Vers une nouvelle crise financière ? Quelles incidences pour la Belgique ?
D’après nombre de sources sérieuses (spécialement, dans la presse économique de référence), une nouvelle crise financière serait en train de se préparer. La présente étude entend faire le point sur la probabilité d’un scénario de ce type à travers une étude des mécanismes susceptibles d’être impliqués dans la survenance d’une nouvelle crise financière systémique. Après avoir effectué ce minutieux travail de compilation et d’analyse de données, nous discernerons en bout de course l’impact auquel donnerait lieu une crise financière en Belgique.
Au demeurant, on relèvera selon une récente étude de Test Achats (septembre 2023) que près de la moitié des clients (45%) des grandes banques belges n’étaient pas satisfaits des services bancaires qui leur étaient offerts[1]. Cette insatisfaction fait écho à une enquête déjà plus ancienne de 2018 menée par Febelfin, la fédération patronale du secteur, qui permettait d’établir qu’une majorité des Belges sondés (54%) estimaient que le système bancaire connaîtrait encore des difficultés à l’avenir[2]. Bref, entre les Belges et les banques, ce n’est pas vraiment le grand amour et la confiance ne règne guère.
Une question de confiance
A ce propos, commençons par nous rafraîchir un peu la mémoire. Le dernier épisode de grande crise financière remonte à 2008, date à laquelle le système bancaire mondial était proche du grand collapsus. A cette époque, on notait que les banques avaient pris trop de risques sur le marché immobilier US. Depuis, de nouvelles régulations ont été imposées aux banques. Les établissements de crédit, après s’être retrouvés au bord de la faillite, ont été réglementairement soumis à l’obligation de mieux couvrir leurs investissements à partir de leurs fonda propres.
Le but de la manœuvre consistait à vouloir limiter beaucoup plus drastiquement ce que l’on appelle l’effet de levier (leverage en anglais). L’effet de levier consiste à recourir à l’endettement dans le but de booster la rentabilité des fonds propres d’une entreprise. Pour que l’effet de levier puisse fonctionner, le taux de rentabilité du projet financé doit impérativement être supérieur au taux d’intérêt à verser pour les capitaux empruntés. Au cours des années 1990 et jusqu’à 2008, les effets de levier sont devenus de plus en plus importants avec le temps. La chose a fini par devenir hautement problématique et cela s’est pleinement manifesté à l’occasion de la Grande Récession de 2007-2009. Ainsi, au printemps 2008, les comptabilités des banques d’investissement de Wall Street montraient des effets de levier oscillant entre 25 et 45. Cela signifiait que pour un dollar de fonds propres, elles avaient emprunté entre 25 et 45 dollars. Par exemple, le business model de la banque américaine Merrill Lynch correspondait à un effet de levier égal 39 en 2007[3]. Or, une institution qui se caractérise par un effet de levier de cette ampleur voit ses fonds propres complètement effacés suite à une baisse de 2,56 % de la valeur de marché des actifs acquis[4].
La reprise en main réglementaire en vue d’une limitation de l’exposition des fonds propres à des retournements de cours explique pourquoi la prise de risque au sein du système financier a migré vers d’autres types de structures que le système bancaire. C’est au Royaume-Uni que les craintes les plus vives à ce sujet se sont manifestées récemment. La source d’où provient cette alerte n’a rien de très radical sur le plan idéologique, loin s’en faut, puisqu’il s’agit de la vénérable et passablement conservatrice Banque d’Angleterre. Que nous enseigne donc la banque centrale du Royaume-Uni au sujet d’éventuels soubresauts financiers à venir ? Nathanaël Benjamin, directeur général de la Banque d’Angleterre en charge des questions de stabilité financière, mettait en évidence dans un entretien accordé au prestigieux site états-unien d’informations financières Bloomberg le rôle potentiellement déstabilisateur pour la stabilité financière de l’« intermédiation financière non-bancaire », laquelle désigne tout type d'investisseur majeur du secteur privé qui n'est pas une banque[5].
Par exemple, l’intermédiation financière non-bancaire de type private equity se compose de fonds qui réalisent des investissements dans des sociétés non cotées en bourse. Les capitaux de ces fonds proviennent le plus souvent d’investisseurs institutionnels. Ces derniers désignent des organismes qui recueillent l’épargne des particuliers mais ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent de cette dernière. Leur activité d’allocation des ressources sont encadrées de très près par des dispositions réglementaires. Par exemple, les placements des compagnies d’assurance sont réglementés de sorte que la structure de leurs actifs est en quelque sorte prédéfinie afin de limiter les risques de marché. C’est évidemment pour cette raison que certaines catégories d’actifs sont davantage présentes dans les portefeuilles des compagnies d’assurance (par exemple, le volume des obligations y est systématiquement supérieur à celui des actions).
Le revenu que ces investisseurs institutionnels tirent de leurs placements leur donne les moyens de faire face à leurs engagements. La spécificité de cette catégorie particulière d’acteurs correspond à une caractéristique tout-à-fait particulière dans la mesure où ils ne possèdent pas directement les capitaux qu’ils placent. Ils effectuent ces placements pour autrui. En réalité, ils investissent pour le compte de leurs clients. C’est évidemment pour cela que la gestion de leurs actifs est encadrée par la loi. Les investisseurs institutionnels ne sont donc pas comparables à des entreprises financières autorisées à procéder à des investissements pour leur compte propre.
La banque peut encore sauter ?
Les opérations de private equity sont le fait de fonds spécialisés dont la motivation principale est de réaliser une plus-value à moyen terme (soit une période s’étalant entre 4 et 7 ans). Le fonds de capital investissement est actif à tous les stades de la mise en œuvre du projet d’une entreprise. On notera également que les différents fonds actifs dans le private equity ont tendance à se spécialiser dans des secteurs d’activité bien particuliers. Cette tendance est parfaitement normale dans la mesure où une décision d’investissement mûrement réfléchie et par conséquent, susceptible de garantir un bon niveau de profitabilité suppose une connaissance fine des branches spécifiques au sein desquelles les entreprises-cibles opèrent. Le contexte dans lequel fonctionne une entreprise active dans les biotechnologies est évidemment très différent de celui d’une entité active dans les matériaux de construction. On notera aussi que contrairement à la Bourse qui organise des flux monétaires constants et abondants, le private equity est moins liquide. Les possibilités de faire marche arrière, une fois qu’on a décidé d’investir, sont plus limitées qu’à la Bourse.
Evidemment, ce manque de liquidité garantit une certaine stabilité du prix des actifs. C’est bien connu. Toute médaille a son revers et son avers.
Au cours de la décennie écoulée, le capital-investissement a connu une croissance particulièrement importante. À l’échelle mondiale, les actifs sous gestion dans le secteur du capital-investissement sont passés de 2.000 milliards en 2013 à 8.000 milliards de dollars en 2023. En parallèle, la taille du marché du crédit non-bancaire s’élevait à la même époque à 2.000 milliards de dollars. Cette évolution s'est accompagnée d’une migration des effectifs employés par les banques vers les secteurs non bancaires, en ce compris le capital-investissement. Une partie du personnel qui travaillait autrefois dans les banques est donc aujourd’hui active dans le capital-investissement.
Ces personnes financent des pans entiers du tissu économique en travaillant comme intermédiaires pour certaines banques d’un côté et également en concurrençant d’autres établissements bancaires par la même occasion. C’est que l’écosystème du private equity est particulièrement complexe.
Sur le théâtre des opérations, on retrouve, tout d’abord, les gestionnaires de fonds de capital-investissement (également nommé sponsors en anglais). Ils se rémunèrent à partir de fais de gestion et de carried interests, lesquels désignent un bonus correspondant à une fraction des plus-values de cession des entreprises[6]. Pour information, le montant total de ces gratifications liées aux bonus de cession a dépassé les 1.000 milliards de dollars dans le monde sur les vingt-cinq dernières années[7]. Pendant longtemps, on trouvait sur ce marché du financement non-bancaire des sponsors présentant parfois des chiffres d’affaires modestes. Avec le temps, comme cela s’est déjà observé dans d’autres secteurs, on observe une concentration du capital. Autrement dit, le nombre de funds gérés a tendance à diminuer mais leur portefeuille a, en revanche, augmenté. En effet, les 20 plus gros gestionnaires ont récolté 32 % du volume total des fonds récoltés en 2022, ce qui représente la proportion la plus élevée depuis 2009 et correspond, de surcroît, à une progression de 9 points de pourcentage par rapport à l’année précédente. En outre, le nombre total de funds gérant des actifs pour un montant total inférieur à 1 milliard de dollars a diminué de 45 % et équivalait à un total de 1.900 unités. En revanche, le nombre de funds affichant des actifs en gestion pour une valeur supérieure à 5 milliards de dollars (39 établissements en tout) a augmenté de près de 40%[8]. Les activités poursuivies par les funds se sont également de plus en plus complexifiées avec le temps. Les plus importants d’entre eux font aujourd’hui concurrence aux banques dans les activités de prêt aux entreprises mais aussi dans le financement de l'immobilier commercial ainsi que des infrastructures. Toujours dans la foulée de cette concentration du capital, on s’aperçoit également que l’aire géographique d’activité de ces funds s’est élargie avec le temps. On commence à les retrouver dans des pays émergents, quoique de manière, pour l’heure, encore très limitée.
Ensuite, il faut mentionner les « commanditaires » qui correspondent aux investisseurs dans les différents fonds de capital-investissement et dont les apports sont gérés par les sponsors des funds. Ces acteurs incluent les assureurs, les fonds de pension voire encore des particuliers fortunés. Cependant, on note de plus en plus à la faveur de la croissance des fonds, un mouvement d’affirmation des private equities dans la chaîne de valeur du capital financier. C’est ainsi que des fonds de capital-investissement ont fini par prendre le contrôle d’investisseurs institutionnels afin de disposer de ressources financières facilement mobilisables.
Troisièmement, les banques jouent également un rôle crucial en fournissant un effet de levier dans l’ensemble de l’écosystème. En aval, elles fournissent des crédits aux entreprises que détiennent les structures de capital-investissement. En outre, elles accordent également des prêts aux fonds de capital-investissement. En amont, les banques peuvent également répondre à des besoins de financement chez les commanditaires. Au fil du temps, le secteur du capital-investissement est devenu une source de revenus de plus en plus importante, mais aussi un risque de crédit de plus en plus lourd, pour le secteur bancaire.
En quatrième position, on pointera les fonds de crédit privé qui participent de manière substantielle à la montée de l’intermédiation financière non-bancaire en accordant des prêts aux sociétés détenues par des fonds de capital-investissement. La relation de ces derniers au système bancaire est dialectique. D’un côté, ils concurrencent les banques, de l’autre, ils sont clients de ces mêmes banques qui financent leurs emprunts. En outre, bien des sponsors de private equities mettent sur pied leur propres fonds de crédit privés afin de concurrencer d’autres prêteurs privés dont la particularité consiste à prêter des capitaux aux entreprises que les sponsors cherchent précisément à posséder. Les marchés du crédit privé font l'objet d'une attention toute particulière des banquiers centraux et du Fonds Monétaire International (FMI)[9]. Ce dernier a posé le constat que le crédit privé est devenu avec le temps une source de financement de tout premier plan pour les entreprises de taille intermédiaire. Pour ces dernières, le crédit privé s’avère une solution à haute valeur ajoutée dans la mesure où les structures prêteuses leur accordent des prêts personnalisés répondant mieux à leurs besoins spécifiques. L’essor du crédit privé s’explique fondamentalement par les règles prudentielles plus strictes qui pèsent sur les banques classiques et les obligent à éviter de prendre trop de risques.
