Des parlements nationaux sans pouvoir, un parlement européen sans peuple
Un peuple unique serait-il miraculeusement apparu en lieu et place de nos vieux peuples européens tout à coup fusionnés ? L’article 9 A du traité qui sera signé à Lisbonne les 18 et 19 octobre (recyclant la Constitution européenne) dispose en effet que le Parlement européen représentera désormais les « citoyens de l’Union », sans que l’on sache exactement de qui il s’agit, et non plus les « peuples des Etats » (art 189 du TCE). Alors que la généralisation de la « codécision » renforcera sa place dans le processus législatif européen, toute la légitimité de l’assemblée de Strasbourg reposera sur un mythe. En outre, elle ressemblera à la première chambre d’un Etat fédéral dont, à l’exception peut-être des électeurs luxembourgeois et espagnols qui ont voté « oui » au traité constitutionnel, aucun peuple n’a jamais approuvé le principe par référendum. Parallèlement, environ 50 nouvelles compétences vont être soit directement transférées par les Etats, soit passer de l’unanimité à la majorité qualifiée (62 nouveaux articles introduisent la MQ). En échange, les Parlements nationaux gagneront une curieuse procédure dite d’« alerte précoce » qui se résume à un droit de protestation. Nouvelle illustration du véritable changement de régime qui s’est amorcé, dans une inquiétante indifférence.
Le Parlement européen ne représentera plus ’les peuples’
Sur la base d’un rapport des eurodéputés Alain Lamassoure (UMP, France) et Adrian Severin (PS, Roumanie), le Parlement européen vient de proposer une modification de sa propre composition. Avec un contingent déjà maximum de 99 sièges et malgré une démographie en déclin, l’Allemagne n’y perdrait que 3 députés, tandis que la France devrait en céder 4 (de 78 à 74 sièges).
A l’origine de ces propositions, l’article 9 A du traité modificatif qui doit être approuvé bientôt à Lisbonne et qui recycle l’article I-20 du traité constitutionnel rejeté. Il pose la règle de la "dégressivité proportionnelle" pour la représentation au Parlement européen, notion qui n’est définie nulle part et qui laisse une marge non négligeable de manoeuvre selon que l’on accentue la dégressivité ou la proportionnalité.
La légitimité même du Parlement européen est en cause et personne aujourd’hui n’est d’accord sur la réponse à apporter à la question de savoir "de qui" exactement il doit être le représentant : les peuples (comme c’était le cas jusqu’à présent) ? Les "citoyens" ? La population totale présente sur le territoire de l’UE ? Etc.
Il semblerait que l’on glisse vers cette dernière option, avec toutes les conséquences en chaîne que cela implique, notamment en termes de rupture de légitimité démocratique, puisqu’il n’y a pas de peuple européen. Jusqu’ici, l’article 189 alinéa 1 du Traité de Rome dispose que "le Parlement européen [est] composé de représentants des peuples des Etats réunis dans la Communauté". Le traité rappelle ainsi qu’il n’existe pas de peuple unique européen et que la seule légitimité possible pour l’Europe réside bien dans les nations qui la font, lesquelles doivent donc rester au coeur du processus.
Le peuple unique serait-il miraculeusement apparu depuis, en lieu et place des Français, Anglais, Allemands, Tchèques, Polonais, Italiens, Lettons, etc. ? L’article 9 A du nouveau traité (repris de la Constitution européenne) dispose en effet que le Parlement européen représente désormais les "citoyens de l’Union", sans que l’on sache exactement de qui il s’agit tant la notion recouvre des réalités bien différentes d’un pays à l’autre, et non plus les "peuples des Etats". Ce faisant, il évacue un peu plus les Etats et les peuples pour faire ressembler ce Parlement à la première chambre de l’Etat fédéral en gestation.
Coincé dans ces contradictions, le rapport Lamassoure-Séverin a choisi de nier ce passage d’une logique des Etats vers une logique des populations, qui efface la nature originelle de l’Europe, jusqu’ici communauté de nations.
Outre la question de la légitimité future de cette assemblée et des textes qu’elle vote, des problèmes insurmontables finiront par se présenter du fait de cette nouvelle logique. Ainsi avec le plafonnement à 96 députés, la Turquie, qui comptera bientôt 20 millions d’habitants de plus que l’Allemagne, pourrait si elle adhère, s’estimer à juste titre victime d’une discrimination.
