Origines du chômage de masse
Dans cet article je vais expliquer ce qui est, assez incroyablement d’ailleurs, toujours un mystère à notre époque : le chômage de masse de la France actuelle.
Fascinant phénomène en effet pour tout citoyen que de constater qu’aucun homme politique, aucun sociologue, aucun philosophe, aucun journaliste... in fine aucun acteur de la vie publique et intellectuelle ne propose une analyse du chômage. Tout ce passe comme si cela était un état de fait, comme le temps qui passe. Le nombre de chômeurs est annoncé avec le même intérêt que l’évolution du CAC 40 ou que la météo.
Je tiens à préciser que l’explication que je vais donner est très condensée. Certains aspects évoqués dans la présente analyse seront d’ailleurs développés dans des articles ultérieurs.
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à l'origine était le plein-emploi
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L'équilibre de l'après-guerre
La société française telle que nous la connaissons aujourd'hui est pour une grande part directement issue de la seconde guerre mondiale car cette guerre a significativement redistribué les cartes au sein de notre société et de nouveaux rapports de forces ont alors émergé, rapports de forces dont les effets se font toujours ressentir actuellement. C'est pourquoi je considère qu'il n'est pas nécessaire de remonter plus loin dans le temps pour expliquer le chômage de masse actuel.
La France sort de la seconde guerre mondiale appauvrie, affaiblie, détruite. Détruite moralement par la défaite, l'occupation, la collaboration et détruite physiquement par les vols allemands et les bombardements alliés. Un nouveau départ s'impose. Et ce nouveau départ aura bien lieu, d'une part grâce à de Gaulle, qui fournit à la France une régénérescence morale, et d'autre part grâce au plan Marshall1, qui fournit à la France une régénérescence matérielle. Double don, double dépendance. Deux différences absolument fondamentales sont néanmoins à noter entre les deux supports de la reconstruction de la France. Tout d'abord, l'un est interne (de Gaulle) quand l'autre est externe (le plan Marshall). Cela est extrêmement important, car autant de Gaulle est un pur produit du système (il est issu de la bourgeoisie traditionnelle française), autant le plan Marshall est une anomalie systémique (c'est un apport matériel et financier issu d'une autre nation, les États-Unis). Ensuite, autre différence radicale, de Gaulle porte en lui la valeur de l'effort (le pouvoir conquis de haute lutte), quand le plan Marshall valorise au plus haut point la valeur du confort (l'argent qui tombe du ciel). Nous avons donc une époque portée par deux paradigmes antagonistes qui portent en eux deux états-d'esprits diamétralement opposés2. Tout le travail de de Gaulle et des ex-résistants, durant l'immédiat après-guerre, va consister à gérer au mieux cette anomalie. Ils vont y réussir à merveille. La France de l'après-guerre va d'ailleurs être le moment de la résolution de l'éternel dialectique homme/femme : chacun réalise sa destinée, dans un espace enfin défini (dans un pays aux frontières retrouvées), la femme crée la vie et l'homme crée le monde : c'est le baby-boum d'une part et la modernisation de la France d'autre part3. Les ressources matérielles du plan Marshall, canalisées, organisées au mieux par de Gaulle, vont permettre un essor fabuleux de la France. L'après-guerre n'est finalement pour notre pays rien d'autre que la réalisation de l'idéal rousseauiste : la démocratie comme dépassement de la dialectique du corps et de l'esprit, la résolution de la problématique intime par le collectif, l'action du corps social étant alors organisée, de son plein gré, par une pensée politique légitime et préoccupée du bien commun.
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Le changement de rapport de forces :
Néanmoins, un nuage pointe à l'horizon. En effet, les facilités matérielles du plan Marshall, si elles ont eu une formidable utilité pour la France de l'après-guerre, finissent à la longue par devenir trop importantes pour une société qui ne peut plus gérer ce luxe, ce trop-plein, ce surplus. Au maximum de l'utilisation canalisée, raisonnée de ces facilités, nous avons les trente-glorieuses, et le plein emploi. Mais le surplus n'en finit pas d'arriver, il déborde pour submerger, dérégler la société française, et le gaullisme finit par être dépassé.