Dans ces conditions, le financement des entreprises de taille intermédiaire est de plus en plus devenu le fait de structures spécialisées sur ce segment de l’octroi de crédits. Au fur et à mesure que le crédit aux entreprises de taille moyenne s’est déplacé des banques réglementées et de marchés relativement transparents vers l’univers beaucoup plus opaque du crédit privé, plus des vulnérabilités se sont manifestées dans l’allocation du capital. Ces faiblesses pourraient évidemment se matérialiser par des pertes importantes en cas de récession. En effet, le crédit privé applique généralement un taux variable et s’adresse à des emprunteurs de relativement petite taille présentant déjà un niveau d’endettement élevé. Ces emprunteurs pourraient pâtir d’une hausse des coûts de financement et enregistrer de mauvais résultats en cas de récession.
A ce niveau de l’analyse, on peut déjà pointer un risque sérieux dans la mesure où suite à l’augmentation des taux d’intérêt de référence dans le monde, un peu plus de 33 % des emprunteurs doivent aujourd’hui faire face à des charges d’intérêt supérieures aux profits qu’ils enregistrent. Un phénomène de contagion au système bancaire n’est pas à exclure dans la mesure où face aux profits réalisés par les structures de crédit privé, les banques privées, (mais bien mieux régulées, nous répète-ton depuis la grande crise de 2007-2008), ont choisi d’être moins regardantes dans l’application des normes prudentielles et ont pris davantage de risques, spécialement aux Etats-Unis, dans l’octroi de crédits aux entreprises à partir de 2018 sous la présidence de Donald Trump. Ce mouvement a incité en retour les structures de crédit privé à se montrer de plus en plus portées sur le risque et donc de mois en mois regardantes sur la qualité de leurs créanciers.
L’opacité des conditions d’octroi de ces crédits pose également problème. Ce manque d’informations objectives et standardisées est aggravé du fait d’une situation de profonde illiquidité. Il n’y a, en effet, pas de marché où s’échangent les contrats de prêt conclus dans le système du private equity, contrairement, d’ailleurs, aux contrats d’endettement public qui font l’objet de transactions sur ce que l’on appelle le marché secondaire de la dette (c’est-à-dire le marché d’occasion des contrats d’endettement des gouvernements).
Sans référence possible à des prix de marché, on ne peut, en effet, pas en déterminer la valeur réelle de ces prêts en fonction de leur profil de risque. On peut aisément imaginer les répercussions de cet état de choses sur toute la chaîne du crédit. La qualité des actifs de ces fonds pourrait être nettement surévaluée, ce qui correspondrait, en bout de chaîne, à une dégradation de la qualité des actifs des banques qui ont prêté des fonds à ces structures. Quand on analyse la répartition géographique du crédit privé, on s’aperçoit que l’Amérique du Nord arrive largement en tête avec des fonds alloués pour 1.100 milliards de dollars. 95 % de ce montant est géré par des sponsors américains. L’Europe arrive deuxième avec un volume de prêts de 460 milliards de dollars dont les trois quarts sont gérés par des sponsors européens et les 25 % restants par des structures dont le siège social se trouve aux Etats-Unis.
On constate également une forte croissance du crédit privé en Asie mais cette tendance est plus récente. Voilà pourquoi le montant des crédits accordés (114 milliards de dollars) est nettement plus faible qu’en Europe et en Amérique du Nord. 75 % de ces prêts sont le fait de structures locales, le reste étant géré par des fonds états-uniens. De cette batterie de chiffres, il ressort que l’essor du crédit privé constitue un phénomène quasi exclusivement occidental et plus particulièrement états-unien. Le montant des opérations impliquant l’Afrique, l’Amérique latine ou l’Océanie est particulièrement faible (59 milliards de dollars). A l’échelle mondiale, le montant global des emprunts accordés à titre de crédits privés s’élevait à 2.100 milliards de dollars dont près de 50 % sont localisés en Amérique du Nord. Si l’on ajoute l’Europe aux chiffres américains, on obtient la part de l’Occident dans ce montant, soit un peu plus de 75 %[10].
Enfin, le dernier élément de la chaîne de valeur du crédit privé correspond aux entreprises elles-mêmes qui sont financées par ce mécanisme. Comme nous l’avons vu, il s’agit principalement de Petites et Moyennes Entreprises (PME). Avec le temps, la Banque d’Angleterre a noté que cet écosystème est devenu de plus en plus complexe et interconnecté du point de vue des relations entre les acteurs impliqués, tout particulièrement les banques. Ces dernières font office d’effet de levier auprès de l’ensemble des acteurs intermédiation financière non-bancaire. C’est ici qu’un risque de contagion à l’ensemble de l’économie se situe.
Dans l’ombre du capital
Par-delà le private equity, l’intermédiation financière non-bancaire correspond également à d’autres strates de l’activité de prêt non-régulée. A ce sujet, on parle de finance de l’ombre (ou shadow banking en anglais). Les prêteurs peu, voire pas du tout, réglementés ayant recours à des stratégies de crédit alternatives comprennent également les fonds de capital-investissement, les fonds d’investissement et les fonds spéculatifs, et sont désormais officiellement désignés par les autorités monétaires comme des « intermédiaires financiers non bancaires ». Les sociétés de financement hypothécaire et les sociétés de placement hypothécaire appartiennent également à cette catégorie d’acteurs de l’ombre[11]. Il est important de passer en revue l’ensemble de ces structures alternatives de crédit non-bancaire afin de mieux identifier les risques qui pèsent aujourd’hui sur la stabilité financière aux quatre coins du monde.
A côté des fonds de capital-investissement dont nous avons déjà détaillé le modus operandi, on doit encore situer, à l’intérieur du périmètre de la finance de l’ombre, les fonds d’investissement et les fonds spéculatifs. Les fonds d’investissement désignent des plateformes de détention en multipropriété d’un portefeuille d'actifs financiers. Les fonds d’investissement fonctionnent sur le mode de la société par actions puisque leurs actifs sont distribués au sein des épargnants sous la forme de parts.
Le rapport des fonds d’investissement avec la finance de l’ombre se pose comme suit. Contrairement aux banques qui doivent offrir un niveau de capitaux propres suffisant face à leurs passifs, les fonds d’investissement se caractérisent par des niveaux élevés d’effet levier. Dans le cas d'un emprunt, l'effet de levier est créé en empruntant des espèces et/ou des actifs directement auprès d'une contrepartie financière et en réinvestissant le montant emprunté dans d'autres actifs. Les emprunts apparaissent comme un passif dans le bilan du fonds d'investissement.
En ce qui concerne les emprunts consentis, il existe des limites légales plus strictes pour certains types de fonds que pour d'autres. En tout état de cause, les éventuelles limites que des législations nationales imposent, le cas échéant, à certains fonds d’investissement sont nettement moins contraignantes que celles qui régissent l’activité bancaire.
De surcroît, et cela nous renforce dans l’idée que les fonds d’investissement constituent un pilier de la finance non-régulée, certains d’entre eux disposent de la faculté d’emprunter à des niveaux plus élevés pour tirer parti des investissements opérés. C’est ici que l’on retrouve cette catégorie particulière de fonds que sont les hedge funds (ou fonds de gestion alternative en français) qui s’endettent à des niveaux plus élevés. Pour information, les hedge funds disposent d’une liberté opérationnelle particulièrement étendue. Leur niveau de réglementation est, en effet, très faible dans la mesure où ils ne s’adressent qu’à des investisseurs individuels disposant d’un niveau de fortune élevé.
Cette caractéristique du public de la gestion alternative explique également pourquoi d’ailleurs, les sommes mises à disposition des hedge funds restent bloquées pendant un temps contractuellement déterminé. En effet, les hedge funds se caractérisent par des stratégies très agressives sur les marchés. Ils offrent donc des perspectives de gains particulièrement juteuses. Evidemment, placer une partie de ces fonds auprès d’une structure de ce type implique forcément une prise de risque importante. Pour éviter des mouvements de panique, il est donc préférable de permettre à cette catégorie particulière d’investisseurs de bloquer les fonds qu’ils reçoivent de manière à leur permettre de disposer d’assez de temps pour se refaire en cas de coups durs et donc effacer d’éventuelles pertes. Sur un segment aussi risqué et volatil que la gestion alternative, ce type de mesures permet de maintenir un certain niveau de stabilité sur les marchés.
A ce stade de l’exposé, on s’aperçoit qu’il existe une connexion tangible entre l’intermédiation financière non-bancaire et les banques. La nature du lien entre ces deux sphères peut s’expliquer de la manière suivante. La montée de l’intermédiation non-conventionnelle est liée, comme nous l’avons vu, à la pression régulatrice croissante des gouvernements à l’égard du secteur bancaire. Depuis la Grande récession de 2007-2009, la chose est évidemment tout-à-fait-légitime.
Pourtant, il n’en demeure pas moins que la prise de risque étant consubstantielle à la finance de marché capitaliste, il s’avère impératif que des agents fonctionnent, en dehors du système bancaire, comme unités de sous-traitance à des fins de prise de risque et de maximisation des profits à redistribuer. Pour bien comprendre les rations entre la finance de l’ombre et les banques, il faut partir du constat que le secteur de l’intermédiation non-bancaire ne dispose pas de la capacité qu’ont les banques classiques de créer de la monnaie. En effet, toute banque qui accorde un prêt crée de la monnaie ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien, à l’exception évidemment d’un élément éminemment intangible, c’est-à-dire la confiance dans un projet donné (nous aurons l’occasion de revenir sur cette question de la confiance dans la suite de l’exposé). Voilà pourquoi toute banque qui accorde un prêt crée de la monnaie scripturale. Pour le dire simplement, cette dernière désigne l'argent que l’on retrouve sur les comptes bancaires sous forme d'écriture. Il peut être transformé en monnaie fiduciaire (c’est-à-dire des pièces et des billets) quand le titulaire du compte le décidera. En attendant cette décision de réalisation complète ou partielle d’un compte, cet argent passera de compte en compte par le biais d’un ensemble de jeux d’écriture.
Ces jeux d’écriture constituent la caractéristique la plus marquante de la sphère de la circulation depuis un demi-siècle. Pour information, la sphère de la circulation désigne l’instance d’une économie de marché dans laquelle la valeur de la production marchande est réalisée sous une forme monétaire avant transformation de cet argent en capital et extension de la production donnant lieu à un nouveau tour d’échanges monétaires. Depuis les années 1980, la monnaie scripturale est devenue ultra-majoritaire (90% de la masse monétaire) dans les échanges au sein des économies des pays développés en raison de la généralisation des transactions électroniques et de la facilité que ces dernières offrent aux acteurs économiques. De leur côté, les structures de prêts non-bancaires ne font, pour leur part, que recycler et orienter des volumes monétaires qui ont été créés ailleurs dans la sphère de la circulation. Elles ne disposent donc pas de cette faculté de création monétaire, ce qui les rend structurellement dépendantes des banques.
