Du bon usage du chiffon rouge
On vous l’a déjà dit je ne sais combien de fois ici-même : la guerre contre le terrorisme décrétée dans la foulée des attentats du 11-Septembre n’existe pas, dans le sens où ce ne sont pas les terroristes que l’on poursuit et que l’on vise, mais bel et bien au passage n’importe quel citoyen que l’on cherche à surveiller, en l’ayant suffisamment effrayé au préalable pour qu’il vote lui-même, via ses représentants, des lois restrictives à son égard. Un véritable tour de passe-passe, un piège à citoyen efficace : une nation devient ainsi purement masochiste, avec ce système non démuni de perversité. Ce qui est plutôt paradoxal, mais avec une bonne propagande et un chiffon rouge agité régulièrement appelé Ben Laden, on arrive à tout en très peu de temps. Trois exemples récents démontrent ce qui n’est plus une théorie, mais bien une réalité : l’un est américain, l’autre italien, le dernier est anglais, des pays à direction à poigne s’étant engouffrés dans ce modèle d’outre-Atlantique. On n’a pas pourtant nécessairement et obligatoirement besoin d’une "guerre au terrorisme", commencent à dire ouvertement des chroniqueurs intelligents, appuyés par le récent rapport de la Rand. Cela, on s’en doutait depuis toujours ici-même. Et pourtant... on continue à se servir de la notion comme d’un chiffon rouge que l’on agite devant des foules qui n’y voient goutte, car on leur a fait suffisamment peur pour qu’elles gobent n’importe quelle mesure restreignant leur liberté de parole, de pensée ou de circulation. Sans s’apercevoir s’être fait rouler dans la farine par leur propre gouvernement.
Aux Etats-Unis, c’est l’annonce surprise, hier par Robert Gates lui-même du démantèlement hier d’un service fort controversé depuis au moins trois ans (depuis qu’on s’est aperçu de son existence !), celui du système TALON (pour Threat and Local Observation Notice) inauguré par le Counterintelligence Field Activity (CIFA), un organisme créé de toutes pièces en septembre 2002 par Donald Rumsfeld dans la foulée de la grande peur générée dans le pays par les attentats du 11-Septembre. Un memo de 2003 signé Wolfowitz, l’homme qui inondait de cadeaux sa maîtresse, annonçait son activité réelle "raw information reported by concerned citizens and military members regarding suspicious incidents", à savoir la surveillance de n’importe quel citoyen pouvant avoir des activités telles que le... pacifisme, jugé par les faucons qui dirigent le pays comme étant un soutien indirect aux activités terroristes. Ne souriez pas, ici-même, chez Agoravox, des gens qui viennent régulièrement tenter de briser le fil des discussions pensent exactement la même chose. Pour eux, dénoncer l’emprise du gouvernement actuel sur le monde, c’est préparer le terrain aux attentats terroristes. Leur rhétorique est idiote, mais elle a cours, et il est difficile de l’éviter. La vieille notion du pacifisme obligatoirement bêlant traîne dans leurs posts : pour eux, ne pas vouloir de guerre, c’est être un mouton, rien d’autre.
Wolfowitz, à l’origine du projet avec Rumsfeld, avait tout prévu, en ratissant le plus large possible en acceptant de mettre sous écoute des personnes dont le savoir était ou non précis, ou bien les activités débutées ou pas : "may or may not be related to an actual threat, and its very nature may be fragmented and incomplete". Dans un tel flou artistique, on le comprend, n’importe qui pouvait du jour au lendemain être mis sous écoute ou jeté en prison pour atteinte à la sûreté de l’Etat. L’un des rares à s’en être offusqué en 2005 fut Nicolas Benveniste, membre de la commission sur le 11-Septembre, qui déclarait avoir de fortes suspicions sur le rôle exact du CIFA : "I am particularly apprehensive about the expansion of our military’s role in domestic intelligence gathering", et ce d’autant plus qu’à l’époque l’activité de surveillance des citoyens américains avait déjà démarré... à leur insu ou presque : "The Pentagon’s collection of data, he said, was a "cause for concern," partly because little is known about it publicly", précise Walter Pincus dans un article du Washington Post du 11 décembre 2005. Pour lui, comme pour Benveniste, le CIFA était une réminiscence directe d’un système mis en place sous Nixon pour surveiller les opposants à la guerre du Vietnam, pas moins : "The Pentagon’s emphasis on domestic intelligence has raised concerns among some civil liberties advocates and intelligence officials. For some of them, the Talon system carries echoes of the 1960s, when the Pentagon collected information about anti-Vietnam War groups and peace activists that led to congressional hearings in the 1970s and limits on the types of information the Defense Department could gather and retain about U.S. citizens." Dès 2002, grâce à Wolfowitz et ses amis, voilà les citoyens américains tous redevenus des Joan Baez ou des Jane Fonda potentielles. Selon la NBC, cité par Pincus le 15 décembre 2005, les 1 500 premières surveillances concernaient effectivement les tout premiers meetings ou rassemblement de protestation contre la guerre en Irak... En 1970, le Congrès américain avait sévèrement limité la collecte d’information de ce type, au nom de la liberté du citoyen : trente-cinq ans après, les faucons au pouvoir aux Etats-Unis revenaient sur leur Mai-68, comme en France certains sont revenus sur les acquis de cette période... étrange similitude d’approche. Les deux ont en tête la vieille notion d’ennemi intérieur, celle héritée de la fameuse hypothèse de la cinquième colonne, une appellation que n’hésitent pas à reprendre non plus ici-même nos plus extrêmistes lecteurs, signe que l’idée continue son chemin. Celle d’un complot des individus contre un Etat, qui, pour s’en prémunir, doit en jeter le maximum en prison. La notion est bien fascisante et paranoïaque. Sans le travail de NBC News et de William M. Arkin, du Washington Post, un ancien officier des services secrets américains et auteur d’un blog, Early Warnings, personne n’aurait eu vent des activités du CIFA. L’organisme était totalement inconnu des citoyens.
