Le triple paradoxe de l’intelligence économique
Un article très intéressant de Franck Bulinge, publié le 6 novembre 2006 sur AgoraVox et intitulé De l’espionnage à l’intelligence économique, soulève le problème de la relation paradoxale entre espionnage et intelligence économique. Cette relation révèle en réalité trois paradoxes, qui s’emboîtent successivement l’un dans l’autre : celui de l’information stratégique, celui du renseignement économique, et celui de l’économie concurrentielle.
Franck Bulinge constate une "dérive symptomatique d’un système fondé sur la domination plutôt que sur le partage" attachée à "l’espionnage économique, tout comme (au) patriotisme économique", et montre "le rapport à l’information-pouvoir-puissance" comme "un facteur de confusion mentale à l’origine de nombreuses dérives". Celles-ci favorisent une perception par le public plus "romanesque" que réaliste de l’espionnage économique, phénomène "culturel", "qui freine la prise de conscience individuelle et collective" de ce danger pour notre économie.
On est en plein, là, dans le paradoxe. Comment promouvoir une prise de conscience des risques d’espionnage et de la nécessité de s’en protéger, sans favoriser en même temps l’amalgame entre intelligence économique et espionnage ? La seule solution consiste à marquer une distinction très claire entre le renseignement et deux autres disciplines complémentaires, avec lesquelles il est trop régulièrement confondu, mais dont la pratique est fondamentalement différente : la sûreté (protection du secret, contre-espionnage) et l’investigation (enquête, espionnage).
La clé du problème est ici : la sécurité est l’œuvre de tous, mais elle correspond en même temps à un ensemble de métiers spécifiques exercés par des professionnels. Englober les métiers de la sécurité (sûreté, investigation) dans la même enveloppe que les métiers du renseignement (maîtrise des sources et exploitation de l’information), au prétexte qu’ils ont tous deux une finalité stratégique, revient à gommer tout ce qui fait la spécificité de chacune de ces deux activités fondamentalement différentes, et à nier le professionnalisme de ceux qui les pratiquent. Une telle assimilation conduit immanquablement le public et, plus grave encore, l’ensemble des acteurs du jeu économique, à un amalgame néfaste.
Tant que le renseignement économique mélangera dans un même concept celui de sécurité (sûreté, investigation) et celui de renseignement (maîtrise des sources et exploitation), et tant que le discours stratégique fera de la domination l’élément central du jeu économique, l’intelligence économique souffrira de la conjonction des trois paradoxes, de l’information stratégique, du renseignement économique et de l’économie concurrentielle. La "politique publique impulsée par le gouvernement, et pilotée par Alain Juillet" gagnerait indubitablement à clarifier le concept et à "pacifier" le discours officiel afin d’éviter de trop nombreuses incompréhensions.
Le paradoxe de l’information stratégique ou
comment concilier culture du partage et culture du secret
L’information est une "denrée" particulière, qui procède du partage dont elle s’enrichit, et se donne sans déposséder celui qui la détient (bien qu’y perdant de sa valeur marchande). Dans un contexte conflictuel, compétitif ou concurrentiel, elle est stratégique lorsque la victoire en dépend. Elle devient alors un enjeu de puissance, et sa divulgation au parti adverse ruine la stratégie mise en œuvre pour gagner. Le partage (sans lequel l’information n’existe pas) et le secret (sans lequel il n’y a pas de stratégie) relèvent de deux cultures aux antipodes l’une de l’autre.
Comment demander à une seule et même discipline (la maîtrise de l’information stratégique) de promouvoir deux cultures aussi opposées pour satisfaire des impératifs (partage et secret) pourtant irrémédiablement complémentaires ?
Ce paradoxe constitue probablement la difficulté la plus importante à vaincre dans la mise en œuvre d’un dispositif d’intelligence stratégique. Sans disposer de solution simple à ce problème complexe, on peut néanmoins remarquer qu’inculquer à un même individu deux cultures aussi contradictoires sera toujours, même si cela reste nécessaire et indispensable, un défi contre nature, aux résultats incertains. Partant de ce constat peu encourageant, mais réaliste, la seule solution, pour garantir la complémentarité indispensable entre ces deux impératifs, paraît être de pousser jusqu’au bout le paradoxe : ce n’est qu’en établissant une distinction claire entre deux métiers s’attachant, l’un comme l’autre, à satisfaire séparément chacun de ces deux impératifs, que l’on peut parvenir à coordonner des pratiques qui resteront toujours antagonistes. A ces deux cultures opposées doivent correspondre des métiers différents, dont les interactions doivent être fortes et soigneusement réglées.