Du point de vue de leurs interactions avec la sphère de la circulation, on doit mentionner que les fonds de gestions ont également recours à une technique afin de financer leurs actifs et transférer leur prise de risque. Il s’agit de la titrisation. Cette dernière consiste à restructurer une partie de leurs actifs pour les transformer en titres qui rapporteront un intérêt à leurs acheteurs. Ces derniers, outre le versement des intérêts, perçoivent aussi le remboursement du principal lié à ces actifs. En cas de forte dégradation du climat des affaires, le transfert de risques s’avère susceptible de perturber la circulation de la liquidité sur les marchés voire de porter un sérieux coup à la solvabilité des autres acteurs. C’est alors que se produira un gros coup de froid sur l’économie. En 2007-2008, un épisode de ce type a mis l’économie mondiale au bord d’une dépression similaire à celle des années 1930. A l’origine de cet épisode, on retrouve une phase de spéculation immobilière aux Etats-Unis.
En dépit des promesses non-tenues de moralisation de la finance, on constate que l’immobilier reste au cœur de l’intermédiation non-bancaire avec le cas des sociétés de financement hypothécaire ainsi que les sociétés de placement hypothécaire. Ces entités regroupent des intermédiaires qui utilisent du capital mis à leur disposition par des investisseurs institutionnels afin de prêter à des candidats propriétaires qui ne parviennent pas à obtenir un crédit immobilier auprès des banques classiques.
Le poids de la finance de l’ombre est particulièrement impressionnant de nos jours. Cet état de choses n’est pas tombé du ciel. Comme nous avons déjà pu le voir, la croissance des actifs financiers mondiaux détenus en dehors du système bancaire dans les institutions financières non bancaires (IFNB) a constitué une caractéristique clé de la dernière décennie. Les diverses entités appartenant au shadow banking détenaient environ 63.000 milliards de dollars d'actifs financiers à la fin de l’année 2022, ce qui représentait, à cette époque, la bagatelle de 78 % du PIB mondial, contre 28.000 milliards de dollars et 68 % du PIB mondial en 2009. Étant donné, comme nous l’avons vu auparavant, que les structures d’intermédiation non-bancaire sont impliquées dans la distribution du crédit de la même façon que les banques de dépôt, elles sont susceptibles de constituer une menace pour la stabilité financière, notamment en contaminant le secteur bancaire classique.
Dans un rapport diffusé au printemps 2024, l’agence de notation Standard & Poor's estimait que les risques auxquels sont confrontées les banques parallèles sont en augmentation dans un contexte de conditions de financement plus difficiles en raison de la remontée du loyer de l’argent[12]. La forte augmentation des taux d’intérêt de ces deux dernières années a tout particulièrement compliqué la donne pour un secteur habitué à fonctionner avec des niveaux d’endettement très importants. De ce point de vue, il se pourrait que les années à venir constituent un test particulièrement ardu de résilience pour le secteur de l’intermédiation non-bancaire. En effet, on peut considérer qu’en 2023, les structures de shadow banking ont très vraisemblablement bénéficié du rebond des valeurs boursières. Pour fixer les notions dans ce domaine, on fera, par exemple, remarquer que le Dow Jones à Wall Street a grimpé de près de 35% depuis que la grande réouverture des grandes économies mondiales à la fin de l’année 2022.
Pour 2024, en revanche, les perspectives sont moins bonnes en raison des effets à retardement des hausses de taux décidées au cours de l’année dernière, lesquels risquent de limiter la croissance économique et de resserrer les conditions de financement, assombrissant du même coup les perspectives de gains des banques et de la finance de l’ombre. En fin de compte, la vitesse à laquelle les taux directeurs dans les principales économies mondiales diminueront à partir du deuxième semestre 2024 s’avèrera déterminante pour estimer les marges de manœuvre de l’intermédiation non-bancaire du point de vue de ses conditions de financement.
Tous ces doutes motivent une volonté de surveillance accrue de la part des banques centrales et des grandes instances de régulation du secteur financier dans le monde. Ce souci s’avère particulièrement légitime dans la mesure où la finance de l’ombre constitue une source importante de financement alternatif dans plusieurs pays, par exemple en proposant des solutions permettant de financer des actifs à long terme. D’une certaine manière, on peut dire que le shadow banking serait également susceptible d’améliorer l’efficacité et la profondeur du système financier en détenant des actifs dont le profil de risque s’avèrerait peu attrayant pour les banques traditionnelles. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, cependant, les structures du système bancaire alternatif n’arrivent que très rarement à fonctionner sans risques pour la stabilité financière. De nombreuses banques parallèles se caractérisent, en effet, par un niveau d’endettement élevé ainsi que de lourdes expositions à des segments économiques particulièrement préoccupants, tels que l’immobilier commercial.
La combinaison de ces différents éléments rend les acteurs des hedge funds ou du private equity particulièrement vulnérables à une éventuelle perte de confiance des investisseurs. Le lien avec la stabilité financière est plus complexe qu’il n’y paraît. À première vue, et c’est le petit couplet que le monde de la finance nous a seriné depuis la montée en puissance de l’intermédiation non-bancaire, les liens financiers directs entre les banques traditionnelles et les banques parallèles seraient limités. Donc il n’y aurait aucun risque de contagion. Ce n’est pourtant pas ce que pense Standard and Poor’s (pas à franchement parler une sombre officine altermondialiste) qui estime que les relations entre ces deux secteurs pourraient s’avérer nettement plus étroites que ne le veut la nouvelle vulgate de la finance libéralisée.
C’est ainsi que les grandes tendances évaluées très grossièrement à l’échelle mondiale cachent des situations potentielles d’exposition à des risques de dégradation massive des bilans dans le cas de certaines banques. En réalité, l’opacité de l’intermédiation financière non-bancaire n’est guère rassurante. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil aux juridictions fiscales prisées par le petit monde du shadow banking.
En première position, on retrouve notamment les Îles Caïmans. Près de 50% des actifs financiers de ce pays sont le fait d’entités actives dans le domaine de l’intermédiation non-bancaire. Cette juridiction correspond sur le plan institutionnel à un territoire d’outre-mer britannique. Bien que sorties de la liste noire de l’Union européenne en 2020, les Îles Caïmans constituent un parfait exemple de paradis fiscal dans la mesure où cette juridiction pratique un taux d'imposition nul des sociétés (oui, vous avez bien lu, 0% d’impôts) et accueille des capitaux sous forme d’investissements directs étrangers très supérieurs à son niveau effectif d’activité économique. L’arrivée annuelle de capitaux sur les comptes des sociétés offshore non-taxées de l’île équivaut, en effet, à 150% de son PIB[13]. L’opacité des structures financières présentes sur l’île avait déjà été mise en évidence à l’occasion de la crise des subprimes. Il est vrai que la fiscalité de ce micro-archipel perdu dans la mer des Caraïbes est particulièrement favorable aux structures de titrisation. Pour rappel, la titrisation désigne la technique par laquelle des titres obligataires sont créés à partir d’actifs divers (cela va, par exemple, des contrats de location aux cartes de crédit).
La titrisation permet de transformer des actifs illiquides en réserves monétaires enregistrées dans la trésorerie des sociétés émettrices puisque ces nouveaux titres sont échangés et achetés sur les marchés obligataires. En ce qui concerne les Îles Caïmans, on observe que la législation locale favorise les agents actifs dans la titrisation à travers le statut de société à portefeuille distinct (SPC)[14]. La SPC permet, en fait, d’établir à l’intérieur du bilan comptable d’un agent de titrisation un cloisonnement qui isole les diverses sociétés émettrices les unes des autres de manière à sécuriser les flux de liquidité qui leur correspondent. Du point de vue de la gestion de leurs liquidités, cette législation permet de rassurer les entités émettrices de titres en leur garantissant une rémunération absolument individualisée des lots de titres correspondant à leurs actifs. L’avantage de recourir à une SPC en tant qu’émetteur réside donc dans le fait que les exigences de séparation des lots d’actifs titrisés sont inscrites dans la législation et pas exclusivement dans un contrat entre particuliers. A cet égard, on peut franchement parler de législation taillée sur mesure pour la titrisation.
A ce stade, on repère l’intérêt de la finance de l’ombre et du crédit parallèle à opérer au plus près des structures les mieux organisées pour organiser la titrisation de leurs bilans. Et c’est ici que le FMI pointe un deuxième écueil inhérent au développement de la finance de l’ombre. Le développement de produits titrisés ayant pour éléments sous-jacents les actifs issus du shadow banking est de nature à poser des problèmes à l’avenir. En effet, la distribution de ces obligations peut fonctionner comme un facteur d’accentuation et de diffusion des risques financiers. Dans le jargon financier, on parle de risque d’exposition sur produits dérivés.
L’opacité des mécanismes de titrisation et leur éventuel impact sur le système bancaire classique sera mieux située si l’on précise que les deux autres places fortes du shadow banking dans le monde sont deux autres paradis fiscaux, à savoir l’Irlande et le Luxembourg. Cette localisation particulière a, dans le passé, nourri bien des doutes quant à la fiabilité des données collectées et disponibles, et cela, en dépit de la décision du gouvernement du G20 de procéder, via le Conseil de Stabilité Financière (CSF), à un examen des activités du secteur dans son ensemble (plutôt que les institutions individuelles) de manière à mieux évaluer les risques systémiques. Cependant, vu le manque de transparence du secteur, cette analyse du risque reste encore particulièrement limitée. C’est ainsi que le CSF ne dispose que d’estimations très grossières du montant des dettes contractées pour acquérir des actifs ainsi que des canaux (notamment, la titrisation) par lesquels d’éventuels problèmes de solvabilité sont susceptibles de se déplacer vers les banques de dépôt, malgré des tentatives parcellaires visant à évaluer ces relations à l’aide de comparaisons entre les bilans des banques et des établissements non bancaires[15]. En ce qui concerne les canaux de transmission, on soulignera le fait que les entités et juridictions sondées disposent de la faculté de ne pas répondre aux questions du CSF concernant l’innovation financière. En matière d’indentification des facteurs de risque, il s’agit là bien entendu d’une troublante limite[16].
Si la finance de l’ombre entrait en crise, l’économie mondiale serait susceptible de se retrouver dans une situation plus complexe encore qu’à l’époque de la crise des emprunts subprime. En effet, la finance de l’ombre ne dispose pas des licences bancaires qui lui permettraient, le cas échéant, de bénéficier des mécanismes de mise à disposition de liquidités de soutien dont ont bénéficié les établissements de crédit lors des épisodes compliqués de la crise des subprimes. Dixit le FMI, la perspective d’une nouvelle crise bancaire serait donc en train de couver pour l’heure. A ce sujet, la vénérable institution, peu soupçonnable de penchants gauchistes, n’hésite pas dans son dernier rapport sur la stabilité financière à pointer le fait que les banques centrales ainsi que les autres entités de régulation disposent d’une vision d’ensemble globalement bonne des problèmes potentiels que le shadow banking est susceptible de causer au système financier. Cependant, les outils qu’elles pourraient utiliser pour régler le problème sont des plus limités.
Pour le FMI, les choses sont donc claires. Pour l’heure, le secteur bancaire parallèle ne constitue pas encore une menace pour les établissements bancaires classiques. Cependant, il s’agit d’un secteur qu’il conviendra de suivre de très près à partir de 2025. Au passage, on notera que le FMI reconnaît que les bilans bancaires se caractérisent aujourd’hui par une exposition directe aux banques parallèles dont l’importance est inconnue des autorités de régulation. Cet état de choses permet de mettre en exergue à quel point les recommandations répétées depuis la crise de 2007-2009 sont finalement restées lettre morte.
