Cargos de nuit (vague 2)
Après les monstres des mers, ce qu’ils transportent exactement. Beaucoup d’armes, on l’a vu, le plus légalement du monde. Mais aussi bien d’autres moins légales, dans un trafic mondial qui a comme approvisionnement les Balkans et plusieurs plaques tournantes, dont la Belgique. Attachons-nous tout d’abord à ce cas, symptomatique d’un double trafic, et regardons attentivement quelles en sont les conséquences politiques. Elles sont désastreuses : les plus grands vendeurs d’armes y bénéficient, comme dans d’autres pays européens, d’une mansuétude grave de la part des autorités, car ces dernières sont parfois contraintes d’utiliser leur savoir-faire, qui est parfois immense. Retour sur les liaisons dangereuses qu’entretiennent des ports comme Anvers, pivot de l’approvisionnement en armes de l’armée américaine en Irak.

Bref,
la majeure partie des chargements de troupes de l’Otan ou des bases US
en Allemagne, quand elle ne part pas de Bremehaven, transite par Anvers
ou Rotterdam. Evidemment, à Anvers, la SNCB est dans le coup, qui
participe des transferts par voie ferroviaire de ces matériels de
guerre. Et tout cela sans qu’on ne s’en émeuve outre mesure. Des
chargements dangereux circulent, mais en containers on ne les distingue
pas, ce doit être ça l’avantage. L’Otan a trop bon dos, et la France,
elle, ne l’aurait pas accepté à Marseille. On en reste pour autant aux
transports légaux. Mais on peut craindre autre chose, via cette filière
camion-péniche-porte-conteneurs. L’Europe centrale n’est pas si loin
que ça, via l’axe Rhin-Danube.
La Roumanie, l’Ukraine, la Serbie ou le Kosovo, la Croatie ne sont pas
obligés de passer par la filière Mer Noire, un peu trop surveillée par
l’ex-Urss. Anvers est à portée de fleuve, le port est plus discret
qu’Odessa, et les contrôles fluviaux plus souples ou plus discrets. Avec en effet sur
place des agences portuaires ou de transit... très spéciales, parfois même installées
en plein pays comme au Brabant flamand, à proximité de la capitale
belge, à Tervuren. En la personne de Claudine Fraiture, la gérante du
cabinet North Atlantic Consult. Une dame aujourd’hui représentante exclusive des lunettes de visée nocturne ITT, denrée très prisée en ce moment par tout le monde militaire, le représentant français d’ITT étant la Jenoptec qui
fournit l’armée du pays. La dame citée n’est pas une totale inconnue.
Elle a été mise en examen en 2000 comme associée du marchand d’armes
Jacques Monsieur, lui-même lié à François Lasnosky et Patrice Bourges
(le propre fils d’Yvon Bourges), tous accusés d’avoir vendu
illégalement des armes en Bosnie-Herzégovine, au
Qatar, en Afrique du Sud, au Congo-Brazzaville, au Vénézuela, en Côte
d’Ivoire et en Angola... Des profiteurs de guerre, bénéficiant de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.
Jacques Monsieur est un cas d’espèce atypique dans le monde des marchands d’armes : c’est un juriste de formation mais aussi un officier de réserve de l’armée belge qui fit plusieurs missions en son temps pour le Service général de renseignement (SGR, ex-SGDRA) de l’armée belge. On comprend pourquoi dans ce cas on a autant hésité en Belgique à l’arrêter une fois sa ou ses contrebande(s) découverte(s). Le journal de Morgen révéla en effet le 23 août 1989 qu’il fournissait des armes dans le cadre de l’Irangate, en réussissant même à vendre 600 missiles US Tow à Téhéran... il n’avait en fait qu’un boulevard à traverser pour se rendre au siège de l’Otan, où il avait toujours eu ses entrées.