Les militaires gèrent ainsi ce paradoxe, en distinguant nettement la fonction exploitation du renseignement de la fonction protection du secret. Loin d’être parfaite, cette solution présente néanmoins l’avantage d’être réaliste et de permettre une maîtrise facile du niveau de sécurité : pour améliorer la protection du secret, il suffit de pousser le curseur dans le sens de la sécurité en renforçant les équipes chargées de la faire respecter. Ce renforcement se fait évidemment au détriment d’une certaine efficacité de la fonction renseignement dont les acteurs sont alors volontairement "bridés" pour contrecarrer leur propension naturelle au partage de l’information nécessaire à la qualité de l’analyse, mais la perte d’efficacité reste parfaitement contrôlée.
La protection du secret est bien évidemment l’œuvre de tous, mais la protection du secret est également un métier reconnu, exercé par des professionnels. Ce métier spécifique ne peut pas se confondre avec le renseignement, qui couvre l’ensemble du spectre du traitement de l’information (de la maîtrise des sources à l’exploitation de l’information), et correspond à des pratiques fondamentalement différentes. Même s’ils sont tous deux au service d’un même objectif stratégique, les confondre revient à nier l’existence de l’un comme de l’autre. Cet amalgame est néfaste pour le renseignement et toujours dangereux pour la protection du secret. Bien que la pratique d’activités de renseignement économique commande d’être tout particulièrement sensibilisé aux problèmes de protection de l’information stratégique (au même titre que n’importe quel autre acteur économique amené à manipuler ce type d’information), cela ne doit en rien signifier que le métier soit assimilable au contre-espionnage.
Le paradoxe du renseignement économique ou
comment concilier opacité et respectabilité
Comment demander à une seule et même discipline de permettre l’accès à de l’information intentionnellement cachée tout en lui garantissant toute la respectabilité nécessaire à son rayonnement ?
Ce paradoxe est d’autant plus flagrant lorsque celui de l’information stratégique évoqué précédemment n’a pas été résolu : d’une part, l’indispensable besoin de respectabilité conduisant à "gommer" l’aspect "sulfureux" du renseignement trop souvent assimilé à l’espionnage, et d’autre part, la nécessité de promouvoir les impératifs de protection (contre-espionnage), alors même que les dérives de la promotion médiatique, immanquablement attirée par le côté "croustillant" des affaires d’espionnage, sont inévitables.
De la même manière qu’il est nécessaire, comme on l’a vu précédemment, de différencier la fonction exploitation du renseignement de la fonction protection du secret, il va être indispensable de distinguer de manière très claire les activités de recherche de l’information cachée, des activités d’exploitation de l’information disponible. L’utilisation du renseignement comme outil stratégique dans le domaine économique ne peut pas se passer d’une clarification très ferme du vocabulaire et des pratiques associées en la matière.
Les activités d’espionnage, qui constituent, en situation de conflit, une des seules sources de renseignement sur l’ennemi, sont naturellement (mais abusivement) attribuées par le grand public à la panoplie du renseignement : elles sont pratiquées par des services dits spéciaux, ainsi nommés pour exprimer le fait qu’ils interviennent, au nom de l’Etat, en marge de la légalité, dans une logique de guerre (prolongement de la politique par d’autres moyens). D’autres activités de recherche d’information cachée (investigation), qui relèvent du domaine de la sécurité, sont quant à elles toujours nécessaires, même en dehors de toute logique d’affrontement entre Etats : elles sont pratiquées par des services de police ou des agences de recherche privées (détectives). Leur caractère nécessairement "discret" et parfois "agressif" implique qu’elles doivent être parfaitement encadrées par la loi.
Les activités de renseignement (au sens strict du terme qu’il convient de respecter), qui consistent à exploiter les sources (acquisition) et l’information (analyse) sont beaucoup plus "neutres" : elles sont pratiquées par des services de renseignement (à distinguer des services spéciaux) dont le travail est essentiellement intellectuel.
Enfin, les activités d’exploitation des sources et de l’information disponible en matière économique (activités de temps de paix fondées sur l’acquisition et l’analyse de l’information disponible) sont toujours parfaitement licites et tout à fait "pacifiques". De ce fait, elles ne sont pas nécessairement accompagnées d’un encadrement légal aussi strict que les activités d’enquête. Elles ne peuvent et ne doivent en aucun cas être confondues avec les activités d’espionnage ou d’enquête.
Comme les militaires, qui distinguent de manière très claire les activités de recherche du renseignement (espionnage) des activités d’exploitation, les acteurs économiques doivent marquer très clairement cette frontière indispensable entre des métiers foncièrement différents.
Le paradoxe de l’économie concurrentielle ou
comment concilier confiance et concurrence
La distinction entre renseignement (exploitation des sources et de l’information) et sécurité (sûreté et investigation), dont on a vu l’intérêt pour résoudre les problèmes posés par les deux paradoxes précédents, présente en outre l’avantage de ne pas "cantonner l’intelligence économique à une posture défensive" en affirmant clairement sa vocation de "maîtrise de la connaissance" et de soutien à "l’innovation et l’esprit d’entreprise", évitant ainsi cette "culture de méfiance généralisée" que Franck Bulinge pointe du doigt.