En attendant, l’endettement total de toutes les structures de shadow banking en 2002 s’élevait, d’après les calculs ô combien limités du CSF, à plus de 20.000 milliards de dollars. On prendra soin de préciser que face à l’actuelle remontée des taux, toutes les plateformes de la finance de l’ombre ne sont pas égales. Certaines s’en tirent moins bien que d’autres et sont donc plus directement concernées par le relèvement du loyer de l’argent. On notera, à ce propos, que structures les plus endettées correspondent aux fonds de placement immobiliers (ratio d’endettement par rapport aux actifs : 30 %), aux plateformes de titrisation (ratio d’endettement : 45 %), aux courtiers en obligations (ratio d’endettement : 48%) et aux sociétés non-financières parmi lesquels le private equity (ratio d’endettement : 57 %). Au total, ces différentes structures particulièrement impactées par la remontée des taux comptaient un volume d’actifs équivalent à 15.800 milliards de dollars en 2022. A l’échelle mondiale, le volume des actifs des sociétés non-financières (soit les entités les plus lourdement endettées) s’élevait, en 2022, à 4.000 milliards de dollars[17].
Par comparaison avec la situation prévalant actuellement, on notera non sans intérêt que le montant des crédits subprimes lors de la crise de 2007-2008 s’élevait à 1.300 milliards de dollars avec un taux d’impayés de 3,09%. A cette époque, l’explosion de la bulle subprime a englouti une activité de prêt interbancaire qui représentait 26.000 milliards de dollars[18]. Ces chiffres ne rassurent évidemment guère. Pour autant, on évitera de procéder à une appréciation de la situation par pure analogie. Afin de mieux identifier les facteurs qui seraient susceptibles de faire basculer l’économie mondiale dans un scénario type grande crise financière 2007-2008, on doit s’intéresser à l’évolution des taux d’intérêts et au risque de défauts de paiement que cette dernière pourrait, à l’avenir, induire.
La grande question des taux d’intérêt
Comme nous l’avons vu précédemment, la remontée des taux d’intérêt depuis deux ans a fragilisé les structures pratiquant de gros effets de levier. Cependant, le regain de forme des cours de bourse depuis la réouverture de l’économie mondiale à la fin de l’année 2021 a, jusqu’à présent, permis de surcompenser l’impact forcément récessif de l’augmentation des taux d’intérêt nominaux sur les bilans de ces structures financières profondément endettées.
A cet égard, on fera remarquer que l’idée d’une baisse rapide des taux par les banques centrales semble quelque peu fragilisée par les perspectives de l’inflation aux Etats-Unis qui constitue le moteur de l’intermédiation non-bancaire à l’échelle mondiale. Or, comme vu précédemment, c’est le niveau actuel des taux d’intérêts réels qui pose problème et fait pression sur les structures lourdement endettées de la finance de l’ombre. Le moins que l’on puisse dire est que la Réserve Fédérale (aussi connue sous le nom de Fed), laquelle correspond à la banque centrale des Etats-Unis d’Amérique, ne semble guère enthousiaste, pour l’heure, à l’idée de baisser les taux au pays de l’Oncle Sam.
Lors de leur rencontre du mois de juin de cette année, les responsables de la Fed pensaient que l’inflation américaine était en train de ralentir, mais qu’ils avaient encore besoin d’une « plus grande confiance » avant d’accepter de réduire les taux d’intérêt par rapport à leur niveau actuel, soit le plus haut niveau depuis 23 ans. D’après le procès verbal de cette réunion, les participants ont suggéré que les évolutions ultérieures tant sur le marché des biens de consommation que sur celui du travail devaient conforter l’hypothèse d’une baisse de la pression inflationniste. Ce même procès verbal note que les commerçants au détail proposaient désormais des baisses de prix face à l'affaiblissement de la demande des consommateurs. Néanmoins, les responsables en charge de la politique d’achat et de vente de bons du Trésor (dans le jargon, on parle d’opérations d’Open Market) ont maintenu l’idée que les taux devaient se maintenir au niveau actuel, c’est-à-dire une fourchette comprise entre 5,25 à 5,5 %, jusqu'à ce que des informations supplémentaires leur permettent de conclure que l'inflation évoluait de manière durable en direction de la cible traditionnelle de 2 % de la Fed.
Ces discussions intervenaient alors que depuis des mois, une bonne partie des agents économiques US nourrissaient de vives craintes quant au fait que les pressions inflationnistes ne s'atténuaient pas aussi rapidement que ce que les responsables de la Fed espéraient. Au passage, cette donnée défavorable rendait les responsables de la Réserve Fédérale profondément réticents quant à la perspective de commencer à réduire rapidement les taux d’intérêt et partant, les coûts d'emprunt.
En effet, la Fed avait fortement augmenté ses taux il y a deux ans dans le but de juguler l’inflation qui avait atteint en 2022 des sommets inconnus depuis des décennies tant et si bien que durant l’année dernière, l’inflation aux Etats-Unis a chuté rapidement pour se situer au niveau bien peu dangereux de 3,4% en mai de cette année. Il ne faut pas avoir soutenu une thèse à Harvard pour voir qu’il y a une petite différence entre ce chiffre et 2%. Il n’en reste cependant pas moins que cette différence ne montre pas un emballement de l’inflation mais il est vrai qu’elle se situe au-dessus de l’objectif fixé. On verra bien si dans les mois qui viennent la baisse de l’inflation continuera aux Etats-Unis. En tout état de cause, il est d’ores et déjà établi que le maintien des taux à des niveaux aussi élevés est susceptible de déprimer l’activité économique.
On retrouve d’ailleurs cette inquiétude dans le procès verbal de cette réunion alors que certains décideurs de la politique monétaire outre-Atlantique pointaient le fait que le chômage pourrait augmenter trop rapidement si les taux restaient trop élevés pendant trop longtemps. Plusieurs participants ont souligné qu'avec la normalisation du marché du travail se caractérisant par la diminution de pénuries, un nouvel affaiblissement de la demande pourrait désormais générer une diminution de la création d’emplois. Les économistes interrogés par la presse économique anticipaient que 190 000 emplois avaient été créés aux Etats-Unis au mois de juin de cette année, ce qui représentait un ralentissement marqué par rapport au mois précédent. Pour autant, la priorité des responsables monétaire aux Etats-Unis semble rester la lutte contre l’inflation. En effet, le comité de la Fed réuni au mois de juin 2023 a indiqué qu’il prévoyait de réduire les taux d’intérêt une seule fois cette année alors que trois mouvements de réduction du loyer de l’argent étaient initialement prévus[19].
Pour information, le Bureau of Labor Statistics a bien confirmé que le marché de l’emploi aux Etats-Unis commençait à montrer des signes de faiblesse avec une création de postes de travail en ralentissement. L'économie américaine a, en effet, créé 206.000 emplois en juin, ce qui correspond à un léger ralentissement du marché du travail, selon les dernières données du Bureau of Labor Statistics (BLS). Ce chiffre correspond bien aux attentes des économistes et représente une légère baisse par rapport aux 218.000 postes créés en mai. Le taux de chômage en juin a légèrement augmenté pour atteindre 4,1 %, marquant la première fois en plus de deux ans qu’il dépasse 4 %. Cette augmentation de 0,1 point de pourcentage par rapport à mai indique une dégradation des données relatives à l’emploi pour le collectif des salariés.
Des prévisions dans le passé avaient déjà suggéré une tendance au refroidissement. Le processeur de paie ADP a indiqué que l'emploi dans le secteur privé a augmenté de 150.000 unités en juin, contre 157.000 en mai. En outre, la société de reclassement de cadres Challenger, Gray & Christmas a relevé 48.786 suppressions d’emplois en juin. S’il est vrai que le nombre d’emplois aux Etats-Unis est de 20 % supérieur à son niveau de juin de l’année dernière, on peut malgré tout estimer que le plus fort de la création d’emplois aux Etats-Unis appartient au passé. Le rapport mensuel du Bureau of Labour Statistics sur l’emploi, un indicateur fondamental à la fois pour Wall Street et les décideurs politiques à Washington, est intervenu, en juin 2023, alors que l’administration Biden est confrontée à une adhésion vacillante de l’opinion publique américaine quant à sa gestion de l’économie.
La résilience du marché du travail constituera, à l’avenir, une donnée fondamentale pour les décideurs de la politique monétaire. Les prochains chiffres de l’emploi, ainsi que les données à venir sur l’inflation, vont s’avérer cruciaux en ce qui concerne l’évaluation par la Réserve fédérale de la santé économique du pays ainsi que de la stratégie à mener pour ce qui est des taux d’intérêt. A ce propos, la prudence de la Fed risque peut-être de durer plus longtemps que prévu. En effet, à l’issue de leur réunion de juin, les responsables monétaires ont communiqué urbi et orbi que pour voir l’inflation baisser de façon structurelle, il fallait compter sur un marché de l’emploi moins favorable aux travailleurs, ce qui déboucherait sur l'augmentation de l'offre de marchandises[20].
Ce passage est particulièrement important. Il montre, en effet, que le directoire de la Fed semble pour l’heure reprendre à son compte les thèses monétaristes et de l’économie de l’offre en vigueur aux Etats-Unis dans les années 1980. A cette époque, l’idée était que si la hausse du loyer de l’argent induisait, dans un premier temps, un renchérissement des coûts d’emprunt pour les entrepreneurs, ce qui équivalait à jeter un coup de froid sur la croissance, le chômage en augmentation du fait de la décélération économique permettrait de faire baisser les coûts de production et par conséquent, l’inflation. Toutes choses égales par ailleurs, ce cadre théorique et idéologique n’augure guère de grandes baisses à venir sur les taux outre-Atlantique, du moins dans l’immédiat.
En ce qui concerne le Vieux Continent, on assiste à une valse-hésitation similaire au sujet de la politique monétaire en lien avec la lutte contre l’inflation dans la zone euro de nos jours. Jusqu’il y a peu, on estimait que le mouvement de baisse des taux ne faisait que commencer en Europe. En effet, la Banque centrale européenne (BCE) a, au terme d’une période de cinq ans sans baisse des taux entre 2019 et 2024, pris la décision de décidé de réduire son taux principal de 0,25 points. Pour les agents se caractérisant par de hauts niveaux d’endettement comme la finance de l’ombre, il s’agit là bien entendu d’une bonne nouvelle tandis que pour les épargnants, ce n’est clairement pas le cas.
Depuis le troisième trimestre 2023, les taux d'intérêt en zone euro ont culminé au plus haut niveau que l’on ait connu de mémoire d’analyste financier depuis la création de la BCE le 1er juin 1998. Pour information, les taux d’intérêt dont il est ici question correspondent au taux de refinancement (4,5% jusqu’en juin 2024), qui s’applique lorsque les banques de dépôt vont chercher des liquidités auprès de la BCE, ainsi qu’au taux de rémunération des dépôts (4% jusqu’en juin 2024) qui fonctionne comme un compté d’épargne pour les banques. Plus ce taux est élevé, plus les banques sont incitées à laisser leurs liquidités dormir auprès de la BCE plutôt que de les mettre en circulation en accordant des prêts aux acteurs économiques. A partir du 12 juin de cette année, ces deux taux ont été diminués respectivement à hauteur de 4,25 % et 3,75 %. Du point de vue de l’évolution future des taux depuis 24 mois, on peut expliquer cette séquence de baisse de la façon suivante.