Autre bombe à retardement, celle de la surreprésentation allemande au Parlement comme dans la pondération des voix au Conseil, alors que ce pays ne publie plus les chiffres de sa démographie depuis la réunification en 1990.
Enfin, les Parlements nationaux sont hélas une fois de plus écartés du processus. Bien que la détermination chiffrée des contingents d’eurodéputés les concerne aussi, surtout dans un contexte d’abandon jamais égalé des compétences nationales, nul ne songe à les associer à la ratification de la fixation de ce nombre exact de députés par pays.
De leur côté, les Parlements nationaux perdront un peu plus de pouvoir de légiférer
Ce sont au total plus d’une centaine de compétences législatives et non législatives qui seront exercées par Bruxelles, c’est-à-dire dans les conditions suivantes : monopole d’initiative de la Commission (pouvoir extraordinaire entre les mains d’un cénacle non élu et non contrôlé), vote à la MQ en Conseil, codécision du Parlement européen, monopole d’exécution de la Commission et sanction par la CJCE.
Il s’agira, surtout avec le caractère contraignant donnée à la Charte des droits fondamentaux qui constitue un transfert massif vers la Cour de Luxembourg, du plus important abandon de souveraineté jamais observé dans l’histoire de la construction européenne.
Ce nouveau transfert s’accompagne d’ailleurs de la consécration de la jurisprudence communautaire affirmant la primauté absolue du droit européen même dérivé sur le droit national même constitutionnel, d’une part ; de l’octroi de la personnalité juridique à l’Union qui lui donne priorité absolue pour négocier dans ses domaines de compétences exclusive (lesquels sont quasi illimités), d’autre part.
Magnanime, le traité leur donnera un droit de... protester
Le traité (Protocole n°1) prévoit, en "contrepartie", si l’on peut dire, des dispositions sur la bonne information des parlements nationaux (c’est la moindre des choses), que celle-ci soit mieux détaillée, et transmise huit semaines avant au lieu de six.
La coopération interparlementaire (COSAC) est par ailleurs élargie, mais toujours avec le Parlement européen. Une coopération des Parlements nationaux seuls risquerait en effet, aux yeux des fédéralistes qui ont rédigé le texte, de remettre en cause le monopole des institutions supranationales sur la décision européenne. Il n’y a en tout état de cause pas de quoi s’emballer : le rôle de la COSAC est de "soumettre des contributions" et d’organiser des conférences interparlementaires.
La plus grande entourloupe réside probablement dans ce que les partisans du traité appellent pompeusement "le retour des parlements nationaux dans le processus législatif", reconnaissant implicitement que le fait que 85 % de notre législation soit "fabriquée" loin des enceintes démocratiques pose un sérieux problème... à la démocratie.
Il s’agit d’un mécanisme nouveau dit de l’"alerte précoce", par lequel les parlements auront en réalité seulement le droit de transmettre aux institutions leur avis préalable sur le respect, par un texte en préparation au niveau européen, du principe de subsidiarité (c’est-à-dire de ce qui leur reste de compétence).
Toutefois, il s’agit seulement d’un "avis" dont les institutions de l’UE "tiennent compte" et elle ne seront tenues qu’à un "réexamen" du projet, pas du tout à son retrait. Pour éventuellement bloquer un texte, l’article reprend la solution qui existe déjà : le recours à la Cour de Luxembourg (CJCE) par un Etat.
Enfin, l’alerte précoce ne s’appliquera qu’aux questions de subsidiarité (partage de compétences entre UE et Etats membres) non aux questions de proportionnalité ("l’action des institutions doit se limiter à ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités").
En clair, la Cour de Luxembourg restera le seul véritable maître de l’interprétation des traités (dont elle use avec zèle pour pousser sans cesse à la fédéralisation de l’Union), le seul véritable arbitre des compétences européennes.
Nos parlements nationaux, eux, qui faute de peuple européen, demeurent les seuls sièges de la légitimité démocratique justifiant l’obéissance à la loi, deviendront des coquilles vides. Pire : avec leur consentement.
Christophe Beaudoin
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