Lobbying au Parlement Européen : l’heure des comptes
Les 7 et 8 mai prochains, le Parlement européen va débattre puis voter le "Rapport sur le développement du cadre régissant les activités des représentants d’intérêts (lobbyistes) auprès des institutions de l’Union européenne (2007/2115(INI)). (télécharger le rapport). Il s’agit d’un vote très important pour l’avenir des politiques de l’Union Européenne car le rapport recommande de mettre en place un registre de transparence des lobbyistes, obligatoire et commun aux trois institutions (Commission, Parlement et Conseil). En d’autres termes, toute personne ou organisation qui voudra contribuer à l’élaboration des politiques de l’UE, ou les orienter dans un sens qui serve ses intérêts, devra dorénavant publier dans un registre libre d’accès sur Internet un certain nombre d’informations sur son identité, les intérêts qu’elle représente et le budget dont elle dispose pour cela. Jusqu’à présent, les quelque 15.000 lobbyistes travaillant à Bruxelles n’étaient pas tenus à une telle transparence de leurs activités, avec des conséquences que l’on peut imaginer : certaines décisions prises par l’UE étaient préparées par d’autres qu’elle, sans que cela se sache.
Les acteurs les plus puissants sont souvent avantagés par le jeu de la "gouvernance européenne", faite de compromis permanents, d’autant plus que l’expertise publique de l’UE est très limitée. On compte environ moitié moins de lobbyistes à Bruxelles qu’à Washington, mais les effectifs de la Commission représentent environ 2% de ceux de l’administration fédérale américaine.
Soit 25 fois plus de lobbyistes par fonctionnaire européen que par fonctionnaire américain... Les lobbyistes, qui d’après le rapport et la Commission sont tous ceux qui exercent des "activités qui visent à influer sur l’élaboration des politiques et les processus décisionnels des institutions de l’UE", sont divers : unions professionnelles, représentants d’entreprises, organisations syndicales, unions patronales, bureaux d’avocats, ONG, think-tanks (groupes de réflexion)...
Il est peu probable que la transparence permette d’empêcher la domination des plus puissants. Mais il est certain que l’opacité les décharge de toute responsabilité à l’endroit des décisions qu’ils prennent, et permet les abus de pouvoir. Savoir qui est à l’origine de telle ou telle politique est essentiel pour que les vrais auteurs des décisions soient responsables de leurs actes, et non toujours les politiques qui, s’ils signent et prétendront toujours le contraire, ne connaissent pas toujours le dessous des cartes. À cet égard, une proposition très intéressante du rapport est d’assortir chaque rapport du Parlement d’une "empreinte législative", c’est-à-dire "une liste indicative (jointe à chaque rapport), des représentants d’intérêts accrédités qui ont été consultés et ont eu un rôle important durant la préparation du rapport". Le rapport précise également qu’il souhaite que la Commission fasse de même en ce qui concerne ses initiatives législatives ; cela serait une avancée importante. Pour citer le premier paragraphe de l’exposé des motifs du rapport :
"La transparence des institutions politiques est une condition indispensable de leur légitimité. Il doit être facile de savoir comment les décisions sont prises, de quelles influences elles sont le fruit et, enfin, comment les ressources, c’est-à-dire l’argent du contribuable, sont attribuées. Par conséquent, la réglementation des activités des groupes de pression est fondamentalement une question de légitimité."
Il y a plusieurs façons de dissimuler une information. Le plus simple est de ne rien dire. Mais ce n’est pas toujours facile ni possible, particulièrement avec le développement des technologies de l’information. Aujourd’hui, dissimuler une information importante peut aussi se faire en la noyant dans un flot d’autres plus anecdotiques, en détournant les mots de leur sens ou en la communiquant de telle sorte qu’elle soit indéchiffrable.
Par exemple, dans le cas qui nous intéresse, les lobbyistes devront déclarer leur budget de lobbying mais il est précisé, au point 23 de la proposition de résolution du Parlement Européen, que l’exactitude de ces chiffres "n’est pas nécessaire" mais doit se faire suivant des "paramètres judicieux", sans plus de détails, ceux-ci étant laissés à la discrétion d’un groupe de travail. C’est là l’une des faiblesses du rapport, qu’il faudra que le Parlement améliore en séance plénière. Aux États-Unis, qui disposent d’une réglementation bien plus stricte que l’UE dans ce domaine, les lobbyistes sont tenus de déclarer leurs revenus de lobbying par client et par période de six mois, en arrondissant à 10.000$ près (environ 6500€). En février dernier, les services de la Commission (qui prépare elle aussi un registre de transparence du lobbying) pensaient demander aux lobbyistes de déclarer leurs revenus sous deux formes : soit en valeur absolue mais en arrondissant à 50.000€ près (soit près de 8 fois plus qu’aux USA), soit en valeur relative, sous forme de pourcentage de leur revenu par tranches de 10%. Ni dans un cas ni dans l’autre, ces deux systèmes de mesure ne permettent d’obtenir des informations utiles car ils arrondissent beaucoup trop large (on peut faire énormément de choses avec 50.000€, et le système ne fera pas la différence avec des actions de 100€...).