En 1968, la génération du baby-boum arrive à l'âge adulte, dans un monde reconstruit, confortable, apaisé, et qui n'a pas besoin d'elle. Mais elle est là. La société française a su se mobiliser pour repartir à la fin de la guerre, car la France est un vieux pays qui a donc connu de nombreuses guerres et troubles de tous ordres, et qui a su y faire face (puisqu'elle a perduré). Mais, par contre, autant l'agression étrangère est un phénomène classique dans l'histoire de France, autant l'aide externe est un phénomène totalement nouveau, qui plus est à cette échelle : la société française n'est pas prête à gérer cet événement. Pour les générations qui ont connu la guerre _les guerres (1870, 1914, 1939)_, la mobilisation, la contrainte et l'effort collectif sont logiques et acceptés. En revanche, pour la génération qui est issue de l'immédiat après-guerre, qui n'a donc connu que la paix et un confort qui va croissant, ces notions sont illogiques, inutiles et frustrantes, car aucun problème ne se profile à l'horizon. Aucun projet collectif ne peut lui être proposé. Rien qui pourrait justifier des contraintes morales et comportementales qui tiennent donc plus à ses yeux du sadisme que de la nécessité. C'est bien là d'ailleurs l'échec historique de de Gaulle, ne pas avoir su proposer un projet à la génération née de l'après-guerre, et même plus, son incapacité à penser qu'il fallait lui proposer un projet (j'y reviendrai un jour). D'ailleurs, le plan Marshall ne vient pas seul, il est accompagné de tout un appareil idéologique qui va accompagner, habiller, la modernité.
Aux acteurs (les gaullistes) vont ainsi succéder les consommateurs (les bobos). Aux adeptes de l'effort vont succéder les adeptes du confort. À l'harmonieuse relation homme-femme va succéder la domination du féminisme. À la politique va succéder la psychanalyse. À l'équilibre entre les concepts de Liberté, d'Égalité et de Fraternité va succéder la domination écrasante et sans partage de la Liberté (de l'impératif libéral/libertaire, dirait Clouscard). Au « devoir de » va succéder le « droit à ». À la vertu va succéder la morale. Au citoyen va succéder l'individu. À la protection sociale va succéder le bouclier fiscal. À la démocratie va succéder la dictature de la pensée unique. Au commissariat au plan va succéder la concurrence libre et non-faussée. Au patriotisme va succéder l'atlantisme (et ces pendants, le mondialisme et l'européisme).
Si j'ai décidé d'évoquer _très succinctement_ ces différents aspects, a priori non concernés par la problématique de l'emploi, c'est pour montrer l'aspect systémique des changement intervenus, la cohérence d'ensemble, et le changement de logique qui préside au tout. L'important étant de bien saisir que le chômage est une donnée trop importante, trop durable, trop conséquente, pour être une anomalie, un épiphénomène anecdotique. Si chômage il y a, c'est qu'il fait partie intégrante du système actuel, et, comme toute partie d'un tout, il en dépend comme il le renforce. Inutile donc de vouloir résorber le chômage par une ou deux mesures. C'est bien toute la société sur laquelle il faut agir. En effet, tout changement visant à combattre le chômage, s'il est isolé, sera irrémédiablement contrecarré par les autres facteurs, les autres composantes de la société. La lutte contre le chômage, si elle est à contre-courant de la logique globale du système, sera inéluctablement vouée à l'échec.Voyons maintenant plus précisément comment la société française est passée du plein-emploi au chômage de masse.
Le plein-emploi, résultant de la rencontre d'un projet, le remodelage du monde (la reconstruction de la France), et des moyens de sa réalisation (moyens intellectuels et matériels, à savoir l'État gaulliste et le plan Marshall), pose problème à une catégorie de la population, les employeurs privés. En effet, le plein-emploi, c'est la réalisation du projet marxiste, c'est à dire la dictature du prolétariat. L'employé domine l'employeur, notamment car il peut le choisir (et choisir de le quitter). Cela est insupportable pour le patronat, pour des raisons psychologiques. Un _grand_ patron est patron pour dominer, pour être obéi, il se veut le mâle dominant de la tribu capitaliste. Or il est, de fait, dominé. Il va donc tout faire pour rétablir le rapport de forces de la lutte des classes en sa faveur, en agissant précisément par où il se sait (il se sent) dominé, c'est à dire au niveau du rapport offre/demande d'emploi.