Afin de lutter contre l'inflation qui s’est déchaînée dans la zone euro après la fin de la crise sanitaire et l’invasion de l’Ukraine, la BCE a opté pour un relèvement de ses taux directeurs à plusieurs reprises depuis 2022. Il s’agissait là d’un changement stratégique majeur. En effet, alors que durant plus d’une décennie, la BCE, tout comme les autres banques centrales de l’OCDE, ont gavé les grandes places financières de liquidités à bon marché, cette augmentation avait pour but de calmer les ardeurs des agents économiques en diminuant la vitesse de circulation de la monnaie. Il est vrai qu’à l’automne 2002, l'inflation en Europe dépassait la barre des 10 %. Classiquement, les économistes estiment qu’au-delà de la limite des 10%, le taux de l’inflation s’avère toxique pour une économie.
Depuis l’automne 2022, l’inflation en Europe a connu une baisse spectaculaire. En décembre 2023, elle se situait légèrement au-dessus des 3 %. En mai de cette année, le taux de l’inflation dans la zone euro était de 2,6 %, après 2,4 % un mois auparavant. Pour la BCE, les choses sont claires. La baisse de l’inflation en Europe serait à porter au crédit de la politique de resserrement monétaire dans le droit fil du retour à la doctrine monétariste que l’on observe concomitamment aux Etats-Unis. Les choses sont cependant un peu plus complexes. La remontée du niveau général des prix en Europe était sans doute davantage liée à l’explosion des prix de l’énergie en raison de la nouvelle donne géopolitique correspondant à une dégradation des relations avec la Russie, le principal fournisseur de gaz pour nos économies. De surcroît, le commerce mondial en période de pandémie était entravé par des goulets d’étranglement. Pour comprendre cette situation problématique, il faut faire appel au concept de chaîne de valeur.
Dans le monde d’aujourd’hui, la fabrication des marchandises est de plus en plus le fait de différents sites de production affectés à une étape spécifique du procès de fabrication. Pour complexifier la donne, il nous faut encore préciser que certaines de ces étapes sont en totalité ou en partie le fait d’entités sous-traitantes. Dans ces conditions, on comprend mieux l’impact inflationniste du Covid sur les chaînes de valeur. Pendant que certains sites étaient fermés pour cause de politique de lutte contre le coronavirus, d’autres endroits dans le monde qui étaient restés ouverts cherchaient à se procurer les intrants nécessaires à la production. Comme certains de ces éléments du procès productif n’étaient plus disponibles qu’en très faibles quantités sur les marchés pour cause de confinement dans les pays de production, on a constaté des envolées de prix dans toutes les branches de l’industrie mondiale.
En tout état de cause, la BCE mise davantage aujourd’hui sur l’optique monétariste pour évaluer le regain inflationniste dans la zone euro. Alors qu’il y a encore quelques mois, de nombreux observateurs misaient deux ou trois baisses de taux en Europe à partir du mois de juin, force est de constater que cette perspective semblait moins indiscutable à l’heure où ces lignes étaient écrites (juillet 2024). En effet, l’inflation semblait relever la tête en Europe alors que les prix du gaz remontaient. La chose n’est d’ailleurs pas sans inquiéter les responsables monétaires de la zone euro. Parmi ces derniers, spécialement Joachim Nagel, président de la banque fédérale d’Allemagne, la prudence devait rester de mise en ce qui concerne une future baisse des taux. Ce narratif a été repris et relayé tel quel au début du mois de juillet par Christine Lagarde, la présidente de la BCE, laquelle estimait qu’une pause dans le mouvement de baisse des taux était, pour l’heure, nécessaire[21].
Les doutes de Christine Lagarde résultent de ce que la BCE reste focalisée sur un objectif de
2 % d’inflation dans la zone euro. Cette priorité accordée à la lutte contre l’inflation dans le mandat de la BCE a déjà nourri bien des critiques dans le passé[22]. En tout état de cause, la timidité des banques centrales en ce qui concerne de futures baisses de taux, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, ne sera pas sans poser de sérieux problèmes à moyen terme, d’après la BCE elle-même (comprenne qui pourra !). Pour information, le moyen terme commence à partir d’une durée de deux ans.
Ce pronostic peu engageant correspond à une baisse de rentabilité des établissements bancaires qui proviendra de « la hausse des coûts de financement, liée à la hausse des taux directeurs (de la BCE), et par une baisse considérable des volumes de prêts », dixit Christine Lagarde herself. De plus, la « combinaison durable d'une faible croissance et de coûts plus élevés du service de la dette continuera de mettre à rude épreuve les ménages et les entreprises vulnérables, ce qui pourrait entraîner une augmentation des prêts » en souffrance, selon la présidente de la BCE[23].
Voilà qui ne peut que renforcer la fragilité de l’intermédiation financière non-bancaire. En attendant, on rencontre de plus en plus d’initiatives de la part des structures non-bancaires spécialisées dans les nouvelles formes d’intermédiation financière, en particulier le private equity, d’écouler une partie de leurs titres en direction des particuliers et des petits porteurs en leur faisant miroiter dans la presse à grand tirage des rendements à deux chiffres[24]. Le tout est enrobé d’appels à la « démocratisation » de solutions de placement jusqu’alors limités aux institutionnels et, par ailleurs, accessibles depuis peu au vulgus pecum dans le cadre de l’assurance-vie, notamment en France[25].
Tout ceci ne constitue pas nécessairement un bon signe pour l’avenir car qui dit hauts rendements dit aussi prise de risque importante. Or, si le risque d’un défaut de paiement des entreprises financées par le private equity n’était pas présent, le petit monde de la finance de marché continuerait à vouloir capter pour lui-seul les bénéfices relatifs à ce segment des opérations comme il l’avait fait jusqu’à présent. L’hypothèse que le cycle de rémunération du capital via ce secteur spécifique s’approche tout doucement de sa fin est, en tout état de cause, cohérente avec le fait de se délester d’une partie de ses titres à destination du grand public. Là encore, on retrouve des parallélismes avec la crise des emprunts hypothécaires de type subprime.
Les actifs financiers issus de la titrisation des crédits subprime au sein des produits à destination des épargnants ont commencé à augmenter drastiquement à partir de juillet 2003 alors précisément que les taux directeurs de la Fed se trouvaient à la croisée des chemins et étaient sur le point de connaître une série de fortes augmentations qui faisaient, par ailleurs, déjà craindre pour la solvabilité de certains emprunteurs. En juin 2006, les taux directeurs de la Fed (5,25%) étaient à leur plus haut niveau depuis le printemps 2001. A l’été 2007, le niveau des taux directeurs était inchangé. C’est alors que la titrisation des emprunts subprime entrait en crise, plombant la stabilité financière à l’échelle mondiale. Entretemps, la dissémination des actifs risqués dans le public avait atteint un niveau record. C’est ainsi que la part de marché de ces produits structurés à risque avait plus que doublé entre 2003 et 2007[26].
Sur la base des enseignements de la crise de 2007-2008, on peut formuler le constat que les produits à haut rendement commencent à pénétrer le grand public quand le risque, auquel correspond leur taux d’intérêt élevé, commence à se matérialiser. Si l’actuelle « démocratisation » du private equity participe de cette dynamique, on devrait le savoir d’ici dans deux ou trois ans. Du côté des taux d’intérêt, on doit signaler une autre incertitude du côté du Japon cette fois. Sous certaines conditions, cette zone d’ombre pourrait faire office d’accélérateur dans le déclenchement de la crise.
Le grand choc viendra-t-il d’Asie ?
Nous avons vu que depuis deux ans, tous les pays de l’OCDE relèvent leurs taux d’intérêt de manière décidée, tous sauf le Japon. Il a, d’ailleurs, fallu attendre le mois de mars de cette année pour voir la Banque du Japon (BoJ) mettre fin à la politique des taux d‘intérêt négatifs. Ce tournant a consisté en un resserrement de la politique monétaire menée au Pays du soleil levant. C’est donc à cette époque que la BoJ a stoppé le contrôle de la courbe des taux, en vigueur depuis 2016 et dont le but consistait à limiter les rendements à long terme de l’épargne autour de 0 %.
Dans le concret, la BoJ a mis en œuvre les mesures suivantes. Elle a mis fin aux achats de titres négociés en bourse ainsi que ceux négociés entre fonds de placement immobilier. Dans le cadre de ce nouveau programme, la BoJ a également décidé d’appliquer un taux d'intérêt unique de 0,1 % pour ce qui est des fonds déposés par les établissements de crédit auprès de la banque centrale. Au passage, elle a supprimé le système particulièrement complexe de coûts d'emprunt à trois niveaux qui a été adopté afin de limiter l'impact de la politique de taux négatifs sur le chiffre d’affaires des banques commerciales du pays. Cependant, elle a maintenu sa politique d'achat d'obligations d'État pour environ 6.000 milliards de yens (environ 35 milliards d’euros) par mois, un engagement qui souligne la faiblesse persistante de l'économie nationale alors que la consommation des ménages nippons reste atone. Il y a trois mois, des sources proches de la BoJ estimaient que les conditions économiques n’étaient pas réunies pour de nouvelles hausses de taux au cours de l’année[27].
Si certaines sources évoquent encore de temps à autre la possibilité d’un relèvement des taux à hauteur de 0,25% cette année, on peut déjà tenir pour acquis que les taux au Japon ne se hisseront pas aux niveaux observés en Amérique du Nord, dans la zone euro ou au Royaume-Uni. En effet, l'inflation au Japon s'est accélérée en mai en raison des taxes sur l'énergie, mais l’indice (privilégié par la BoJ) la mesurant la core inflation, c’est-à-dire celle qui ne tient pas compte de l’impact du carburant et de la nourriture sur le pouvoir d’achat des ménages, a pu établir que l’inflation avait ralenti pour le neuvième mois consécutif et se situait en juin au niveau de 2,1%, ce qui évidemment complique la décision de la banque centrale quant à un éventuel relèvement des taux d’intérêt. Le ralentissement de l'inflation dite « sous-jacente », qui est étroitement surveillé par la BoJ en tant qu'indicateur clé des mouvements de prix induits par la demande, jette le doute sur l’hypothèse jusqu’à présent privilégiée par la banque centrale nipponne selon laquelle la hausse des salaires soutiendra la consommation et permettra à l’inflation de s’auto-entretenir à un niveau de 2% sans qu’une politique monétariste volontariste doive être maintenue. De surcroît, au début de l’été, l’inflation des services au Japon ralentissait, signe d’une faible répercussion de l’augmentation du niveau général des prix sur les salaires.