Le programme Talon n’était autre, en fait, qu’une émanation d’un autre programme appelé Eagle Eyes, programme anti-terroriste sorti des cerveaux embrumés de l’Air Force Office of Special Investigations (AFOSI) qui avait imaginé ainsi surveiller au départ les citoyens américains résidant à côté des bases militaires américaines (a neighbourhood watch). A partir donc d’un concept paranoïaque, le projet a grossi au point de vouloir mettre en fiches l’intégralité du pays sous prétexte de menaces potentielles. Un fichage qui ne s’arrêtait pas aux habituelles bretelles de raccordement téléphoniques, mais à une surveillance individuelle par prises de photos ou de collectes d’éléments privés : "Another trigger for reporting would be attempts by individuals to monitor U.S. facilities, including the taking of pictures, annotating maps or drawings of facilities, use of binoculars or other vision-enhancing devices" or attempts to obtain "security-related or military specific information." Dément, absolument dément. Prendre en photos, voler l’intimité des gens et établir des fiches descriptives. Quand on évoque ce genre de choses, on pense à la STASI. A part que là elle est américaine, et que personne n’était au courant de son existence.
Les Américains mettront trois années pour s’apercevoir de la mise en place du programme. Le premier à s’en émouvoir est le sénateur démocrate Ron Wyden, de l’Oregon, qui dénonce le fait que le programme est avant tout complètement secret et ordonne à des militaires de surveiller des civils : "we are deputizing the military to spy on law-abiding Americans in America. This is a huge leap without a congressional hearing". Ce à quoi CounterPunch, par la voix de Mike Whitney, répondait par un incendiaire "Is this the first time that the naïve Wyden realized that the war on terror is actually directed at the American people ?". Le journal relevait par la même occasion une rareté administrative nouvelle aux Etats-Unis, la création du National Security Service (sur le site allez voir la page "Kids Page", c’est ahurissant !), chargé de contrôler le FBI, un organisme dépendant directement de la seule volonté de W. Bush. Selon Counter Punch, "this is the first time we’ve had a "secret police" in our 200 year history. It will be run exclusively by the president and beyond the range of congressional oversight." On est bien dans les termes d’un pouvoir dictatorial qui agit en secret sans rendre de comptes à personne. Une activité renforcée par celle du National Clandestine Service, émanant de la CIA depuis sa création en 2005, pour un travail similaire à celui du CIFA : "expand reporting of information and intelligence value from state, local and tribal law enforcement entities and private sector stakeholders". A savoir l’autorisation d’exercer des coups tordus dans d’autres pays (la Colombie ?) sans avoir à en référer à qui que ce soit. Seymour Hersh avait levé une partie de cet iceberg récemment en Iran, où les troupes spéciales infiltrées préparent quelque chose à n’en point douter ("preparing the battlefield"). Tous ces points avaient été décrits en fait dans le détail par le fameux think thank "The Project for the New American Century (PNAC)", qui semble plus que jamais avoir guidé l’administration de W. Bush. En ce sens, il sera tout le temps resté fidèle à sa doctrine. Celle d’un neo-con. Dans toute sa splendeur
En Italie, patrie d’un Berlusconi-Tartuffe qui souhaite tout régenter comme tout malade du pouvoir personnel, l’annonce a elle aussi surpris. Mais pas dans le sens du mieux-aller démocratique souhaité par Robert Gates, qui s’éloigne progressivement à mille lieux de G. W. Bush, mais bien dans le sens d’une coercition supplémentaire. Celle d’obtenir par l’exemple de la rue un assentiment à une politique essentiellement répressive de la gestion des étrangers dans le pays. Depuis la semaine dernière, des militaires italiens sont dans la rue aux abords des centres d’accueil des étrangers, ainsi montrés du doigt comme étant potentiellement perturbateurs. Le procédé est infect et bien digne de celui qui doit sa place à sa frange électorale d’extrême droite. C’est de la pure démagogie, de la xénophobie d’Etat. C’est le principe de faire peur, d’agiter un chiffon rouge et de focaliser l’ensemble de la population sur une partie d’elle-même pour la dénoncer et la vilipender. En affirmant viser, je cite, "les voleurs, les violeurs, les criminels" et en déployant les soldats devant les centres d’accueil pour étrangers, on souhaite ouvertement établir une relation de cause à effet. Le procédé est odieux, mais Berlusconi est un habitué du genre. La théorie étrangers = criminels nous évoque sans l’ombre d’un doute les vieilles théories fascistes chères à Mussolini. "Moi et les autres", la vieille antienne de ceux qui ne savent pas s’occuper de leur propre population : un Brice Hortefeux n’en est pas loin, non plus, lui qui aujourd’hui accuse (avec dépôt de plainte !) les organisations d’aide aux expulsés d’inciter à mettre le feu aux centres de rétention. Tous des gauchistes, c’est bien connu.