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La demande :
Dans un premier temps, il est difficile de diminuer l'offre d'emploi, car la croissance économique est importante (néanmoins, toute baisse de régime de l'économie sera à exploiter dès qu'elle se présentera). Il est donc plus facile d'augmenter la demande. Pour cela, il faut salarier ceux qui ne le sont pas (ou très peu), à choisir donc parmi : les femmes, les enfants, les retraités, les malades, les étrangers. Concernant les enfants, cela est difficile à faire accepter. Pour les malades, ce n'est pas l'idéal car ils ne sont pas productifs, pour les retraités, c'est difficile également car par définition ils ne travaillent plus (mais à la longue, on pourrait bien imaginer les remettre au travail, s'ils ne sont pas trop usés, et qu'ils ne touchent plus de retraite). Restent donc les femmes et les étrangers. Pour eux, toutes les conditions sont remplies. L'accession des femmes et des étrangers au marché de l'emploi va être favorisée et accompagnée par l'époque.
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La femme :
La génération de l'après-guerre, qui précisément n'a pas connu la guerre, mais qui par contre bénéficie d'un confort matériel sans cesse grandissant, vit donc sans lutte et souhaite profiter à fond du confort : la valeur masculine n'a plus de sens quand la valeur féminine peut enfin s'exprimer à son maximum (paradoxalement précisément car l'homme a enfin réalisé son destin : donner à la femme le monde). Le féminisme et la psychanalyse vont naturellement émerger pour exprimer une domination de classe et la justifier ; le féminisme dira que l'homme est mauvais et la femme bonne, et la psychanalyse dira que seul l'individu compte. Le patronat a tout intérêt à favoriser ces discours (et il va donc le faire, puisqu'il en a l'envie et les moyens) qui permettent à la fois de justifier l'arrivée massive des femmes sur le marché du travail, et également de délégitimer toute lutte sociale collective, toute solidarité. Par ailleurs, l'accession des femmes au salariat de masse est enfin possible, précisément car la société est confortable, tertiarisable : le besoin de gros bras, qui écartait de facto les femmes du travail salarié, diminue drastiquement. Le patronat peut donc employer des femmes, et il ne va pas s'en priver4.
Le système va ensuite être verrouillé en trois temps : tout d'abord, des femmes arrivent sur le marché de l'emploi, puisque c'est possible et que cela est bénéfique au couple qui voit son pouvoir d'achat doubler. Mais ainsi, le marché de l'emploi ne peut plus absorber toute la demande : les salaires diminuent (ou n'augmentent plus suffisamment dans la société de consommation qui s'est substituée à la société de pénurie précédente). Ensuite, comme les salaires diminuent/se tassent de plus en plus, toutes les femmes doivent finalement travailler car un salaire ne suffit plus. Cela augmente le chômage et accentue donc encore la baisse des salaires. Enfin, le chômage n'en finissant plus d'augmenter, non seulement un salaire ne suffit plus à faire vivre un foyer, mais bien souvent, il n'y a plus qu'un salaire. On passe donc du foyer avec un salaire voulu et élevé, au foyer avec un salaire subi et faible5 (et la féminisation du travail va se trouver renforcée par le nombre très important de femmes qui vont se tourner vers la fonction publique, ce qui va leur garantir la stabilité professionnelle).
Autre avantage du féminisme pour le patronat : en posant la procréation comme une aliénation, le féminisme pousse la femme à faire moins d'enfants (voir, dans l'idéal, pas d'enfant du tout, le féminisme étant une idéologie éminemment mortifère). Le temps ainsi ôté aux femmes dans l'éducation des enfants qu'elles n'ont pas eu pourra ainsi être utilisé par le patronat pour les salarier : grâce au féminisme, la femme devient « employable ».
Enfin, ultime piège, les journaux féminins, forcément tous féministes, ne seront jamais de grandes revues littéraires et philosophiques, mais toujours de sempiternels catalogues de publicités, poussant à la pulsion d'achat et à la frustration consumériste, dans la droite ligne des obsessions soixante-huitardes.
Le féminisme va ainsi 1)présenter le salariat comme une libération 2)donner du temps aux femmes 3)pousser les femmes à vouloir sur-consommer. Tout cela a donc une conséquence très claire : pousser les femmes à se salarier (elles en auront tout à la fois l'envie, la possibilité et le besoin).Et oui, le féminisme a servi le patronat à quasiment doubler la demande d'emploi.