Monsieur ou un autre consultant très intéressant, un de ses associés, Lasnosky, qui s’appelle aussi Jean-Bernard Lasnaud, qui a aujourd’hui plus de 60 ans et habite... la Floride, où il passait encore avant 2002 des jours tranquilles, fortune faite avec sa firme locale Caribbean Group. "Over the years, Lasnaud, 60, has been sought on a number of arms-related charges - mostly allegations of embargo violations and financial fraud - in France, Belgium and Argentina. A Belgian newspaper reported in 1983 that Lasnaud was convicted in absentia for illegal arms trafficking. He was sentenced to two years in prison, but the newspaper said police could not find him. A few years later, he showed up in the United States." Dans les années 90, il a vendu pour 70 tonnes d’armes à l’Equateur, via l’aide du capitaine Horacio Estrada, un des capitaines argentins de l’époque des tortures (et tortionnaire lui-même). Ce dernier a fini par être retrouvé mort à Buenos Aires, en train de négocier la vente de 1500 fusils à la Sierra Leone, avec à l’autre bout de son ordinateur... Lasnaud. Les autorités américaines ne l’arrêtèrent pas pour autant malgré cette preuve de son implication dans le trafic. Elles avaient trop besoin de lui, pour armer alors la Croatie sans alerter les vigiles de l’Onu, prompts à faire respecter l’embargo décrété. Les armes, affrétées par Lasnaud, proviendront de l’Argentine, de L’Afrique du Sud, de la Hongrie, de la Slovénie, de la Bulgarie, de la Pologne, de l’Ukraine et de... l’Iran, qui doit écouler alors ses énormes surplus de guerre contre l’Irak. Via Modelex, l’exportateur officiel du ministère iranien de la Défense, qui connaît à l’époque sa période faste. Le fils de Lasnaud, Alexandre, reconnaissant même plus tard que des radars chinois auraient aussi été vendus par son père, via l’armée américaine, parfaitement au courant du deal ! Leur correspondant en Croatie est Ante Gotovina, un véritable voyou devenu général croate, recherché par le Tribunal pénal international et arrêté à Ténérife, le 7 décembre 2005 après une longue cavale. Son procès s’est ouvert le 11 mars 2008 à La Haye. L’homme a fait partie du service d’ordre de JM Le Pen dans les années 80, au sein de la société de surveillance KO. "Selon les renseignements généraux, KO sert de couverture au Service d’action civique (SAC), organisation secrète créée en 1959, en marge du mouvement gaulliste." On n’a toujours pas compris comment il était sorti de prison en France quelques mois seulement après être tombé pour un vol de bijoux. L’aide d’un réseau d’extrême droite organisé dans plusieurs pays, dont la France à Nice et en Corse, l’a aidé durant toute sa cavale alors qu’on le poursuivait pour crimes contre l’humanité. Chose de laquelle il devra répondre aujourd’hui. JB Lasnaud, lui, continuant tranquillement ses œuvres sur son site : en vendant même des scanners géants pour conteneurs...
Gotovina, mais aussi Vladimir Zagorec, l’adjoint direct du ministre croate de la Défense dans le gouvernement de Fanjo Tudjman, le dirigeant du pays bien peu regardant (et passablement corrompu lui-même). Zagorec, lui, ne risquant rien : il est à l’origine de la récupération par Israël d’un exemplaire très prisé de batterie de missiles S-300 Almaz, acheté en 1998 par la Croatie. Et revendu une fortune, pour permettre à Israël de développer les engins de contre-mesure. A l’origine du deal, deux firmes : Nevada Trading Lts, sise au Negev, et Winsley Finance. Un deal juteux à 19 millions de dollars. En récompense, les Américains laissèrent les Croates lancer leur offensive sur la Krajina, contre les Serbes, provoquant un ressentiment durable encore visible aujourd’hui. "Cette opération, qui se poursuit jusqu’au 15 novembre, est dirigée par Gotovina. Durant ces trois mois, selon l’acte d’accusation du TPI en date du 21 mai 2001, les forces croates se sont livrées à de nombreuses exactions contre les Serbes vivant dans la Krajina, tuant 150 d’entre eux et entraînant la disparition de centaines d’autres."
Le vendeur argentin étant le président Carlos Menem lui-même, assisté par Monzer Al Kassar, le "prince de Marbella" en raison de ses fêtes fastueuses, lui aussi d’origine syrienne, comme Menem. Kassar, arrêté en juin 2007 en Espagne, avait laissé entendre qu’il fournissait en armes et en argent les insurgés irakiens : "In an interview in October of last year with the British newspaper The Guardian, al-Kassar acknowledged he was friends with an alleged leader in the Iraq insurgency who was a relative of Saddam Hussein, but insisted he knew nothing of the man’s role in fighting against the U.S. occupation."