Le troisième pays qui vient juste de faire déborder la surveillance anti-terroriste vers la surveillance de son pays tout court est sans surprise l’Angleterre, mais sous une forme assez surprenante. Un article très étonnant en effet du MailOnline nous le rappelle avec acuité : le gouvernement de Tony Blair, pardon du transparent Gordon Brown, travaille bien les pieds dans les traces de ses collègues américains. En faisant voler au-dessus des conurbations anglaises (Birmingham, Coventry, Leicester, West Yorkshire et Manchester) trois petits Islanders, de petits bimoteurs, fort discrets, installés sur la base de la RAF de Northolt. Equipés de capteurs de conversation téléphoniques comme ceux à bord de notre avion-espion colombien, volant entre 12 000 et 15 000 pieds, ils surveillent les échanges téléphoniques des "talibans revenus en Angleterre", le tout étant décrypté par le bureau d’espionnage du Mi5 installé à Cheltenham, au GHCQ Center spécialisé dans le renseignement tous azimuts. Bien entendu, les Anglais n’ont pas été mis au courant de cette activité. Et encore moins les députés, dont pas un n’a jusqu’ici posé la question à la Chambre des communes. Et ce depuis dix ans que le manège dure. La base de Northolt, située à côté d’Heathrow, n’a pas été choisie au hasard : c’est un des lieux de transferts des prisonniers de Guantanamo. Une activité reconnue par le gouvernement anglais lui-même en 2006. On y avait vu le bien connu Being 737 (N313) déjà décrit ici ou les Gulfstreams 79P (N8068V). Le premier en provenance de Tripoli ou Washington, le second d’Islamabad (!) d’Amman ou de Washington, ou de... Marrakech (la filière narcotique de la CIA ?). Un internaute plus doué que d’autres y a décerné des Gulfstreams et un Cessna Citation, et même une... ambulance, pour desservir un hangar, le hangar 311, utilisé par une société privée. L’ensemble est surveillé par une incroyable armada de caméras automatiques et de capteurs. L’histoire s’arrêterait là si le pilote d’un des fameux Islanders n’avait pas eu un destin tragique : Steven Lanham, 39 ans seulement, c’est son nom, a été renversé en 1999 à 6 h 45 du matin par une moto alors qu’il faisait du vélo, selon la presse. En réalité, il était sur une super moto Honda bourrée d’électronique, en train de filer un supposé terroriste, et a été renversée par une voiture conduite par un pilote "turc ou arabe" selon la police de Paddington Green qui a interrogé l’homme puis l’a relâché. Du pur James Bond, qui fait dire au journal qui relate l’histoire en février 2007 qu’il était "la première victime anglaise de la guerre au terrorisme", bouclant ainsi la boucle inaugurée par W. Bush aux Etats-Unis. Car la mort prématurée de Lanham, dont la famille confirme bien qu’il travaillait pour le MI5, nous démontre une tout autre chose que ce qui nous a été présenté : les vols ont commencé bien avant le 11-Septembre 2001, et cette fameuse "guerre au terrorisme" avait donc démarré avant l’attentat célèbre, censé avoir servi de point de départ à la notion. C’est une raison supplémentaire pour ne pas croire à son existence : cette fameuse guerre n’est qu’une étiquette sur un projet bien plus vaste consistant à surveiller ses propres citoyens avant même d’y dénicher quelque taliban. C’est donc bien Big Brother qui s’installe insidieusement et durablement, avec des moyens auxquels Georges Orwell n’aurait même pas songé de son vivant.
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