Le féminisme, ce n'est pas la libération de la femme, mais bien sa libéralisation et le renforcement des antagonismes de classes : la bourgeoise salariée peut toujours choisir de payer une prolétaire pour aller chercher ses enfants à l'école à sa place. Prolétaire qui, elle, est obligée de travailler pour la bourgeoise puisqu'elle doit compléter le trop faible salaire de son mari. -
L'étranger :
Pour créer ce chômage salvateur, le patronat est également allé chercher des chômeurs là où il y en avait, c'est-à-dire à l'étranger, utilisant pour cela le discours moralisateur des bien-pensants. Le libéralisme pourra donc utiliser et créer des flux de populations à sa guise. À « l'immigration de travail » a censément succédé « l'immigration de peuplement » (via le regroupement familial). « Immigration de travail » et « immigration de peuplement » ne sont en fait que les déclinaisons successives d'un seul phénomène : « l'immigration de chômage »7. Le regroupement familial n'aurait pu être mis en place sans une « immigration de travail » préalable, et c'est parce que le regroupement familial a été mis en place que l'immigration dite « de travail » a cessé. Elle devenait en effet inutile, puisque l'on avait trouvé un autre moyen, médiatiquement plus vendeur, pour la même fin : satisfaire l'égo du patron (par création du chômage de masse). Là encore, le discours de justification de l'emploi d'étrangers n'est qu'un paravent de la lutte des classes. Les étrangers ne font pas le boulot que les Français refusent de faire, ils font le boulot que les bourgeois ne veulent pas payer cher (ressentant cela comme un déclassement social, un bourgeois refusera de toute façon d'être un éboueur, donc il ne peut/veut pas comprendre que bien payé, un Français non-bourgeois acceptera ce boulot). Là encore, la psychologie est nécessaire pour comprendre le phénomène : quelqu'un sera toujours réticent à payer cher quelque chose qu'il dévalorise. Les étrangers ne sont pas mis en concurrence avec les bourgeois français, mais bien avec les prolétaires français (qui sont ainsi soit licenciés soit doivent subir une diminution de salaire).
En outre, ce phénomène d'éloignement entre bourgeois et prolétaire va être accompagné par une diminution concomitante et très nette de la valeur patriotique8, pont entre ces deux groupes (c'est même son contraire qui sera publiquement prôné) : les tensions ne vont s'en trouver que plus vives.À noter : en plus des femmes et des étrangers, l'emploi des retraités pourrait bien également être utilisé massivement, le système poursuivant sa logique monstrueuse ; à cause du chômage de masse, de très nombreux salariés mal/peu payés devraient toucher une retraite logiquement insuffisante et se retrouveront ainsi dans l'obligation de continuer à travailler, augmentant donc mécaniquement le nombre de demandeurs d'emploi, et aggravant encore le chômage.
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La propagande s'en mêle :
Il faut bien observer que le système est verrouillé car toute critique de ce dernier est immédiatement discréditée, vouée aux Gémonies. Mieux, la connaissance a priori du discrédit potentiel, telle une épée de Damoclès, empêche toute pensée critique, analytique, de chercher dans les bonnes directions. En effet, critiquez le travail salarié des femmes, et le féminisme vous traitera de misogyne ; critiquez le travail des étrangers, et SOS Racisme intentera un procès contre vous ; critiquez les délocalisations, et vous serez affublé du pire des qualificatifs, « ringard », etc. Ces tabous étant totalement intériorisés, l'individu socialisé fixe donc inconsciemment à sa réflexion des interdits. Il est donc impossible de comprendre les causes du chômage sans être prêt à perdre en sociabilité pour se permettre d'avoir une vision d'ensemble, systémique, de la société française : on ne peut pas penser le système dans le système, et surtout on ne peut pas dire le système via le système9.
L'offre :
Pour expliquer l'augmentation du chômage, qui n'est qu'un déséquilibre du rapport offre/demande d'emploi, nous venons donc d'évoquer l'augmentation de la demande. Il convient maintenant d'aborder l'évolution symétrique de l'autre terme du rapport, à savoir la diminution de l'offre. Nous l'avons vu, le système de la France de l'après-guerre est relativement stable, et, au début de l'entrée des femmes et des étrangers sur le marché de l'emploi, cela n'est pas encore suffisant pour le déstabiliser complètement. Mais cela va néanmoins le fragiliser et le rendre suffisamment mûr pour un changement profond. Le déclencheur sera donc un élément externe au système, un événement conjoncturel qui va permettre un changement structurel, à savoir le basculement du plein-emploi au chômage de masse. Le chômage de masse était en effet en attente, latent, potentiel, et l'événement conjoncturel va être l'étincelle qui mettra le feu aux poudres. Cet événement, ce sera le fameux choc pétrolier de 1973.
