Affaire Jimmy Carter, l’analogie sud-africaine en question
Dans un ouvrage récent retraçant trente ans de conflit israélo-palestinien, l’ancien président américain Jimmy Carter soutient que les Palestiniens sont privés de leurs droits les plus élémentaires par un Etat hébreu qui a instauré un véritable apartheid dans les territoires occupés en 1967. Une telle analogie avec la situation sud-africaine a provoqué une importante polémique aux Etats-Unis, et relance le débat sur la nature du projet sioniste.
La publication, au mois de novembre dernier, de Palestine : Peace not Apartheid (Palestine : la paix, pas l’apartheid) par l’ancien président américain Jimmy Carter (1977-1981), a provoqué un tollé outre-Atlantique. Il est à noter que c’est dans les rangs des démocrates, le propre camp de l’ancien président, que les commentaires ont été le plus virulents.
Cet événement éditorial suscite un certain nombre de questions et appelle autant de mises au point. Peut-on parler d’apartheid au sujet de la situation prévalant en Israël/Palestine ? L’usage d’un terme aussi grave est-il un acte responsable de la part d’une personnalité dotée d’une telle envergure morale ? Est-il dans l’intérêt de la paix au Proche-Orient de laisser entendre que ce qui s’y passe est comparable à la situation de l’Afrique du Sud au temps où le racisme y était inscrit dans la loi ? Doit-on, pour autant, se garder d’émettre des critiques sur la politique israélienne, notamment sur sa doctrine militaire, sur les implantations coloniales, et sur le tracé du mur de sécurité ?
Sur le dossier du Proche-Orient, Jimmy Carter est connu pour être un modéré, une colombe. Dans un article publié dans Le Figaro, en pleine guerre du Liban, début août 2006 (« Au Proche-Orient, les traitements palliatifs ne suffisent pas »), il analysait le cycle de la violence prévalant dans cette région du monde comme la conséquence de l’absence de véritables efforts de paix depuis l’échec de Camp David II (2000). Il estimait que pour sortir de ce cercle vicieux, qui va de ripostes en représailles, les traitements palliatifs et les solutions temporaires (cessez-le-feu, échanges de prisonniers) ne suffisaient plus ; qu’Israël devait rompre avec l’unilatéralisme, respecter le droit international et parvenir à un accord de paix global et définitif au Moyen-Orient, seule condition de sa sécurité ; que pour cela, les Etats-Unis, dont la politique étrangère des dernières années a sa part de responsabilité dans la situation actuelle, devaient renouer avec ce qui fonde leur politique officielle, soit la condamnation préalable de la violation par Israël des résolutions majeures des Nations unies. Cette position, bien que défavorable à l’approche israélienne (Carter passe sous silence les responsabilités de groupes tels que le Hamas ou le Hezbollah, n’évoque pas les concessions douloureuses que devront faire les Palestiniens pour parvenir à un accord définitif avec leur partenaire, et n’a pas un mot pour saluer l’initiative de Sharon de démanteler les colonies de la bande de Gaza), demeure toutefois dans le champ du débat raisonné. Carter est un partisan de la paix qui est aussi attaché à l’existence de l’Etat d’Israël qu’à celle d’un Etat palestinien souverain. Son parcours et tous ses écrits l’attestent. Il n’a pas à donner des gages de sa bonne foi. Quant à ceux qui, tels Abraham H. Foxman, directeur de l’Anti-Defamation League (ADL) aux Etats-Unis, osent l’accuser d’antisémitisme, ils se déshonorent et discréditent avec eux la nécessaire dénonciation d’une judéophobie par ailleurs bien réelle. Avec de tels « amis », Israël n’a pas besoin d’ennemis.