La réalité n’est cependant jamais univoque. C’est ainsi qu’au début du mois de juillet, la BoJ soulignait que les hausses de salaires concernaient à présent l'ensemble de l'économie en raison des tensions sur le marché du travail, signe de sa confiance dans le fait que le pays puisse progresser vers son objectif d'une inflation durable et auto-entretenue à hauteur de 2 %. Ce regain d’optimisme pourrait renforcer les arguments en faveur d'une hausse des taux d'intérêt par la banque centrale. En effet, les travailleurs japonais ont vu leurs salaires augmenter de 2,5% en moyenne au cours du mois de mai de cette année, soit le rythme de progression le plus important depuis 31 ans, ce qui suggère que cette progression donnera aux ménages davantage de pouvoir d'achat et soutiendra la consommation. Certaines petites entreprises régionales ont, en effet, décidé de donner la priorité à l'augmentation des salaires pour retenir ou embaucher des travailleurs, même si cette mesure diminuait leurs bénéfices. C’est là une conséquence de la diminution de la population en âge de travailler au Japon depuis des années qui a débouché sur une pénurie chronique de main-d'œuvre. Le secteur des services serait en passe d’être à l’heure actuelle touché par cette vague d’augmentations salariales.
Le point de vue de la BoJ sur l'évolution des salaires constitue un paramètre fondamental que son conseil d'administration examinera lors de la réunion politique de la fin du mois de juillet afin de fixer les taux d'intérêt, ainsi que les nouvelles projections trimestrielles de croissance et d'inflation. Mais comme le Japon est un pays qui reste traumatisé par la déflation permanente dans laquelle il s’est englué pendant des décennies depuis le début des années 1990, les autorités restent prudentes et attendent de voir si les hausses de salaires se répercutent sur les petites entreprises et si ces dernières commencent à augmenter leurs tarifs en retour avant d'augmenter les taux d'intérêt. Pour l’heure, la BoJ se montre optimiste puisqu’elle déclare que les dépenses des ménages sont « solides dans l'ensemble ». Cet optimisme durera-t-il ? A ce stade, on peut surtout observer que le rebond de la consommation au Japon est à poser en relation avec la montée en puissance du tourisme qui a compensé le tassement de la consommation des ménages nationaux qui subissaient la hausse du coût de la vie[28].
La BoJ fait, pour l’heure, face à un terrible dilemme. Si les taux augmentent trop fort, la consommation et la croissance nationales vont baisser durablement. D’un autre côté, si les taux japonais divergent trop de ce qui existe dans le reste de l’OCDE, le yen risque de trop se déprécier face au dollar et à l’euro, alimentant une inflation importée qui pourrait déprimer la consommation nationale. A terme, cette inconfortable situation devrait, toutes choses égales par ailleurs, s’atténuer dans les mois qui viennent. En effet, les prévisions concernant l’inflation au Japon nous apprennent que cette dernière est en passe de retrouver le chemin des 2 % en valeur annuelle à partir du deuxième trimestre 2025. Sous certaines hypothèses un peu extrêmes, des valeurs de 1,2 % sont également proposées par des analystes des marchés financiers au Japon[29]. Une autre source (en l’occurrence, le Fonds monétaire international) estime, pour sa part, que l’inflation va se stabiliser au niveau de 2% à partir de 2025 jusque 2029. En revanche, le niveau des taux d’intérêt de la BoJ pourrait être revu à la baisse cette fois car la croissance du PIB va baisser et passer de 1 à 0,4 % sur cette même période[30]. Voilà pourquoi la plupart des acteurs de marché ne pensent pas que le Japon va sortir aussi rapidement de sa politique d’assouplissement quantitatif que les Etats-Unis ou l’Europe.
Ils tablent davantage sur un assouplissement réduit au cours des deux prochaines années qu’il serait toujours possible de revoir par la suite à la hausse afin de soutenir la croissance après 2026. Dans le concret, ce resserrement monétaire devrait se traduire par des achats mensuels pour un montant de 4.650 milliards de yens, en baisse par rapport au rythme actuel de 6.000 milliards de yens. Au cours de la deuxième année, les personnes interrogées s'attendent à ce que le montant des achats tombe en moyenne à 3.500 milliards de yens par mois, selon une enquête Reuters menée auprès de 19 banques, maisons de courtage, assureurs et gestionnaires d'actifs du Pays du Soleil Levant[31]. La chose était indirectement confirmée par l’ancien ministre adjoint aux Finances, Takatoshi Ito, qui dans une tribune publiée dans la presse internationale a évoqué le choix de la lenteur de la banque du Japon, laquelle a fait savoir aux marchés qu’ils ne seraient pas pris de vitesse par le rythme de cette importante réforme et qu’ils seraient régulièrement consultés[32].
Dans les années qui viennent, le niveau des taux d’intérêt au Japon va se relever mais sans rejoindre celui de nos pays. Un écart persistera donc mais il sera d’autant moins important que le président de la Fed, Jerome Powell, a statué récemment lors d’une audition devant la Commission bancaire du Sénat que l’économie américaine n’était plus en surchauffe qu’il avait pleinement confiance dans le fait que le taux annuel de l’inflation outre-Atlantique rejoindrait bientôt la cible des 2 % de la Fed. Ce constat ouvre la voie vers une baisse future des taux. A ce sujet, Jerome Powell a tenu à préciser qu’ « une politique trop restrictive pendant trop longtemps pourrait affaiblir indûment l'activité économique et l'emploi »[33]. En ce qui concerne l’Europe, comme nous l’avons vu, les perspectives sont nettement moins prometteuses.
Bref, nous vivons dans une phase de développement du capitalisme caractérisée par une accumulation de nature principalement financière correspondant à de hauts niveaux d’endettement. Du point de vue de la stabilité de ses conditions de reproduction, cette phase de la financiarisation est traversée par une profonde contradiction. Comment refinancer à du
5 % des actifs qui ont été acquis à du 1 % une décennie auparavant ? C’est un problème que l’on retrouve dans la conduite des finances publiques un peu partout au sein des pays de l’OCDE. Par exemple, chez nous en Belgique, la charge d'intérêt de la dette publique fédérale s’est alourdie l’année dernière pour la première fois depuis près d’une décennie et équivalait à 8,5 milliards d'euros, soit près d’1,5% du PIB[34]. Pour le secteur privé, la diminution des taux qui se profile du côté de la Fed représente une bien maigre consolation pour les marchés car l’augmentation et le resserrement monétaire qui prennent place au Japon, aussi limités soient-ils, vont poser problème à l’avenir. Pour le comprendre, nous devons nous intéresser au phénomène du carry trade (en français, on parle d’opérations spéculatives sur écart de rendement).
Le carry trade correspond à une stratégie consistant à emprunter à un taux d'intérêt faible et à investir le capital ainsi obtenu dans un actif offrant un taux de rendement plus élevé. Il consiste à emprunter dans une devise à faible taux d’intérêt et à convertir le montant emprunté dans une autre devise. Le capital emprunté sera déposé dans la deuxième devise du fait que cette dernière offre un taux d’intérêt plus élevé. Il peut également être investi dans des actifs tels que des actions, des matières premières, des obligations ou des biens immobiliers libellés dans la deuxième devise. La stratégie de carry trade, comme tout dispositif spéculatif, comporte inévitablement une dimension de risque correspondant en aval à une baisse du rendement des actifs faisant l’objet de l’investissement ou en amont au risque de change en cas de forte appréciation de la monnaie dans laquelle les emprunts initiaux ont été réalisés puisque c’est dans cette devise que les emprunts doivent être remboursés[35].
Le fait que le Japon ait continué à appliquer une politique monétaire ultra-accommodante, pendant qu’en Europe et aux Etats-Unis, les taux retrouvaient leurs niveaux d’avant la crise de 2007-2008, a jusqu’à présent servi de soupape de sécurité au capital financier. Signe de ce qu’un fort mouvement de carry trade a pour point de départ le Japon, la dépréciation du yen. Face au dollar, la devise nippone s’est dépréciée de plus de 30 % depuis le mois de mars 2022. On note un mouvement similaire vis-à-vis de l’euro. En réalité, la hausse des taux d’intérêt au Japon ne contribuera pas à sauver le yen en difficulté tant qu’il y aura une demande pour l’un des paris les plus lucratifs en matière de change par les temps qui courent. Le yen reste l’un des actifs macroéconomiques les plus recherchés le cadre des stratégies de carry trade. L'affaiblissement du yen et la hausse concomitante du billet vert ont renforcé l'attrait du carry trade, en augmentant son rendement total sur l'année dernière à 18 %, une performance bien plus qu’intéressante.
Le carry trade a donc encore de beaux jours devant lui. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les taux longs au Japon avec ceux de la zone euro et des Etats-Unis. Au Pays du Soleil Levant, le rendement des obligations japonaises à10 ans était, à la fin du mois de juin, de 1,07 %. Pour les Etats-Unis, les taux longs s’élevaient à 4,38 %. Pour la Belgique, ils affichaient 3,13 % (contre 3,25 % pour la France). On ne note plus de différences majeures entre les pays du sud de la zone euro puisque les taux longs espagnols et italiens étaient, à cette même époque, égaux à 3,40 et 4,01 % respectivement[36]. Le carry trade pour un fonds d’investissement américain permet, dans ces conditions, de gagner une différence sur les taux de 3,31 points de pourcentage (p.p), c’est-à-dire la différence entre 4,38 et 1,07, soit un taux de profit de 25 %[37]. Pour un fonds espagnol, cette différence sera 2,33 p.p. et offrira donc un taux de profit de 31,5 %.
Dans les mois qui viennent, si les autorités japonaises augmentent leurs taux et réduisent leurs politiques de soutien monétaire de manière à ce que les taux longs augmentent de 50 % et se situent au niveau de 1,50 %, et que ces mêmes taux pour la zone euro se situent, après un mouvement de baisse encore très hypothétique à l’heure où ces lignes étaient écrites, au niveau moyen de 2,5 %, le carry trade ne s’arrêtera pas pour autant puisque cette stratégie garantit, dans ces conditions, un beau taux de profit. Cette persistance du carry trade est donc liée à l’existence de différences profondes de taux d’intérêts avec le Japon sur les marchés occidentaux dans un contexte d’endettements élevés.
Attention, jusqu’ici, nous avons raisonné à partir des taux de change nominaux. On doit aussi aborder cette question en termes de taux de change réel. Le taux de change réel entre deux devises s’établit en multipliant le taux de change nominal par le différentiel des prix entre les deux pays utilisant ces monnaies. Pour que le taux de change réel reste stable, c’est-à-dire pour qu’une économie nationale ne perde ni ne gagne en compétitivité, la dépréciation de la monnaie doit être équivalente à la différence entre l’inflation locale et celle du reste du monde. Il e trouve que l’inflation aux Etats-Unis est supérieure à celle du Japon. Pour que les termes réels de l’échange entre les deux monnaies ne soient pas modifiés, il faudra donc que le dollar se déprécie au prorata du différentiel d’inflation avec le Japon. Si c’est le yen qui est dévalué, le Japon améliore sa compétitivité et les Américains, leur pouvoir d’achat. Inversement, si c’est le dollar qui est dévalué, les Etats-Unis perdent en pouvoir d’achat et le Japon en compétitivité.
Jusqu’à présent, les rapports entre les deux devises se soldent par une amélioration de la compétitivité du Japon. A terme, cette dépréciation devrait finir par contrarier les grandes firmes japonaises qui doivent procéder à des importations de la part de zones de sous-traitances se situant en Asie, zone dans laquelle toutes les monnaies se sont, certes, dépréciées face au dollar (5 à 10 %) mais dans une moindre mesure que le yen. De surcroît, si le prix du baril augmente, l’économie japonaise risque de beaucoup souffrir. Il existe, en effet, une forte élasticité entre inflation et dépréciation face au billet vert dans toutes les économies asiatiques[38].