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La propagande s'en mêle :
Il faut néanmoins bien comprendre que cet événement ne saurait à lui seul expliquer le chômage, contrairement à ce que nous enseigne l'idéologie dominante. En effet, si tel avait été le cas, alors le chômage se serait résorbé automatiquement une fois le choc passé (une « crise » ne dure pas 40 ans). Or ce n'est pas ce qui s'est passé. Donc la version officielle de l'origine du chômage est fausse. Il est alors intéressant de s'interroger sur cette explication, puisqu'elle est fausse. On constate aisément que, contrairement à l'autre cause du chômage (l'augmentation artificielle, voulue, organisée, du nombre de demandeurs d'emploi), cette cause est externe, subie. On ne peut donc accuser personne de l'avoir provoquée. Elle est par conséquent très utile car déculpabilisante pour le patronat (« Ce n'est pas moi, c'est l'autre », « Croyez bien que cela me déplait autant qu'à vous, mais, vous connaissez la conjoncture, c'est la crise mon bon monsieur...blablabla...vous êtes licencié. »). Il va donc en faire la version officielle. Le discours dominant faisant état d'un chômage purement subi et non voulu est d'ailleurs à double détente, car d'une part il nous dit que personne n'est responsable, et d'autre part que l'on y peut rien. Pratique10.
La monnaie :
Les patrons ne vont pas être les seuls à considérer négativement le plein-emploi. Une autre catégorie de population va également le subir, via une de ses conséquences indirectes, l'inflation. En effet, lorsque le salarié est en position de force, il peut assez facilement demander des augmentations de salaires. Ces augmentations de salaires entraînent au pire une augmentation du prix des biens et services vendus (annulant finalement ainsi les bénéfices des hausses de salaire). L'inflation n'est donc pas tellement pénalisante ni pour le salariat, ni pour le patronat, à partir du moment où l'argent circule et où tout augmente simultanément ou presque. Et justement, dans la France de l'après-guerre, l'argent circule beaucoup. Inutile d'économiser pour ses vieux jours, la retraite par répartition vient d'apparaître. Inutile de mettre de l'argent de côté en cas de maladie, la sécurité sociale vient d'être mise en place. L'inflation est en revanche un problème pour ceux qui ont trop d'argent pour pouvoir le dépenser immédiatement (les pauvres ! Ha ba non, justement). Ceux-là voient leur fortune fondre comme neige au soleil. Or plus vous avez d'argent, plus vous avez de pouvoir (de l'entre-gens, des obligés influents...). Donc plus vous avez les moyens d'influencer l'économie pour qu'elle ne soit plus inflationniste. Exprimé autrement : ceux qui subissent le plus l'inflation sont ceux qui ont le plus de pouvoir pour la supprimer (si l'on excepte l'« obstacle » démocratique). Pas étonnant qu'elle n'ait pas duré très longtemps. Parmi les organismes possédant beaucoup _beaucoup !_ d'argent, les banques vont être particulièrement attentives à cette problématique11. En effet, l'objectif d'une banque est de n'avoir que des clients endettés pour toujours auprès d'elle : elle acquiert ainsi le Pouvoir en mettant tout le monde sous sa dépendance (j'exagère un peu, mais c'est l'idée). Mais l'inflation vient contrecarrer cet objectif. En effet, si vous êtes endetté dans une économie inflationniste, plus le temps avance, et moins votre dette est importante12. Il est donc nécessaire pour ces organismes de contrôler l'inflation. Attendez, attendez, la lutte contre l'inflation, en contournant la démocratie, ça ne vous rappelle rien ? Ah, mais si... un indice, alors : un truc qui empêche l'État de battre monnaie (ce qui créerait également de l'inflation), pour transférer ce pouvoir à des banques privées (pour endetter l'État auprès de ces banques _c'est pas du génie ?). Mais oui ! C'est ça bien sûr : l'union européenne, et la banque centrale européenne (« L’objectif principal du SEBC est de maintenir la stabilité des prix »13).
Courbe de Phillips pour la France de 1970 à 1999 :
Puisque le plein-emploi crée de l'inflation, alors, si l'on ne veut plus d'inflation, il ne faut plus de plein-emploi. Le chômage est nécessaire, indispensable même. Il est à ce point indispensable que le lien entre chômage et inflation a été verbalisé, mathématisé, c'est le NAIRU, « Non Accelerating Inflation Rate of Unemployement »14, c'est à dire en français le taux de chômage nécessaire pour que l'inflation n'augmente pas. On le voit bien dans la formulation, l'objectif, il est clair, c'est la maîtrise de l'inflation, et certainement pas la diminution du chômage. Ce concept, pris très au sérieux15, est révélateur de l'état d'esprit de ceux qui le manipulent, comme l'OCDE ; elle considère par exemple qu'en 1999, le NAIRU français était de 9,916. Autrement dit, l'OCDE nous dit qu'il ne fallait pas qu'en 1999 le chômage descende en France en dessous de 9,9% de la population active sous peine d'inflation, ce que la BCE pouvait difficilement ignorer.