Lasnaud
avait été arrêté lui à la frontière suisse le 25 mai 2002, puis relâché. Au procès de
Jacques Monsieur, débuté le 31 mars dernier dans l’indifférence
journalistique générale (c’est à huis clos paraît-il !), ce dernier
indique avoir livré des hélicoptères MI-24 et MI-8 Modelex à l’ancien
président Pascal Lissouba, contre des cargaisons de pétrole. Il y
explique sans broncher que selon lui il n’avait rien à craindre car il
était "couvert" par les services occidentaux (DST, CIA,
Mossad) via sa société Matimco Ltd (d’origine mauricienne !). En fait
il révèle aussi s’être fait aider par un dénommé David Benelie, en fait
de son vrai nom David Azoulay, un homme ayant la double nationalité,
israélienne et sud-africaine... et ancien du Mossad (c’est son frère
qui avait capturé Eichmann !), lui-même en relation étroite avec Marc
Rich, sulfureux homme d’affaires US... ayant acheté du pétrole à l’Iran
en pleine crise iranienne des otages ! L’homme, réfugié en Suisse, sera
absous en 2001 par Clinton, décidément dans tous les mauvais coups tortueux.
Rich est juif, né en 1934, à... Anvers, et avait dû quitter la ville en
1942 sous la pression des nazis. Son accusateur, dans l’affaire de
l’Irangate, s’appelait Rudolph Giuliani, à l’époque procureur
général... et son avocat s’appelait Lewis Libby ! Le monde est trop petit, parfois. Rich était en fait lui aussi un trafiquant d’armes notoire :
"Pendant
des décennies, Rich détint le contrat exclusif de la commercialisation
à l’étranger des métaux précieux soviétiques. Par cette filière, il se
livrait à un trafic d’armes de grande ampleur, qui aurait continué
jusqu’à récemment, avec la collaboration d’un certain Viktor Bout, un
gros trafiquant d’armes sur le ’marché noir’ russe qui a joué un rôle
dans le scandale de corruption qui touche actuellement Ariel Sharon."
Depuis de l’eau a coulé sous les ponts des marchands d’armes : Ariel Sharon est dans le coma et Viktor Bout emprisonné, comme quoi tout arrive. D’autres consultants portuaires sont tout aussi intéressants, surtout s’ils ont leur bureau à Anvers même. La société Falconsult, par exemple. Dirigée depuis 2002 par un homme qui revendique aujourd’hui "26 ans d’expérience" dans les ports de Zeebrugge et Anvers. Avec un poste de directeur, notamment entre 1980 et 2006, chez Hesse-Noord Natie, une autre société d’exploitation de terminaux portuaires. Or c’est cette firme, justement, par laquelle sont passés tous les transbordements militaires US d’Anvers décrits plus haut, notamment déjà ceux de la première guerre du Golfe ! Les trains arrivaient au Vrasenedok, au terminal Hesse-Noord Natie, quais 1237-1239. Un service signé Hesse-Noord Natie qui a dégagé des bénéfices faramineux : en 2003, 12 685 000 $, en 2004, 13 150 000 $, en 2005, 8 000 000 $ et en 2006 encore 1 200 000 $. Le 15 mars dernier encore, l’USS Gilliland venait encore y charger ses matériels de guerre supplémentaires. Notre homme, sur son site d’entreprise, arbore un drapeau anglais... mais pas de drapeau belge. A la place, un drapeau... flamand, ce qui pourrait, à ce stade, surprendre. Pas vraiment : tout petit il faisait déjà partie de l’association estudiantine catholique flamande (KVHV, Katholiek Vlaams Hoogstudentenverbond), a fondé en 1976 le NSV, un mouvement ultra-nationaliste, et a participé également au groupe de Warande, sur l’indépendance de la Flandre. Chaud partisan d’une "Forza Flandria", il vient d’être élu président... du Vlaams Belang. De gérer les chars US en partance pour la guerre mène à tout, semble-t-il. A la fortune et à la gloire en politique, pour Bruno Valkeniers.