La tournure plus laxiste que pourrait prendre à l’avenir la politique monétaire aux Etats-Unis est davantage que la remontée des taux aux Japon susceptible de redonner des couleurs au yen. C’est ce qui s’est produit, au début du mois de juillet, lorsque le président de la Fed, Jerome Powell, a fait état de sa satisfaction quant à la maîtrise de l’inflation, on a vu le yen (et l’euro aussi, d’ailleurs) rebondir sur les marchés. Il est vrai que l’inflation américaine a continué à ralentir au mois de juin 2023 pour atteindre les 3 % sur douze mois, contre 3,3 % le mois précédent, selon l'indice des prix à la consommation[39]. Si l’hypothèse d’un début d’abaissement des taux à partir du mois de septembre de cette année se confirme aux Etats-Unis, un facteur de pression sur le yen sera supprimé. Pour ce qui concerne l’Europe, deux baisses de taux en septembre et en décembre sont, en dépit des dernières déclarations de Christine Lagarde, attendues par les marchés[40].
En tout état de cause, l’appréciation du yuan face au billet vert suite aux déclarations de Powell prouve bien que c’est le niveau des taux d’intérêt en Europe et aux Etats-Unis qui nourrit le carry trade. On doit sans doute interpréter cette donnée comme un indice de ce que le capital financier occidental (et principalement états-unien) aux abois s’est refinancé à partir des taux japonais. Aux dernières nouvelles, il semblerait bien que la remontée du yuan ait également tout à voir avec le volontarisme affiché par la BoJ. Cette dernière serait, en effet, très vraisemblablement intervenue sur les marchés des changes pour la troisième fois cette année pour soutenir le yen selon une analyse Bloomberg des comptes de la BoJ. L'ampleur de l'intervention était probablement d'environ 3.500 milliards de yens (soit environ 22 milliards de dollars)[41]. Manifestement, ces chiffres indiquent que les autorités monétaires japonaises ont tenté de tirer parti de la perspective semble-t-il de plus en plus probable d’une baisse des taux de la Fed en raison de la pente descendante de l’inflation aux Etats-Unis.
Si ces manœuvres devaient s’avérer insuffisantes et que la BoJ décidait de se montrer particulièrement résolue dans sa volonté de protéger le yen en remontant davantage ses taux directeurs, ce serait une catastrophe pour les acteurs financiers états-uniens de l’intermédiation non-bancaire que l’on sait déjà surendettés. Pour l’heure, on peut se montrer rassurant en pariant sur le fait qu’un relèvement du niveau du taux d’intérêt au Japon serait susceptible de peser très lourd sur les finances d’un pays dont la dette publique équivalait, en mars de cette année, à 217,2 % du PIB[42].
Pour fixer un ordre de grandeur, nous nous bornerons à constater que le financement d’actifs à l’étranger par des acteurs financiers japonais est passé de 8.000 milliards de yens en 2021 puis 2022 (soit près de 47 milliards d’euros au cours actuel) pour bondir à hauteur de 25.000 milliards de yens en 2022 (soit 145 milliards d’euros). D’un point de vue davantage qualitatif, on retrouve un signe évident de ce que cette activité de prêt correspond à une difficulté structurelle de financement dans la forte augmentation des financements de long terme libellés en yens en dépit des risques de change qu’impliquent les opérations de carry trade. Ces formules de long terme sont passées de 2.000 milliards en 2021 à 8.000 milliards de yens en 2022. On remarquera également que c’est surtout à partir du début de l’année 2022 que le yen s’est déprécié face au dollar et à l’euro, précisément au moment où les taux d’intérêt commençaient à remonter chez nous. Un triplement en l’espace d’un an pour une variable caractéristique d’un fort désir de liquidités à bon marché n’a évidemment rien d’anodin[43].
Quelles conséquences pour la Belgique ?
Il s’agit là indubitablement d’un signe de crise. Cette dernière correspond non pas à un problème conjoncturel de taux longs élevés mais au contraire, à la question structurelle d’un cycle de suraccumulation de capital. Pour comprendre ce point, il convient de revenir à la théorie d’Hyman Minsky (1919-1996), lequel décrivait la finance de marché comme étant intrinsèquement instable. En effet, Minsky a pu démontrer que la dérégulation et les innovations qu’elle a permises (titrisation, carry trade, …) ont débouché sur une fragilisation du système financier global dans un contexte d’interconnexion croissante des économies. « Les bilans des intermédiaires financiers se sont trouvés également fragilisés et très dépendants des conditions des marchés, d’où l’impact important de toute variation des taux d’intérêt et des prix des actifs, qui peut générer une crise de liquidité. Le prix à payer est donc l’interconnexion entre la liquidité bancaire et les actifs »[44].
Autrement dit, une crise financière aura tendance à se transformer illico en crise bancaire de nos jours. C’est ainsi que l’année dernière, le système bancaire mondial s’est à nouveau retrouvé à un cheveu de la grande embardée. Depuis la crise de 2007-2008, on a pu observer que les banques les plus importantes ont absorbé les plus petites selon un processus classique de centralisation du capital. Ces banques, que l’on qualifiait déjà de systémiques il y a 15 ans, sont devenues plus centrales encore dans le fonctionnement des marchés financiers contemporains.
C’est ainsi que l’intégration du capital bancaire belge est plus intégré à l’intérieur du système financier mondialisé est plus prononcée que durant la crise 2007-2008. A ce propos, on songera à la manière dont Fortis a été absorbée par BNP Paribas.
La mondialisation financière a eu tendance ces dernières années à produire des scénarios de contamination de places financières globalement peu endettées par des structures dont les solvabilités étaient plus fragiles. Cela est dû au fait qu’avec la globalisation, la sphère de la circulation s’est unifiée à l’échelle mondiale. C’est ainsi que des titres liés à la spéculation du segment subprime ont causé les pertes des banques belges en 2007-2008 alors que ces dernières n’avaient jamais perdu d’argent auparavant en Belgique.
La dynamique de crise survient du fait que l'optimisme qui est l’état d’esprit attendu de tout investisseur (sinon il ne prendrait aucune initiative) se mue à un moment donné en un optimisme débridé. C’est alors que l'endettement se transforme en surendettement. A un moment donné, l’excès de dettes ne parvient plus à être remboursé par le retour sur investissement des actifs achetés dans le passé. L'éclatement de la bulle spéculative va alors déboucher sur une crise revêtant la forme d’un cercle vicieux.
Les investisseurs ne se font plus confiance non pas comme on pourrait le croire parce qu’ils ignorent la composition des bilans des autres acteurs mais au contraire parce qu’ils sont parfaitement au courant de la situation de surendettement qui prévaut. Un resserrement du crédit (dans le jargon, on parle de credit crunch) va alors s’opérer puisque la confiance a disparu. Les banques ne se prêtent plus d’argent et par conséquent, l’économie entre dans une profonde récession. C’est typiquement ce qui s’est produit pour notre pays lors de la crise financière de 2007-2008.
Comme à cette époque, l’épicentre de la crise devrait très probablement se situer aux Etats-Unis. L’année dernière, une crise bancaire était, d’ailleurs, sur le point d’éclater aux USA. Un an est depuis passé depuis l’effondrement en 2023 de la Silicon Valley Bank (SVB), de la Signature Bank et de la First Republic Bank – soit respectivement les deuxième, troisième et quatrième plus grandes faillites bancaires du point de vue des actifs détruits dans l’histoire des États-Unis – et pourtant, très peu de choses ont changé depuis. Cette vague de faillite n’est pas tombée du ciel. Elle s’explique par les reculs réglementaires, les allégements de régulation et à la surveillance moins stricte qui ont été mis en place par Donald Trump et ont grandement contribué à la crise bancaire de 2023. Les positions pro-banques de la Fed se traduisent aujourd’hui par une opposition farouche à l’exigence de renforcement des fonds propres bancaires, ce qui prépare le terrain pour une prochaine crise[45].
Un autre indice de détérioration de la stabilité des marchés financiers correspond au fait que certaines des plus grandes banques américaines enregistreront des bénéfices plus faibles pour le deuxième trimestre de cette année dans la mesure où elles perçoivent moins d'intérêts et doivent consacrer davantage de moyens afin de couvrir la détérioration des remboursements de prêts. De surcroît, les banques US devront augmenter leurs provisions pour faire face aux pertes potentielles sur les prêts commerciaux et industriels, ainsi que l'immobilier commercial. Ce dernier est d’ailleurs en train de miner le secteur bancaire américain. En mai de cette année, Starwood Real Estate Investment Trust (SREIT), un des fonds non-côtés les plus importants (on est clairement ici dans la finance de l’ombre), était confronté à d’importants retraits d’investisseurs. La possibilité d’une contagion aux banques régionales déjà mises à mal par la crise de la Silicon Valey Bank n’est pas à exclure.
Jusqu’à présent, on peut constater que la hausse des taux d’intérêt nuit au marché immobilier car elle entraîne une hausse des taux hypothécaires et des coûts de remboursement des biens. De surcroît, puisque l’on compte mois d’employés dans les bureaux depuis la fin de la pandémie avec l’émergence du télétravail, les entreprises de leasing d’espaces de bureaux ont vu leur flux de trésorerie fondre comme neige au soleil, ce qui complique, bien entendu, le remboursement de leurs prêts[46].
Les nuages noirs s’accumulent au-dessus des marchés financiers. Pour une petite économie comme la Belgique, l’entrée en crise devrait très vraisemblablement résulter d’un effet de contagion à partir des Etats-Unis via la titrisation. Cette dernière, « loin d’avoir disparu avec la crise des subprimes en 2008, reste un instrument courant pour les groupes bancaires américains. Le marché américain des titres adossés à des créances hypothécaires est même un des marchés mondiaux à revenu fixe les plus importants et les plus liquides, avec plus de 11 000 milliards de dollars de titres en circulation et près de 300 milliards de dollars de volume d’échange quotidien »[47]. Il s’agit là d’un niveau de titrisation d’actifs immobiliers supérieur à ce qui existait au moment de la Grande Récession entre 2007 et 2009.
L’idéologie dominante pourrait chercher à nous rassurer en mettant en avant le fait que les banques en Belgique se sont dotées de davantage de fonds propres qu’en 2008 pour faire face à de gros retournements de marché. En tout état de cause, il semble que ces règles, adoptées après la crise d’octobre 2008, n’étaient pas suffisantes. C’est ainsi que depuis un an, la Commission européenne exige des banques du Vieux Continent qu’elles renforcent leurs fonds propres pour éviter une crise financière[48]. A la mi-juin de cette année, l’Europe a mis genou en terre devant le raidissement du secteur bancaire et a repoussé d’un an l’entrée en vigueur de ces nouvelles règles prudentielles[49]. En tout état de cause, la Commission européenne ne partage pas le narratif de Febelfin, la fédération patronale des banques en Belgique, quand cette dernière, par l’entremise de Karel Baert, son président, estime, pour sa part, que « les règles prudentielles sont suffisamment sévères »[50].