Je voudrais insister sur une donnée fondamentale : la démocratie doit impérativement être supprimée pour que puisse être mis en place le chômage de masse (celui-ci n'étant pas des plus populaires). Pour que les rentiers arrivent à augmenter le chômage, il leur faut d'abord prendre le pouvoir (au détriment du peuple, donc). Pour cela de multiples moyens s'offrent à eux. Par exemple l'union européenne, qui est une formidable machine à détruire explicitement la démocratie (pour Monnet, figure sacralisée avec celle de Shumann, l'union européenne doit servir à priver les peuples du pouvoir de faire la guerre17). Il était donc inévitable que ceux qui considèrent la démocratie comme un obstacle s'intéressent de très près à ce machin. L'union européenne va ainsi être fort logiquement instrumentalisée pour servir _entre autres_ les rentiers, les très riches18 (à partir du mois de janvier 1994 : interdiction faite aux banques centrales nationales de prêter à leurs États respectifs ; mai 1998 : création de la BCE ; janvier 1999 : création de l'euro), les intérêts des uns étant parfois les intérêts des autres (ainsi l'Allemagne, traumatisée par une période d'hyper-inflation au début des années 20 va se trouver être un allié objectif et puissant au sein de l'union européenne pour ceux qui veulent conserver et accroître leurs fortunes et profits mirobolants).
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La propagande ne s'en mêle pas :
Sur ce sujet, qui concerne une fois de plus un chômage voulu, planifié (finalement, le rôle non-dit de la BCE, c'est de veiller à ce qu'il y ait toujours suffisamment de chômage, elle a été créée pour ça), la communication est une non-communication. L'économie, les politiques monétaires, les taux d'intérêts, toussa, c'est trop compliqué pour vous, c'est trop technique, laissez tomber. De toute façon, il n'y a pas à se fatiguer à convaincre qui que ce soit, puisque la BCE est indépendante du peuple, des peuples. Tout au plus aurons nous droit au discours générique sur l'union européenne : « l'europe c'est le bien, la paix, la joie, lalala, mais les nations, c'est le mal, la guerre, les méchants, grrrr !! » . Et le système discrédite systématiquement toute remise en cause de l'euro : l'euro est, tout comme l'union européenne, irréversible, ça ne se discute tout simplement pas ; si vous n'êtes pas d'accord, c'est que vous êtes fou à lier ou que vous n'avez rien compris à la vie « Tout ça c'est bien gentil, mais soyons sérieux.. ». Un changement est toutefois en train de se produire. Il est en effet particulièrement intéressant qu'un magazine comme « Le Nouvel Observateur » titre, dans son édition de la semaine du 13 mai 2010, « Faut-il brûler l'euro ? Comment s'en sortir ». Cela indique à mon avis sans ambiguïté que notre classe dirigeante commence à penser que nous vivons le début de la fin (de l'euro, et donc de l'union européenne : l'histoire est en train de s'accélérer).
Il faut voir également que le système se renforce de lui-même, à tel point que ceux qui en subissent les conséquences ne veulent plus en sortir : il n'est plus alors besoin d'argumenter. Le système est maintenant bien verrouillé et stabilisé au niveau de l'inflation puisque les citoyens, de plus en plus paupérisés par le chômage, de plus en plus angoissés par un avenir où toutes les protections sociales semblent vouées à disparaître les unes après les autres, se voyant de plus en plus impuissants à maîtriser leur destin face à l'oppression des organismes supra-nationaux, se mettent à épargner autant qu'ils le peuvent. L'épargne est alors une sorte de sécurité sociale individuelle, mangée régulièrement (et donc très difficile à observer statistiquement). Mais en étant épargnants, les citoyens en viennent à ne pas vouloir non plus de l'inflation (qui fait pourtant partie de la solution à leurs problèmes, comme nous l'avons vu précédemment). Ainsi les rentiers qui profitent, eux, réellement du système, peuvent-ils dès qu'ils le souhaitent avancer la lutte contre l'inflation comme une mesure salutaire pour la population (en prêchant des convaincus !). La rhétorique concernant le pouvoir d'achat19 est également très intéressante à ce niveau. Le chômage paupérise les classes moyennes et basses, qui se tournent donc de plus en plus vers les produits à bas coûts produits à l'étranger, ce qui fait fermer les usines en France, ce qui augmente le chômage : la boucle est bouclée. Ainsi, le discours pour les prix bas peut-il se parer de vertus sociales (puisque les pauvres ne peuvent plus acheter qu'à bas prix) alors que sa logique enferme en fait les citoyens paupérisés dans la pauvreté (et augmente les concentrations de richesses, car les patrons de supermarchés/supérettes/(hard-)discounts gagnent très très bien leur vie, eux). Je vous laisse apprécier l'ironie de la situation, où le moyen d'oppression entraîne les opprimés à aider les oppresseurs ... à les oppresser20. On atteint ici le degré ultime d'aliénation.