Un titre à sensation
Cependant, que Carter parle d’apartheid pose problème. Bien qu’il affirme que son utilisation de ce terme ne s’applique pas à la situation à l’intérieur d’Israël où, dit-il, « existe une démocratie dans laquelle les citoyens juifs et arabes se voient garantir les mêmes droits », le titre de son livre a l’inconvénient de suggérer le contraire, semant ainsi la confusion. Pourtant, son but avoué - il l’a écrit dans un article publié par le Los Angeles Times (« Speaking frankly about Israel and Palestine », i.e. « Parler franchement d’Israël et de la Palestine ») - n’est pas dénué de noblesse : il s’agit d’ébranler « le mur impénétrable » qui se dresse entre l’opinion publique américaine et la souffrance palestinienne. Et pour cela, de faire sensation au moyen d’un titre polémique. Seulement voilà : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Albert Camus). Déplorant la perte des fondements moraux de la société israélienne et s’alarmant de la menace planant sur la survie de l’Etat juif à long terme, d’éminentes personnalités israéliennes telles que Michaël Ben Yair, ex-procureur général d’Israël, Ami Ayalon, ancien patron du Shin Bet (le contre-espionnage israélien) ou encore la journaliste de Haaretz Amira Hass ont osé une telle analogie à propos des Territoires occupés. Mais ils n’apportaient pas à leurs propos le crédit que l’on accorde à un ancien président des Etats-Unis, de surcroît prix Nobel de la Paix.
Si Jimmy Carter se défend d’avoir voulu laisser entendre qu’Israël avait institutionnalisé une oppression fondée sur le racisme et la discrimination ethnique, comme l’en ont accusé la future numéro un des démocrates à la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, ou encore Kenneth Stein, ex-directeur du Centre Carter, qui a démissionné et rompu publiquement avec l’ancien président, il n’en demeure pas moins qu’il estime que les Palestiniens sont dans une situation plus déplorable que celle des noirs vivant en Afrique du Sud au temps de l’apartheid - ce qui est peut-être vrai mais ne saurait être imputé exclusivement à l’Etat d’Israël.
Généalogie d’une analogie
De plus, le raccourci que Carter se garde de faire, d’autres le font à sa place. Ils accueillent ce livre comme une aubaine et trouvent en l’ancien président américain un allié dont ils n’auraient osé rêver. Car l’analogie sud-africaine, véritable machine de guerre rhétorique servant à jeter un discrédit définitif sur le sionisme et à atteindre l’Etat d’Israël dans sa légitimité même, a une histoire. Dès 1987, le chercheur israélien Uri Davis - par ailleurs membre de l’OLP - publie Israel : An Apartheid State (London, Zed Books). L’ouvrage sert de référence à l’antisionisme radical encore minoritaire à l’époque. Mais la séquence historique qui s’ouvre avec la seconde Intifada voit se multiplier les allusions à l’apartheid israélien, repris à leur compte par l’Israélien d’origine palestinienne Marwan Bishara (Israel/Palestine : Peace or Apartheid, Zed Books, Londres, 2001 ; en français Palestine-Israël : la paix ou l’apartheid, La Découverte, Paris, 2002), Noam Chomsky (in Roan Carey éd., The New Intifada : Resisting Israel’s Apartheid, Verso, Londres, 2001), François Maspero, Edward W. Said, Mgr Desmond Tutu ou encore Nelson Mandela.
L’histoire si complaisamment rapportée des rapports « amicaux » qu’ont entretenus Israël et l’Afrique du Sud entre 1948 et 1994 (date des premières élections multiraciales) est censée étayer ce parallèle : ces relations contre nature auraient été fondées sur une vision commune du monde, en l’espèce une vision faisant la part belle à la théorie de l’inégalité des races. Ainsi, dans un article paru dans The Guardian du 7 février 2006 (Chris McGreal, « Brothers in arms - Israel’s secret pact with Pretoria » ; en français : « Frères d’armes - Le pacte secret d’Israël avec Pretoria », disponible sur le site d’Euro-Palestine ), on découvre que ce n’est pas pour des questions d’intérêt stratégique que l’Etat hébreu entretenait des relations avec l’Afrique du Sud, mais parce que de nombreux Juifs se sentaient une affinité élective avec le régime de la « séparation » des blancs et des noirs. Bref, l’apartheid israélien qui s’épanouirait aujourd’hui existait en gésine dès la création d’Israël ! Que l’Etat hébreu n’ait jamais été qu’un partenaire commercial secondaire de l’Afrique du Sud, en comparaison d’autres Etats tels que l’Arabie saoudite, ou qu’il ait voté en 1961 une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant explicitement l’apartheid n’y fait rien : l’apartheid israélien est devenu un poncif. Tapez simplement apartheid sur le moteur de recherche Google-France, et vous trouverez, à la quatrième entrée, un lien vers une page du Monde diplomatique intitulée « Israël et l’apartheid ».