Il est vrai que les banques belges sont indéniablement plus solides du point de vue de leurs réserves que leurs homologues européennes. Le ratio des fonds propres des banques belges « s’établissait en moyenne à 17,3% à la fin de 2022, un niveau largement supérieur tant à la moyenne européenne (15,1% à la fin de septembre 2022) qu’aux exigences minimales en la matière »[51].
Pourtant, à y regarder de plus près, il convient de relativiser l’importance du petit secteur bancaire belge au sein de la finance globalisée. On ne retrouve, en effet, aucune banque belge dans la liste des banques systémiques au niveau mondial. Cela signifie que la capacité des banques belges à faire face à une crise mondiale des liquidités est structurellement limitée. Si la circulation des capitaux est bloquée au niveau mondial par l’entrée en crise en même temps de plusieurs poids lourds du système bancaire mondial, les banques belges seront, à leur tour, entraînées dans le grand credit crunch mondial.
On observera alors un resserrement du crédit à destination des entreprises non-financières et des particuliers absolument similaire à ce que l’on a pu relever chez nous en 2008. Le volant de liquidités dont dispose les banques belges ne leur permettra guère de soutenir l’économie à bout de bras en cas de crise ni même de résister à la grande vague d’insolvabilité si les pertes aux Etats-Unis s’avèrent particulièrement importantes. Or, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir auparavant, les montants actuellement titrisés sont plus importants qu’en 2008. Par conséquent, l’hypothèse de pertes plus lourdes qu’il y a quinze ans ne peut être balayée d’un revers de la main.
Comme il y a une quinzaine d’années, on s’aperçoit que le capital bancaire est dangereusement concentré alors que des doutes émergent quant à l’adéquation des fonds propres des établissements de crédit face à un brutal retournement des marchés. Bref, le spectre de 2008 hante encore la finance mondialisée. Nous allons devoir vivre avec cette incertitude pour l’avenir. En cas d’embardée sur les marchés financiers, on pourra alors rappeler que la politique d’augmentation des taux d’intérêt décidée après 2022 était particulièrement mal inspirée puisque les racines de cette vague inflationniste n’étaient en rien de nature monétaire mais provenaient de facteurs structurels comme la guerre en Ukraine, l’inflation tirée par les profits des multinationales ou bien encore le dérèglement climatique qui perturbe les récoltes et fait donc pression à la hausse sur les prix des produits alimentaires. Ce nouvel épisode de crise sera sans nul doute synonyme de virage idéologique dans cette société belge francophone qui, il y a peu, a cédé aux sirènes de la droitisation.
Les choses pourraient peut-être aller plus vite qu’on ne le pense. Le feu couve, en effet, sous la cendre. C’est ainsi qu’au mois de mars de cette année, le FMI a officiellement prévenu la communauté internationale de la situation des banques américaines exposées aux conséquences délétères des taux d'intérêt élevés sur la valeur de l’immobilier commercial. Aux quatre coins des Etats-Unis, l’immobilier de bureau qui avait vu sa valeur marchande s'envoler au cours des 15 dernières années a aujourd'hui la tête sous l’eau[52].
Avec le manque de demande pour de nouveaux bureaux, conséquence de la préférence croissante pour le travail à domicile, on est en droit d’estimer qu’une nouvelle crise bancaire est imminente. Si on ajoute à cela le fait que le private equity et l’intermédiation financière non-bancaire connaissent également de graves difficultés, il y a lieu de penser que des revirements de politique monétaire se produiront après que les difficultés bancaires éclatent. Très vite, les taux d’intérêt vont, comme en 2008, baisser pour permettre de supporter les dépenses de prise en charge de la crise et l’austérité budgétaire ne sera plus justifiable puisque les coûts de refinancement de la dette publique diminueront, sans même faire intervenir dans l’équation la difficulté à légitimer les mesures de socialisation des pertes du secteur bancaire.
Décidément, faudrait-il donc une fois de plus que tout change pour que rien ne change en fin de compte ?
[1] Test Achats, Les banques dont vous êtes les plus satisfaits, 26 septembre 2023.Url : https://shorturl.at/k8epW. Date de consultation : 25 juin 2024. Calculs propres.
[2] Trends-Tendances, Dix ans après la crise financière, les banques n’ont pas réussi à retrouver la confiance des clients, 11 septembre 2018.
[3] The Patriot Ledger, édition du 7 septembre 2019. Url : https://shorturl.at/faPis. Date de consultation : 25 juin 2024.
[4] Pour arriver à ce calcul, on effectuera la division de 1 par 39. Cette opération donne un résultat égal à 0,0256, soit 2,56%.
[5] Bank of England, Not-so-private questions. Speech by Nathanaël Benjamin given at Bloomberg, 22 avril 2024. Url : shorturl.at/Eq9TB. Date de consultation : 26 juin 2024.
[6] Dans la suite du document, afin de ne pas multiplier les références à une expression anglaise que peu de gens maîtrisent en dehors des cénacles de la finance, nous parlerons systématiquement de « bonus de cession ».
[7] Les Echos, Private equity : ce pactole de 1.000 milliards de dollars perçu par les gérants, édition du 26 juin 2024.
[8] McKinsey, Private markets turn down the volume, McKinsey Global Private Markets Review 2023, March 2023, p.9.
[9] IMF, THE LAST MILE : FINANCIAL VULNERABILITIES AND RISKS, GLOBAL FINANCIAL STABILITY REPORT, avril 2024.
[10] IMF, op.cit, p.55.
[11] Financial Post, Why the shadow banking sector is keeping Canada's financial regulators up at night, édition mise en ligne du 5 juin 2023.
[12] Standard & Poor's, Global Shadow Banks Face Scrutiny As Risks Rise, 20 mars 2024. Url :https://shorturl.at/TGPob.
[13] Les Echos, L'Europe retire les îles Caïmans de sa liste noire des paradis fiscaux, édition du 6 octobre 2020.
[14] Mourant, Securitisation and Cayman Orphan SPVs (3), juin 2023. Url : https://shorturl.at/qBTbX. Date de consultation : 3 juillet 2024.
[15] Laura Kodres, « Shadow Banks : Out of the Eyes of Regulators », International Monetary Fund, https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/basics/52-shadow-banking.htm.
[16] Financial Stability Board, Global Monitoring Report on Non-Bank Financial Intermediation, 2023, p.13.
[17] Financial Stability Board, op.cit., p.21.
[18] Federal Reserve Bank of New York, Quarterly Report on Household Debt and Credit, deuxième trimestre 2017, date de consultation : 14 juillet 2024.
[19] Financial Times, Federal Reserve officials wanted ‘greater confidence’ that US inflation was cooling, édition du 3 juillet 2024.
[20] Financial Times, US economy adds 206,000 jobs but unemployment rises, édition du 5 juillet 2024.
[21] L’Echo, édition mise en ligne du 1er juillet 2024.
[22] De Lucia, Clemente, Lucas Jean-Marc, « Y a-t-il un océan entre la FED et la BCE ? » in Conjoncture BNP Paribas, avril-mai 2007, pp 17-24.
[23] La Tribune, La BCE met en garde les Etats contre un risque de crise financière, édition mise en ligne du 16 novembre 2023.
[24] Le Temps (Suisse), Le private equity, l’œuf de Colomb ?, édition mise en ligne du 5 juillet 2024.
[25] L'Opinion, Le private equity fait les yeux doux aux particuliers, édition mise en ligne du 5 avril 2024.
[26] Conseil d’Analyse Economique (France), La crise des subprimes, rapport de Patrick Artus, Jean-Paul Betbèze, Christian de Boissieu et Gunther Capelle-Blancard, La Documentation Française, Paris, 2008, p.48.
[27] Financial Times, Bank of Japan ends era of negative interest rates, édition du 19 mars 2024.
[28] The Japan Times, Bank of Japan sees wage hikes spreading across economy, édition mise en ligne du 8 juillet 2024.
[29] Federal Reserve Bank of San Francisco, « What’s Up with Inflation Expectations in Japan ? », Economic Letter, may 2024,
[30] FMI, Countries Data, Japan, 13 mai 2024. Url : https://www.imf.org/en/Countries/JPN. date de consultation : 8 juillet 2024.
[31] CNBC, Asia Markets, Bank of Japan is expected to trim bond buying by $100 billion in first year, Reuters survey shows, 2 juillet 2024. Url : https://shorturl.at/QGBtG. Date de consultation : 10 juillet 2024
[32] Takatoshi Ito, The Bank of Japan’s Go-Slow Policy Normalization, Project Syndicate, 1er juillet 2024.
[33] L’Usine Nouvelle, édition mise en ligne du 9 juillet 2024.
[34] Agence Fédérale de la Dette, Rapport annuel 2023, p.3.
[35] Evidemment pour que cette appréciation soit problématique, il faut qu’elle soit supérieure au différentiel de taux de change qui a motivé les emprunts dans la devise en question
[36] Banque Nationale de Belgique (BNB), Taux de rendement à long terme des emprunts de référence (taux constatés à 11 heures), 27/06/2024. Les cours en vigueur pour l’Espagne ne sont pas repris sur le site de la BNB. Cette étude fait donc référence aux taux à la clôture du site Investing.com.
[37] Techniquement, on définit le taux de profit de l’opération en calculant l’opération suivante :
(1-(3,31/4,38)X100.
[38] Crédit Agricole, Perspectives, Le dollar est toujours le problème des pays d’Asie, N°24/130 – 13 mai 2024, Url : https://etudes-economiques.credit-agricole.com/previewPDF/180809. Date de consultation : 11 juillet 2024.
[39] La Tribune, Etats-Unis : l'inflation ralentit et se rapproche de l'objectif des 2 %, édition mise en ligne du 11 juillet 2024.
[40] Les Echos, édition mise en ligne du 11 juillet 2024.
[41] Bloomberg, Japan Likely Spent $22 Billion on Yen Intervention Thursday, édition mise en ligne du 12 juillet 2024.
[42] CEIC data, Japan Government Debt : % of GDP, quarterly | % ], mars 2024.
[43] Bank of Japan (BoJ), International Department, Japan's Balance of Payments Statistics and International Investment Position for 2022, 10 juillet 2023, p.26.
[44] Labye Agnès. La crise financière actuelle : une application du modèle de Minsky ? in Revue d'économie financière, n°102, 2011, p.271.
[45] The Jacobin, Jerome Powell’s Fingerprints Are on the Next Banking Crisis, 27 mars 2024.
[46] New York Times, Facing Possible Cash Crunch, Giant Real Estate Fund Limits Withdrawals, édition mise en ligne du 23 mai 2024.
[47] Ingrid Hazard, La titrisation, une pratique payante aux États-Unis in Revue Banque, article mis en ligne le 16 juin 2023.
[48] L’Echo, L'UE renforce le contrôle des banques, 27 juin 2023.
[49] L'Echo, L'Europe donne plus de temps aux banques pour adopter des règles plus strictes sur leur capital, édition msie en ligne du 19 juin 2024.
[50] Le Soir, Karel Baert, patron de Febelfin : « Les banquiers sont trop souvent diabolisés », édition du 24 avril 2023.
[51] Rapport macroprudentiel, Banque nationale de Belgique, mai 2023, Références Url : https://www.nbb.be/doc/ts/publications/fsr/fsr_2023_rapport.pdf. Date de consultation : 12 juillet 2024.
[52] IMF, Global Financial Stability Notes, The US Banking Sector since the March 2023 Turmoil : Navigating the Aftermath, 5 mars 2024.
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