Je n'ai pas particulièrement parlé des fonctionnaires, car leur disparition a été trop lente pour expliquer le chômage de masse. Néanmoins, l'arrêt de l'embauche de salariés avec un contrat de fonctionnaire, la suppression/privatisation des services publics et entreprises d'État (la Poste, EDF, GDF, Air France...) ont très nettement contribué et contribuent toujours à précariser les actifs dans leur ensemble. Le départ massif de la majorité des fonctionnaires à la retraite, entre 2008 et 2018, va néanmoins faire éclater au grand jour la fin du fonctionnariat. Le discours dominant qui accompagne (et justifie) cette dégradation systématique du statut des nouveaux embauchés présentera toujours les fonctionnaires comme des privilégiés et des fainéants (forcément, le concept de salarié quasiment invirable, à l'antipode de leurs fantasmes, n'est pas acceptable pour les dominants : si on ne peut plus jouer à faire peur au peuple que l'on méprise, où est le plaisir ?).
Vous n'avez pas d'emploi ? Réjouissez-vous, vous êtes au service des rentiers !
Vous n'arrivez pas à trouver du travail ? Réjouissez-vous, vous permettez à d'autres de ne pas avoir à en chercher !
Vous culpabilisez d'être une charge pour la société ? Ça fait bien marrer les parasites que vous servez !
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Nous l'avons vu, le chômage n'est en rien une fatalité, contrairement à ce que le discours dominant voudrait nous faire croire. Ayant un faisceau de causes, il est un moyen parmi d'autres de servir des intérêts divers (satisfaction de l'égo, conservation du magot, domination quelconque...). Dans tous les cas il est la marque de la prédominance d'intérêts individuels au détriment des intérêts collectifs, et partant, d'une exacerbation de la lutte des classes. Le chômage de masse ne saurait être un problème isolé. Il est un symptôme d'un problème beaucoup plus grave qui n'est lui jamais ne serait-ce qu'évoqué21, à savoir le glissement du pouvoir du peuple à d'autres entités (par définition illégitimes). Selon le même raisonnement qui conduit Amartya Sen à penser qu'il n'y a pas de famine dans les pays démocratiques, je considère qu'il ne peut y avoir de chômage de masse non plus dans de tels pays (lui avait été confronté à la famine au Bengale et avait connu la faim, moi je suis confronté au chômage de masse en France et j'ai été au chômage, chacun son histoire...). La question à se poser n'est finalement plus « Comment résoudre le problème du chômage ? » (qui pour certains n'est pas un problème, mais bien une solution), mais « Comment le peuple peut-il reprendre le pouvoir ? ». L'important n'est plus de savoir quelles sont les origines du chômage de masse, mais comment la démocratie a laissé place à l'oligarchie.
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1 - Je m'inspire ici de la pensée de Michel Clouscard, que l'on retrouve notamment dans « Le capitalisme de la séduction ».
2 - Pour simplifier, on pourrait considérer que de Gaulle, c'est l'Homme, et le plan Marshall, c'est la Femme.
3 - Pour plus de détails concernant cette problématique, voir mon article publié ici : « Dépasser le féminisme ».
