi de revoir la façon dont l’imposition est réalisée, avec, pour rappel, le fait que montant total collecté via l’impôt sur le revenu (donc globalement sur la vente du temps de travail) est sensiblement équivalent au montant de la fraude fiscale (3), résultant, elle, majoritairement des acheteurs du temps de travail.
La deuxième façon de sortir du dilemne est de pousser à la création d’un « revenu universel », qui découple l’obtention d’un revenu de la vente de son temps de travail. Compte tenu de ce que j’ai expliqué plus haut, on comprend en quoi ce projet porté par exemple par la fonction Nicolas Hulot, par des personnalités comme M. Benoît Hamon, est « révolutionnaire ». Malgré cela, et possiblement à la fois en raison de la monté de la crise sanitaire et des mouvements de contestations sociales provenant de couches de plus en plus importantes de la population, certains pays européens dont l’Allemagne (4) viennent de lancer une expérimentation en ce sens. Evidemment, la proposition d’un revenu universel a été très critiqué par les tenants d’une économie néolibérale, capitaliste, au motif que cela pourrait constituer un possible dévoiement de la « valeur travail », ou l'incitation à la fainéantise. Sauf que la « valeur travail », en tant qu’entité morale, n’existe pas, j’y reviendrai dans un autre article plus tard. La « valeur travail » est surtout un terme qui permet d’asseoir sur un peuso-dogme moral un contrôle social, via la justification du « déséquilibre des rapports de force entre employeur et employé, tout en fournissant un formalisme juridique à l'aliénation des moyens de production » (5).
Références
1. Jean-Pierre Durand. Les outils contemporains de l'aliénation du travail. Dans « Actuel Marx » 2006 (n° 39), pages 107 à 122.
2. Citation attribuée sans certitude au journaliste et écrivain Henri Jeanson qui aurait ajouté dans un autre texte « Le travail est un trésor. Le travail des autres, cela va de soi. »
3. Le montant de la fraude fiscale était estimé entre 60 et 80 milliards d’euros (selon France Culture et d’autres sources), et les recettes de l’impot sur le revenu sont de l’ordre de 72 milliards.
Voir : Charlotte Cieslinski et Julien Bouisset. En France, l'évasion fiscale c'est 100 milliards d'euros par an, le budget de l'Education. Janvier 2019. Consultable en ligne :
Voir :
Voir :
4. Voir :
5. Diana Filippova. Lâchez-nous avec la valeur travail ! La Tribune, juillet 2014.
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