On a toujours su la fascination qu’exercent les armes chez les gens d’extrême droite, Gotovina en étant un excellent exemple. Ce qu’il y a à craindre, c’est que des gens de cette nature placés à des endroits stratégiques en arrivent à profiter des trous béants existant dans la circulation des armes en Europe comme dans le monde pour se constituer un stock de guerre... en prévision d’une guerre civile ou d’un coup d’Etat, dont tout parti de ce genre rêve un jour ou l’autre. En septembre 2006, justement, la Belgique se réveille groggy avec l’annonce de la découverte d’un complot militaire visant son roi et le pays. Un groupe néonazi, baptisé Sang-Terre-Gloire-Honneur (BBET, Bloed-Bodem-Eer-Trouw), très actif au sein de l’armée. On arrête 17 personnes, "principalement des militaires et des personnes ayant une idéologie d’extrême droite qui, pour certains, s’exprime clairement par le racisme, la xénophobie, le négationnisme, l’antisémitisme et le néonazisme", précise le parquet belge. Mais ça ne s’arrête pas qu’à un folklore idéologique. Ces gens ont des armes, et ont appris à s’en servir au cours de week-ends de formation où ils s’entraînent, parfois même sur les terrains de l’armée. Pire : ils avaient des armes, car ils en faisaient commerce. A partir des détournement de l’armée ? Même pas, à partir de l’organisation d’un véritable commerce parallèle, comme il peut en exister dans ce milieu où les armes sont le symbole de la puissance masculine. En Belgique, jusqu’au 21 juin 2006, posséder une arme était chose aisée. A la suite d’un meurtre raciste d’une jeune femme et de son enfant par un jeune sympathisant d’extrême droite, la législation a été modifiée. Mais il reste un gros point noir : "actuellement seules 800 000 armes à feu sur les 2 000 000 estimées en circulation en Belgique sont enregistrées - et la plupart d’entre elles le sont de manière erronée". Le meurtre avait une origine claire. "Hans Van Themsche avouera très vite qu’il a agi par racisme. Il semble même qu’il en est fier. Il a déclaré qu’il avait acheté une arme de chasse et des munitions, puis qu’il était parti à la recherche de personnes d’origine étrangère pour les abattre. Pour se donner du courage, il portait des croix gammées nazies et d’autres signes de l’extrême droite. Les enquêteurs découvrent également qu’une partie de la famille du meurtrier est membre du Vlaams Belang, parti flamand d’extrême droite." Un jeune, influencé par ses parents mais aussi par d’autres, qui ont bien compris l’usage de l’Internet pour diffuser leur idéologie nauséabonde. Un reportage de la RTBF montrait récemment le lien entre les armes des jeux vidéo et le recrutement par le groupe belge Nation des jeunes joueurs de BattleField2. Le recrutement sur Internet existe, nous dirons aussi le trollisme incessant de certains participants à des blogs associatifs ou citoyens afin d’imposer leur seule vue extrêmiste. L’extrême droite s’est aperçue que l’expression individuelle lui échappait avec l’Internet et fait de gros efforts pour faire taire ceux qui dénoncent ses pratiques sectaires. A Agoravox, nous n’y échappons pas, à cette vindicte journalière et à l’étalage de ses idées brunâtres.
Les
marchands d’armes bénéficient donc de techniques nouvelles de
distribution de leurs marchandises à hauts profits, grâce au contrôle par
le privé du circuit des conteneurs, et des personnes aux idées douteuses en bénéficient ouvertement : il nous reste à voir l’origine de
l’essentiel de ces armes de contrebande, à savoir les Balkans et ce qui
reste de l’ex-Yougoslavie, du gigantesque arsenal russe et de ses
anciennes provinces devenues indépendantes. Nous le verrons à partir
d’un exemple étonnant de vendeurs d’armes à peine pubères découverts en mars dernier seulement en... Floride. En attendant, on peut toujours fureter pour savoir où
en sont nos deux vedettes du marché, à savoir Viktor Bout et Yaïr Klein.
A cette heure, ni l’un ni l’autre ne font déjà plus parler d’eux. A
croire qu’ils sont déjà repartis dans la nature, qui sait. Pour tous
deux, ce ne serait pas la première fois.
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