Faire de l’Ukraine une victime sacrificielle
Cela fait huit ans que les États-Unis jouent au chat et à la souris avec la Russie en Ukraine. Depuis le coup d’État de 2014, ils sont frustrés de voir que la Russie évite tous les pièges tendus. L'actuelle fourniture de matériel militaire à l'Ukraine et la formation de l'armée ukrainienne y compris le régiment néonazi Azov par des instructeurs canadiens poussent les extrémistes ukrainiens à reprendre les républiques sécessionnistes par les armes. Les États-Unis savent très bien que c'est une ligne rouge qui entraînera une réaction militaire russe. Il semble cependant que pour le moment le président Biden hésite à donner son approbation à une offensive ukrainienne.
Dans ces circonstances, n'importe quelle autre équipe au pouvoir en Russie foncerait tête baissée en direction de Kiev et s'enliserait ensuite dans une guerre fratricide.
La Russie a réagi à ce dernier piège en date en déployant ses forces le long de la frontière ukrainienne, davantage pour réagir à une offensive contre les Républiques de Donetsk et de Lougansk que pour lancer une invasion totale ou partielle de son voisin occidental. Une opération qui risquerait d'être longue et coûteuse et d'embourber durablement l'armée russe.
Heureusement, l'équipe actuellement au pouvoir au Kremlin a la faculté de lire dans les pensées de ses adversaires et elle trouve toujours une issue qui déroute ses ennemis.
Mais à quoi donc jouent les États-Unis ou plus précisément l’État profond qui refuse de renoncer à son objectif d'hégémonie mondiale qui lui avait été dévolu depuis la disparition de l'Union soviétique ?
Les États-Unis savent depuis dix ans que leur seul rival de ce XXIe siècle sera la Chine. [i]
La nouvelle stratégie de défense des États-Unis que Barack Obama avait dévoilé en janvier 2012 et qui a été appelée « le pivot vers l'Asie-Pacifique » par sa secrétaire d’État Hillary Clinton devait marquer le début d'une politique d'endiguement de la Chine.
La présidence de Dmitri Medvedev (2008-2012) avait laissé croire au président Obama que la Russie alignera docilement sa politique sur celle de l'Occident ou qu'elle aura pour le moins une attitude neutre.
Le retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012 a complètement perturbé ce scénario. [ii]
Au lieu d'un duel militaro-économique avec la Chine que les États-Unis auraient sans doute gagné dans la première moitié de la décennie, ils ont perdu beaucoup de temps et d'énergie à essayer d'affaiblir la Russie pour l'obliger à changer de politique. Ce temps a permis à la Chine de se renforcer économiquement et militairement et a paradoxalement fait prendre conscience à la Russie de sa vulnérabilité face à des sanctions économiques.
La Russie avait été considérée par les États-Unis comme la perdante d'une guerre, la guerre froide en l'occurrence, dont les intérêts n'étaient plus à prendre en considération.
Pendant plus de vingt ans, depuis l'agonie de l'Union soviétique et l'avènement du pathétique premier président russe jusqu'au début de l'année 2012 et le retour de Vladimir Poutine à la présidence en Russie, les États-Unis ont agi en se passant de l'avis de tous les autres pays du monde et ont déclenché des guerres et imposé des sanctions à qui bon leur semblait
Il est clair que pour l'administration Biden et pour l’État profond américain, il faut coûte que coûte enfoncer un coin entre la Chine et la Russie.
Les propositions du président Biden à Genève en juin 2021 n'ont pas été jugées suffisantes par Vladimir Poutine. La Russie veut un accord garantissant sa sécurité et elle ne veut pas de bases de l'OTAN et de menace nucléaire à 500 km de Moscou.
Le président Poutine a alors demandé des garanties écrites à l'administration américaine.
Comme l'objectif à terme des États-Unis est de vassaliser voire de démanteler la Russie, l'administration Poutine a reçu une fin de non-recevoir à cette demande de garantie et le président Biden a relancé son plan B qui consiste à entraîner la Russie dans une guerre en Ukraine.
Dans quel objectif ou plutôt dans quels objectifs ?