Une comparaison qui dessert les partisans de la paix
Trouver des solutions à un problème suppose d’en dresser un diagnostic conforme à la réalité. Or, parler d’apartheid à propos de la situation prévalant en Israël/Palestine non seulement ne permet pas une appréciation juste de ce qui s’y joue, mais ne sert pas le camp de la paix.
Cela conforte le complexe obsidional et la paranoïa de ceux des Israéliens qui, voyant là la confirmation que seuls des Juifs sont à même de comprendre d’autres Juifs, se réfugient dans l’unilatéralisme. Il désarme ainsi ceux qui, au sein de la gauche israélienne ou parmi la diaspora juive, sont attachés à des solutions pacifiques au conflit du Proche-Orient et sont disposés à dénoncer la part de responsabilité israélienne dans le conflit et les injustices causées au peuple palestinien.
Côté palestinien, cela renforce le camp de ceux qui veulent en découdre, enhardit les tenants de la destruction de l’« entité sioniste » en cautionnant leur ligne politique faisant d’Israël une sorte d’Etat nazi avec lequel aucune négociation n’est possible. Enfin, cela justifie leurs moyens d’action, le terrorisme devenant une réponse légitime à l’abomination que constitue le « racisme israélien ».
Plutôt que d’aider à comprendre la complexité du conflit et ses ressorts, cela en dénature la réalité en ramenant un antagonisme politique et historique à la relation binaire de l’oppresseur et de l’opprimé. Ce qui n’a jamais cessé d’être un conflit entre deux légitimités se transforme en un contentieux colonial opposant une minorité dominante à une majorité indigène martyrisée.
Un « Mur de l’apartheid » ?
Il faut, en dernier lieu, dire quelques mots de cette barrière de sécurité israélienne dont la photographie illustre la couverture du livre de Jimmy Carter et que de nombreux Palestiniens appellent « mur de séparation raciale » (jidar al-fasl al-’unsuri). Depuis le début de sa construction en 2003, ce mur est censé symboliser physiquement l’apartheid israélien. On ne devrait pas avoir à rappeler que l’Etat d’Israël ne se sépare pas des Palestiniens en vertu d’une idéologie de l’inégalité des races, mais pour un motif d’ordre sécuritaire. Mais puisque ce qui va sans dire va mieux en le disant, il convient de souligner que la paternité de cette initiative revient à la gauche israélienne, qui avait pour double objectif de protéger les vies des civils israéliens tout en rendant impossible le projet annexionniste de Grand Israël soutenu par le Likoud ; que l’efficacité de cette barrière est avérée par la corrélation existant entre son édification et la réduction concomitante du nombre des victimes israéliennes dans des attentats-suicides ; que contrairement à ce qui pourrait sembler - et à ce qu’induit le mot de mur -, seuls 10 % de cette barrière sont construits en dur ; qu’à deux reprises, la Cour suprême d’Israël a ordonné au gouvernement de modifier le tracé de la clôture de sécurité estimant qu’il portait préjudice aux civils palestiniens ; qu’enfin, il existe de nombreux autres murs - plus d’une vingtaine dans le monde - au Cachemire, en Irlande du Nord, à la frontière de l’Inde et du Bangladesh, de la Thaïlande et de la Malaisie, des Etats-Unis et du Mexique, dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, etc., mais qu’aucun ne suscite la même réprobation.
Ce mur doit donc être dénoncé pour ce qu’il a de choquant, à savoir pour ses multiples empiètements en territoire palestinien, au-delà de la Ligne verte (la frontière de 1967), et pour les destructions et les restrictions à la circulation des biens et des personnes qu’il occasionne. L’occupation en général et la colonisation en particulier génèrent des tragédies humaines incommensurables. Elles méritent d’être combattues. Mais pas au prix du travestissement de la vérité.
Jimmy Carter, Palestine : Peace Not Apartheid, Simon & Schuster, 2006, 288 pages.
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