Ce rapport suggère que le registre soit obligatoire. C’est un élément très important, et qui vient trancher de longs mois de débats dans un sens positif : le projet de résolution suggère que le Parlement "considère que l’enregistrement obligatoire devrait être une exigence pour les lobbyistes qui souhaitent avoir régulièrement accès aux institutions, comme cela est déjà le cas, de fait, au Parlement". Le caractère obligatoire ou facultatif de ce registre a fait l’objet d’empoignades vigoureuses entre les associations de lobbyistes professionnelles comme la SEAP ou l’EPACA, qui se prononçaient pour une auto-régulation des lobbyistes au moyen de codes de conduite, et les militants d’ALTER-EU, une coalition de la société civile qui suit ce dossier de très près depuis le début et s’est battue pied à pied pour le rendre le plus transparent possible. Que le Parlement se prononce pour un registre obligatoire n’était pas évident, et il est remarquable de sa part de l’avoir fait.
Que le Parlement se prononce pour un registre commun aux trois institutions, la Commission, le Parlement et le Conseil (qui représente les États-membres) est également très positif car cela permettrait de mieux savoir ce qui se passe au Conseil, une vraie "boîte noire" en matière de transparence, et de mettre la pression sur la Commission. Cette dernière, qui poursuit de son côté l’élaboration de son propre registre et devrait le lancer en juin prochain, proposait en effet depuis plus d’un an que l’inscription à son registre soit volontaire. Elle avait même été jusqu’à proposer, en février dernier, que les noms des lobbyistes individuels n’y soient pas mentionnés, contrairement à ce qui se pratique aux USA, au Canada et... au Parlement Européen puisque celui-ci possède déjà, depuis 1996, un embryon de registre au sein duquel sont listés les noms des lobbyistes et les organisations auxquelles ils appartiennent. Le motif affiché, selon la porte-parole de la Commission Valérie Rampi, était que cette information n’était "pas nécessaire" puisque des éléments de transparence financière étaient présents dans le registre. Le vrai motif ?...
Il semble que la Commission ait un peu de mal à faire coïncider les mots avec les actes en ce qui concerne la transparence. Ainsi, l’on vient d’apprendre qu’elle se préparerait à proposer des amendements à un règlement essentiel pour les citoyens de l’UE : le règlement 1049/2001, qui organise l’accès des citoyens aux documents internes des institutions européennes. Cette disposition est cruciale pour tous ceux qui effectuent des recherches sur les politiques de l’UE : universitaires, chercheurs, journalistes, étudiants, militants... Aujourd’hui, on a le droit de demander à la Commission tout document sur tout sujet sans devoir justifier sa démarche, sous réserve qu’il ne soit pas couvert par les exceptions prévues à l’article 4 (surtout secret défense, protection de la vie privée, des intérêts commerciaux...). Le délai est long (15 jours ouvrables, que la Commission a tendance à proroger), mais le système fonctionne tant bien que mal. Un projet d’amendement prévoit ainsi de ne plus considérer comme "document" que les seuls documents enregistrés dans le système d’identification des documents par un fonctionnaire ; une porte ouverte à tous les abus. De plus, et c’est particulièrement scandaleux, les institutions ne seraient plus tenues de communiquer que les textes ayant trait à des mesures législatives. Des centaines de milliers de documents n’ont pas, au sein des institutions de l’UE, "trait à des mesures législatives". Last but not least, le délai serait étendu à 30 jours ouvrables.
De deux choses l’une : ou bien la Commission refuse tout simplement de considérer que la transparence doit être autre chose qu’un slogan dépourvu d’effets, ou bien elle a trop de travail pour accomplir ses différentes missions et choisit donc de s’alléger de l’une d’entre elles, prenant pour cible celle qui sera la moins bien défendue politiquement (on n’ose imaginer les cris d’orfraie qu’auraient suscité une suspension des crédits à la recherche sur les biotechnologies agricoles, par exemple : 100 millions d’euros entre 2002 et 2007...). Les citoyens apprécieront.
On le voit, demander plus de transparence n’est pas si simple, en dépit des déclarations d’intention. Le diable est, comme à son habitude, blotti bien au chaud dans les détails. Le vote du 8 mai prochain est essentiel pour poser un acte fort, mais les députés vont être soumis à de fortes pressions. À toutes les âmes de bonne volonté de faire en sorte que ces pressions s’opèrent dans le sens de leur mandat : nous représenter.
Crédits photo : Bellaciao
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