4 - L'INSEE signale ainsi dans un paragraphe intitulé « 30 ans de transformation de l'emploi : un emploi plus féminin, salarié et tertiaire » : « En 1970, l'emploi était principalement masculin (64 %). L'industrie (29 %), l'agriculture (13 %) et la construction (10 %) représentaient à eux trois près de la moitié des emplois, et plus d'une personne sur cinq ayant un emploi exerçait une activité non salariée (21 %). En 2008, l'emploi est essentiellement salarié (91 %), tertiaire (76 %) et s'approche de la parité (47 % de femmes). »(source : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=martra09)
5 - D'où une augmentation spectaculaire de la part du capital par rapport à celle du travail dans le P.I.B. Entre 1983 et 2006, de « 120 à 160 milliards d'euros [...] ont ripé du travail vers le capital », soit une chute de 9,3% de la part des salaires dans le P.I.B. ; Jacky Fayolle cité dans Le Monde Diplomatique, janvier 2008, « Partage des richesses, la question taboue ».
6 - Cette donnée statistique n'existe que depuis 1994. Le total de 1994 à 2006 s'établit à un peu plus de 2,1 millions d'immigrants en 12 ans (2 146 013 exactement).
7 - J'extrais ainsi de « Les Yeux grands fermés - l'immigration en France », ouvrage d'analyse et de synthèse de Michèle Tribala (directrice de recherche à l'INED), ces quelques citations :
« Le Wall Street Journal,[...] plaide régulièrement [...] en faveur d'un amendement constitutionnel déclarant la liberté de circulation [...] pour son effet désinflationniste et de modération salariale. » (préface de l'édition de poche de « Heaven's Door » de George J. Borjas)
« C'est à travers la demande de travail et les tensions sur le marché du travail que le progrès technique se transmet au salaire. [...] Ce mécanisme ne fonctionne plus, dès lors qu'une politique migratoire empêche le marché du travail de se tendre en augmentant le nombre de participants, dès que l'indicateur passe au-dessus d'un certain seuil. » (Gilles Saint-Paul, « Immigration, qualifications et marché du travail »)
8 - La dévalorisation du patriotisme est expliqué dans cet article : « Une population emblématique de la France moderne : les bobos »
9 - Sauf si vous lui rapportez de l'argent, règle cardinale du système, ce qui explique le maintien de Éric Zemmour dans les médias.
10 - Pas étonnant, donc, qu'une convention sur le plein-emploi organisée par un parti politique n'attire aucun média.
11 - D'autant qu'en plus d'avoir beaucoup d'argent, elles ont également des employés.
12 - Très grossièrement, si, payé 500 par mois, vous avez emprunté 1000 pour l'achat d'un objet, et que l'année suivante, non seulement cet objet vaut 2000, mais que votre salaire est de 1000 par mois, alors vous allez pouvoir rembourser 2 fois plus vite.
15 - La banque de France l'utilise également, par exemple ici : http://www.banque-france.fr/gb/publications/telechar/ner/ner75.pdf : On retiendra notamment cette phrase : « Par exemple, les effets de chocs d’offre temporaires défavorables ne doivent pas être considérés comme nécessitant une élévation durable du chômage. »
17 - Sur ce sujet, je vous conseille de lire « La faute de M. Monnet » de Jean-Pierre Chevènement, qui d'ailleurs y évoque lui aussi le NAIRU.
18 - L'article de François Ruffin ,« A Bruxelles, les lobbyistes sont "les garants de la démocratie" », paru dans Le Monde Diplomatique de juin 2010 est à cet égard très instructif. J'y extrais ces quelques citations (celle du titre étant de Yves de Lespinay, président du SEAP) :
de Jean-Marie Cavada, qui a manifestement une conception très singulière de la démocratie : « Quarante-cinq grands industriels européens, représentant trois millions d'employés, [...] demandent plus d'europe. »
de Ernest-Antoine Seillière, actuel président de Business Europe : « La contrainte européenne joue à plein pour orienter notre pays dans une certaine forme de réforme. »
de Denis Kessler (proche collaborateur de monsieur Seillière à l'époque où celui-ci dirigeait le MEDEF) : « L'europe est une machine à réformer la France malgré elle. ».
19 - Via les prix bas, jamais via des augmentations de salaires, la stabilité des prix faisant partie du discours de la lutte contre l'inflation (comme on peut le voir par exemple ici : http://www.ecb.int/ecb/html/index.fr.html).
20 - Cette situation a été très bien décrite à mon avis par Naomi Klein dans son livre « No Logo », à propos de l'influence des magasin Wal-Mart aux États-Unis.
21 - Jamais évoqué par le discours dominant. Concernant le discours d'opposition au système en place, on peut relever notamment un des livres de Nicolas Dupont-Aignan qui explicite cette problématique dès son titre : « Français, reprenez le pouvoir ! ».
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