Les délocalisations sont-elles dangereuses ?
Depuis une dizaine d’années maintenant, le problème du chômage en France est traité comme la conséquence de la concurrence mondialisée que se livrent désormais les firmes. La mondialisation serait la bête noire de l’emploi. Effet pervers de cette ouverture sur le monde, la mondialisation aurait accéléré et facilité les délocalisations. voilà le mot lancé ! Haro sur les délocalisations ! De droite comme de gauche, l’ensemble de l’échiquier politico-médiatique s’accorde sur le danger que représentent pour l’emploi les délocalisations. Mais qu’en est-il réellement ? Derrière cette concorde généralisée (aux relents d’atavisme réactionnaire),il est intéressant d’aller scruter plus précisément la réalité de la situation. Disons-le tout de suite : l’affaire est loin d’être entendue !
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Délocalisation. Le mot fait trembler. Le prononcer est déjà un acte politique majeur qui vous engage. Les regards se fourvoient, les langues se taisent de peur de blesser une partie de l’opinion, d’en galvaniser une autre. Le terme divise. Pire, il emporte l’adhésion de tous pour le fustiger immédiatement. Les délocalisations seraient la réponse miracle et fourre-tout aux problèmes récurrents de l’emploi dans notre pays. Autant clarifier les choses tout de suite, nous verrons comment cette vision est loin d’être conforme à la réalité économico-sociale, et ce, indépendamment des courants de pensée et des idéologies interventionnistes ou libérales qui divisent les économistes. Si au niveau des réponses à apporter aux problèmes de l’emploi, il n’y a pas de consensus entre partisans des deux doctrines, sur la responsabilité des délocalisations sur la mesure de l’emploi, les voix s’accordent tout autant pour s’élever contre le discours politique simplificateur et accusateur.
Le mal serait donc étranger. Tel un virus, il s’introduirait de manière pernicieuse dans un corps sain pour essayer de le détruire, au moins de l’affaiblir. Ainsi va le monde et ainsi décrit-on la délocalisation : une sorte de monstre étranger venant affaiblir le tissu social et économique de notre saine et harmonieuse économie.
Mot tabou s’il en est, c’est donc à sa démystification que nous allons procéder. Pour satisfaire au processus victimaire de nos sociétés occidentales, qu’il est bon et facile de trouver un responsable idéal ! A l’image de la psychologie où le danger vient toujours d’autrui, de la sociologie où c’est toujours du conflit avec le hors-groupe que procède le changement, de l’anthropologie où la peur tire ses racines de l’altérité, l’économie trouve dans les pays à faibles coûts salariaux l’essentiel de ses maux, son bouc émissaire parfait, car archétypal : le mal vient toujours du dehors.
Mais posons tout de suite la question : les délocalisations sont-elles responsables du taux de chômage élevé des pays du Nord et plus particulièrement de la France ? Rien n’est moins sûr, comme nous allons le voir précisément.
Un tableau sombre...
Avant tout, il faut savoir ce qu’on entend par délocalisation. Il s’agit donc de définir le terme. Voyons la définition qu’en donne J. Artuis : « La délocalisation consiste, pour des produits qui pourraient être fabriqués et consommés dans une même aire géographique, à séparer les lieux de production et de consommation. En d’autres termes, il s’agit pour le gestionnaire de fabriquer là où c’est le moins cher et de vendre là où il y a du pouvoir d’achat. » Cette définition contribue à élargir le champ des délocalisations à une vision sombre et pessimiste : l’entreprise transfère tout ou partie de sa production à l’étranger afin de réimporter à un coût moindre (prix moindre et profits supérieurs) les produits finis. Ce faisant, elle crée du chômage dans le pays d’origine. Mais toutes les délocalisations ne répondent pas à cet objectif. D’une manière générale, les délocalisations répondent à trois stratégies majeures :
- recherche de minimisation des coûts. Effectivement, en s’implantant dans un pays où le salaire est inférieur, les coûts de production vont sensiblement diminuer pour l’entreprise, ce qui lui permettra de tirer les profits vers le haut, mais aussi de revendre ces produits à un prix inférieur et donc plus compétitif sur le marché mondial. Ce sont des délocalisations qui jouent sur l’offre.
- Volonté de conquête d’un nouveau marché. La délocalisation peut aussi répondre à un souci de conquête d’un marché émergent. Effectivement, pour une entreprise, il est préférable d’être directement présent sur le nouveau marché (exemple de Dacia ou Logan en Europe de l’Est) afin d’avoir une meilleure information du marché et pouvoir installer sa domination. Elle essaie de répondre à une demande. Dans ce cas, l’entreprise ne délocalise qu’une partie bien souvent de ses capacités productives. Ce sont des délocalisations pour accroître les débouchés et qui s’appuient sur la demande.
- Stratégie globale : l’entreprise cherche à la fois à conquérir un nouveau marché et à réduire ses coûts de production. Elle augmente ses profits et ses débouchés (ventes) dans le même temps.