Cette "culture de méfiance généralisée" soulève un troisième paradoxe, celui de l’économie concurrentielle, lié à cette "dérive symptomatique d’un système fondé sur la domination plutôt que sur le partage" que l’article dénonce. Comment, en effet, assurer la confiance indispensable au fonctionnement harmonieux d’un système (l’économie qui a pour vocation de permettre l’échange de biens matériels et immatériels), si celui-ci reste "fondé sur la domination" et les rapports de force ou de puissance ?
La métaphore sportive utilisée avec l’équipe de foot pour imager la nécessité de combiner offensive et défensive est révélatrice de cette dérive. L’exemple a ses limites, que le discours de l’intelligence économique doit bien considérer afin d’éviter les pièges de ce troisième paradoxe.
Le foot est un jeu basé sur l’affrontement entre deux
équipes. Dans un match de foot, il y a deux équipes adverses ayant vocation à
se battre, et un arbitre chargé de faire respecter des règles. Le
"jeu" économique relève d’une logique beaucoup plus subtile, dont
l’affrontement n’est sûrement pas absent, mais qui n’est pas basée sur ce choc
entre deux équipes qui fait toute la "saveur" des matchs de foot.
L’économie repose sur des échanges de biens (matériels comme immatériels), sur le
jeu subtil de l’offre et de la demande, sur celui non moins subtil d’alliances et
de partenariats, dans un environnement de confiance indispensable, fortement
marqué par la psychologie des acteurs (clients, investisseurs, sous-traitants,
concurrents...), mais insuffisamment encadré par des règles fluctuantes et un
arbitrage souvent contesté.
L’économie doit
être un jeu à bilan "gagnant/gagnant", alors que le foot est un match
à vocation de résultat ("gagnant/perdant").
La concurrence n’est qu’un des multiples aspects du "jeu" économique (pas forcément toujours le plus important), alors que la compétition est au cœur du jeu de football.
Faire de la concurrence l’élément central du jeu économique est à mon sens une erreur. C’est à mon avis là que se situe ce "facteur de confusion mentale à l’origine de nombreuses dérives" dénoncé par Franck Bulinge : à force de ne considérer l’économie mondiale que comme un champ d’affrontement de puissances, dans un monde sans arbitre, le risque est grand de "dériver" vers une "culture de méfiance", vers l’expression de "patriotismes" épousant comme frontières les lignes de fronts entre différentes puissances, puis vers l’affrontement ultime qu’est la guerre, la vraie, celle qui fait des vrais morts (patriotiques) et qui emploie de vrais espions (pas des "espions de roman").
La métaphore guerrière, trop souvent employée dans le discours de l’intelligence économique, est encore pire. Sans développer plus avant ce thème, qui est riche en exemples dont j’ai déjà soulevé les incohérences dans un article précédent (L’intelligence économique, enjeu politique, fonction stratégique et discipline universitaire, CEREMS, 3 avril 2006), je pense nécessaire de relever ici l’usage trop fréquent et souvent inadéquat qui est fait du terme stratégie dans le discours économique.
Franck Bulinge ne m’en voudra pas de pointer dans son propos cet abus de langage qui, s’il n’ôte rien à la grande qualité de son article, n’en reste pas moins révélateur d’une dérive dont nous sommes tous victimes. Pour ne pas "cantonner l’intelligence économique à une posture défensive", il propose "de considérer l’intelligence économique dans sa dimension stratégique, autrement dit dans sa capacité à soutenir la politique générale de l’entreprise". Pourquoi alors, ne pas parler de dimension politique, plutôt que stratégique ?
Le Petit Robert définit la stratégie comme "(l’) art de faire évoluer une armée sur un théâtre d’opérations jusqu’au moment où elle entre en contact avec l’ennemi". Au figuré, il la définit comme un "ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres en vue d’une victoire". On peut dire qu’au sens figuré, le terme stratégie est employé pour désigner "un plan d’action (ensemble d’actions coordonnées) ou de manœuvre destiné à profiter des opportunités et à déjouer les menaces dans un contexte compétitif ou concurrentiel, dans lequel forces et faiblesses sont des facteurs clés dits stratégiques".
L’inconvénient de ce vocabulaire, bien qu’il soit particulièrement à la mode, est de faire la part belle à cette "dimension" d’affrontement du "jeu" économique, et par là de participer à cette "confusion mentale à l’origine de nombreuses dérives". L’abus du vocabulaire stratégique dans le discours économique contribue à faire de la domination l’élément central du jeu économique. Ces "coups tordus" dénoncés par Franck Bulinge, qui relèvent bien du domaine stratégique (avant le "contact avec l’ennemi"), plutôt que de celui moins "tordu" des "opérations tactiques", sont alors tout naturellement assimilés à l’intelligence économique, dont la dimension se résume dès lors, dans l’esprit du public, à cette image caricaturale.
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