Musique, un retour analogique - ou quand l’oreille cherche le grain
Dans une chronique à propos de l’économie de la musique, Jacques Attali évoque l’engouement croissant des Nombreux pour le « live » (spectacle vivant), et donne quelques exemples particulièrement significatifs de ce qui est parfois proche d’un certain délire.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH370/live--aea7f.jpg)
« En janvier, les Rolling Stones ont réuni un million de spectateurs à Rio de Janeiro, pour un concert payé par la mairie et les télévisions.
La semaine dernière, des milliers de Chinois ont dépensé un mois de salaire pour aller les voir chanter à Shanghaï. Partout dans le monde, les billets des concerts, dans des salles de plus en plus grandes, de Madonna et de bien d’autres, se vendent dans le quart d’heure. »
Il ne s’agit pas ici de contester les causes évoquées par Jacques Attali, à savoir que ce qui est bon marché - quasi gratuit concernant la musique - finit par être moins recherché, d’où le succès du produit à l’opposé : le non-standard, dont le goût provient de l’unicité.
Mais l’économiste, trop influencé par les lunettes qu’il chausse en permanence (« quand on a un marteau à la main on ne voit que des clous » - Maslow ) est, me semble-t-il, passé à côté de la motivation intrinsèque du consommateur de musique délaissant celle qui est disponible et reproductible à l’infini, au profit de son expression vivante car interprétée.
Juger de cette évolution du point de vue de la seule valeur marchande, c’est oublier totalement l’objet même de l’étude, à savoir ici la musique.
Depuis longtemps, d’irréductibles anti-numérique évoquent la perte de matière subie par la musique, lorsqu’elle est triturée mathématiquement afin de « peser moins lourd » et de pouvoir être stockée à moindre coût sur des supports informatiques au format de la main.
Le passage au format MP3 (allègement pouvant alors être multiplié par 20) a vu de nouveaux musiciens ou mélomanes à l’ouïe fine évoquer cette perte de relief, de texture et en définitive, de son (il est notamment question des aigus).
On a longtemps considéré - en particulier les vendeurs de Hi(ght) Fi(delity) - que le consommateur était dupe. C’est en grande partie vrai - les physiologues ont même des instruments de mesure pour l’expliquer - mais de là à penser que rien de cette perte ne l’atteindrait, serait commettre une lourde erreur. Souvent, l’inconscient transmet de façon indirecte, sous forme d’injonctions transparentes, ce qui est perçu à un niveau infra-conscient. Et c’est précisément l’hypothèse que l’on peut émettre concernant la pauvre trace musicale claire comme une soupe de temps de disette (c’est-à-dire avec très peu de matière non aqueuse) qui subsiste dans le MP3. Lequel par sa seule existence donne alors à l’oreille(une fois perçu ce manque) la clé pour comprendre la pauvreté plus subtile des formats musicaux usant d’un peu moins de compression (c’est-à-dire d’abstraction).
Le lien avec le besoin impérieux de musique en chair (par opposition à celle "en fil de fer"* que propose le numérique commercial) est alors évident. Le public retourne, pour pallier ce qui est analogue à une carence alimentaire (dans ces cas, l’inconscient fonctionne très bien) vers la musique analogique, la seule qui subsiste, depuis que le microsillon est quasi mort, est désormais la « live » ). Retour vers ce qui gratte, a de la texture, et vibre « à la ressemblance » de ce qui l’a créé, à savoir l’instrument et la voix.
Au-delà de cette explication complémentaire, à propos du retour du public vers l’interprète et son acte unique, la myopie de Jacques Attali est assez significative de notre époque. Lui aussi produit un jugement virtuel, numérique (abstrait**), qui oublie totalement, dans son traitement du problème, le sujet même de son étude, à savoir la musique elle-même, en sa chair, et non pas dans ses aspects codés.
Oui, les Nombreux retrouvent le goût de la proximité et de l’unique, mais surtout, ils commencent à percevoir le vide essentiel de tous ces produits où ne subsistent que la forme, le packaging et les effets spéciaux.
Luc Comeau-Montasse
du fagot des Nombreux
* En référence aux maquettes décharnées qu’utilisent les graphistes dans leurs premières approximations d’un objet. ** L’abstraction par excellence est le code (note de musique, écriture) et sa forme achevée "la monnaie". (Ce fut d’ailleurs vraisemblablement sa forme première).
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