Mais les délocalisations induisent des effet pervers : c’est qu’elles en appellent d’autres. En effet, une entreprise qui délocalise va augmenter ses profits, soit en diminuant ses coûts, soit en augmentant ses débouchés, soit les deux, ce qui induit de la part des autres entreprises une démarche similaire afin de rester compétitif. Ainsi la délocalisation d’une partie de la production chez Peugeot avec sa Dacia en Pologne a succédé à celle de Renault avec sa Logan en Roumanie. La concurrence exacerbée que se livrent ainsi entre elles les entreprises des pays industrialisés pour investir les secteurs encore vierges des économies émergentes conduit à accélérer de la part des entreprises les gains de productivité, ce qui au bout du compte conduit à des destructions d’emplois dans les pays riches.
Ce faisant, l’emploi diminuant, la demande intérieure (la demande de consommation au sein du pays) va diminuer également. La demande étant plus faible, la production aura davantage de difficulté à s’écouler au prix actuel. Il va donc falloir trouver des moyens de réduire les coûts afin de pouvoir continuer à vendre sur le marché intérieur. Cette pression sur les coûts va induire une pression à la baisse des salaires. Un cercle vicieux s’installe alors où la demande chute, les salaires diminuent pour faire face à la chute de l’écoulement de la production, les entreprises vont délocaliser pour gagner en compétitivité et continuer à engranger des profits sur un marché déprimé.
Mais des effets à nuancer
Pourtant, cette vision sombre et désastreuse (réductrice et simpliste) de la délocalisation doit immédiatement être nuancée : certes elle induit des destructions d’emplois, certes, elle touche des secteurs particuliers de l’économie, mais elle est loin d’expliquer l’essentiel du chômage et des bas salaires en France.
- En effet, les IDE (investissements directs à l’étranger qui permettent les délocalisations), c’est-à-dire la création ou la prise de contrôle d’une entreprise à l’étranger, représentent environ 5 à 10% de l’investissement intérieur. En outre, si les pays riches sont à 80¨% responsables des IDE dans le monde, ils sont aussi les bénéficiaires à 66% de ces IDE. Par exemple, en 1999, l’UE a accueilli 58% des IDE de la France. ce qui conduit à relativiser l’idée répandue selon laquelle les délocalisations servent à diminuer les coûts de main d’œuvre durant la production. Certes, les pays riches sont les plus gros dépositaires des IDE mais ce sont aussi les plus grands bénéficiaires. Or les coûts salariaux se valent dans l’ensemble des pays de la Triade (UE, Etats-Unis, Japon)
- En outre, la plupart des IDE dans les pays à faibles coûts salariaux visent avant tout à conquérir le marché local, et non à substituer une production moins coûteuse à une production locale.
- De plus, prendre la seule variable « coûts salariaux » est insuffisant. Il faut la lier à la productivité du travail. Si vous payez deux fois moins cher un ouvrier à l’étranger mais qu’il vous fait le même travail en deux fois plus de temps que l’ouvrier français, l’entreprise n’y gagne rien. Elle y perd même en coûts de transports pour réacheminer le produit en France. Or, la théorie des avantages comparatifs mise à jour par D. Ricardo et de nombreuses fois réajustée montre toujours qu’un pays a une productivité meilleure à mesure qu’il s’enrichit (or, les économies émergentes, même si elles ont une croissance exceptionnellement élevée, ce qui est normal puisqu’elles partent de plus loin, sont encore des économies « pauvres »). Cela s’explique par le « capital humain » (théorisé par H. Becker en 1964) plus important dans les pays riches (formation professionnelle, formation scolaire, effet d’apprentissage) et la dotation en capital physique et technologique plus importante.
- Autre nuance à apporter : les firmes qui ont délocalisé, en gagnant en productivité-prix, amassent des profits plus importants. Ces profits peuvent être réinvestis sur le marché domestique (d’origine) et ainsi créer de nouvelles activités et, par suite, créer de nouveaux emplois.
- Enfin, il est important de souligner que la mondialisation n’est pas un jeu à somme nulle, contrairement à l’idée répandue. Le Japon est un cas exemplaire à ce titre ; puisque, par ses délocalisations importantes dans la région asiatique, il a contribué à l’enrichissement des pays régionaux au point de représenter un marché significatif aujourd’hui pour les produits japonais. Les délocalisations ont enrichi les pays voisins qui à leur tour ont enrichi le Japon. Comment ? En délocalisant, on diminue les coûts, donc les prix à l’importation. Dans le même temps, on offre des emplois et des biens à un pays émergent (qui même à un salaire faible reste souvent supérieur à celui auquel il pouvait accéder auparavant). Ce faisant, dans les pays riches, on libère une partie de la demande vers d’autres produits de consommation et surtout vers de nouveaux services.
Conclusion
La responsabilité des délocalisations au niveau des destructions d’emploi est donc à relativiser. Néanmoins, il y a un domaine sur lequel les craintes sont fondées. C’est que les échanges avec les pays du Sud se font souvent dans le sens d’une délocalisation de main d’oeuvre non qualifiée (théorie de la spécialisation internationale). Ce sont donc les secteurs industriels à forte concentration de main d’œuvre à faible qualification qui sont les plus touchés par les délocalisations. Ainsi, même si leur impact est faible sur l’économie (moins de 3% du PIB et de 3% de l’ensemble du chômage), il se concentre sur une classe d’individus particulièrement exposés. Ceux qui ont d’autant plus de difficultés à trouver un emploi aujourd’hui en France (mais la variable « délocalisation » n’est pas la cause primordiale).
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