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Contrairement aux courtes interventions en Crimée, en Arménie ou au Kazakhstan, une guerre contre l'Ukraine risque d'être longue, coûteuse et fatale pour de nombreux soldats russes. La popularité de Vladimir Poutine risque de se ternir et une éventuelle réélection en 2024 ne serait sans doute plus assurée. Ce serait un premier objectif atteint pour les États-Unis.
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Une intervention russe en Ukraine forcerait l'Union européenne à rompre ses liens économiques avec la Russie et à s'aligner sur les sanctions que les États-Unis auront imposées. Ce serait un deuxième objectif atteint.
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Une guerre russo-ukrainienne sans engagement direct des États-Unis garantirait une victoire des démocrates aux élections de mi-mandat et permettrait enfin de tourner toutes les forces contre la Chine surtout si Vladimir Poutine renonçait à se présenter ou serait battu à la prochaine présidentielle. Ce serait un troisième objectif atteint.
Une telle guerre ferait un seul vainqueur, les États-Unis, et de nombreux perdants à commencer par l'Ukraine qui aurait peut-être à subir des destructions massives sur son sol.
Mais est-ce-que l'Ukraine est disposée à devenir cette victime sacrificielle pour les intérêts stratégiques américains ?
Dans les circonstances actuelles, non. Le président Zelensky et Dmytro Kuleba, son ministre des Affaires étrangères, ont démenti les affirmations de la Maison-Blanche relayées par les médias étasuniens concernant une invasion russe imminente. Les rumeurs d'invasion font déjà perdre des milliards de dollars à l'Ukraine au moment où la crise de l'énergie est à son pic historique.
La reprise de la Crimée et du Donbass reste quand-même une priorité absolue pour le président ukrainien mais pour lui, ce serait avec la participation de l'OTAN. Je pense qu'aucun pays majeur de l'OTAN n'est prêt à engager des troupes au sol en Ukraine. Voilà pourquoi les autorités ukrainiennes n'envisagent pas de reprise des hostilités pour le moment.
Qu'est-ce qui pourrait malgré tout pousser l'Ukraine à se lancer dans une folle entreprise contre les républiques auto proclamées ?
Le régiment Azov est composé des membres les plus radicaux des forces armées ukrainiennes ainsi que de nombreux volontaires internationnaux.
Ce qui n'est généralement pas connu et qui n'est aussi pas dit dans les médias traditionnels, c'est qu'une invasion des territoires sécessionnistes serait suivie d'une expulsion des habitants pro-russes et les terres ainsi libérées ont été promises aux combattants du régiment Azov.
Ces derniers ont donc un intérêt à répéter le scénario de la Krajina (en Croatie) et pourraient bien lancer une offensive soutenue par la CIA et d'autres officines de Washington. Rappelons que cette unité et ses nombreuses sous-branches disposent d'une certaine autonomie et ne dépendent pas du ministère de la Défense.
- Des réfugiés serbes fuyant la Krajina pour ne pas subir de représailles croates. Le même sort attent-il les habitants du Donbass en cas de prise de la province par l’armée ukrainienne ?
Un nouveau coup d’État n'est pas à exclure non plus. Ce sera difficile à faire passer pour les Européens mais si le président Zelensky ignore les consignes de son protecteur américain et que les intérêts supérieurs des États-Unis sont en jeu, c'est une éventualité possible.
Volodymyr Zelensky a manifesté son intention de rencontrer Vladimir Poutine et je pense que trouver un accord de sécurité avec lui est sans doute sa meilleure chance de survie.
Il faut savoir que des conseillers américains ont commencé à travailler au ministère de la Défense d'Ukraine depuis janvier dernier et que de ce fait, le président ukrainien n'est plus assuré de la loyauté de son État-major. Une initiative locale de reprise du Donbass par les armes pourrait entraîner toute l'armée ukrainienne dans un conflit avec la Russie sans que le président Zelensky n'en donne l'ordre.
Voyons maintenant quelles sont les préoccupations de la Russie.
La Russie a stabilisé ses arrières grâce à une brève intervention au Kazakhstan pour étouffer ce qui semblait être une nouvelle révolution de couleur et en ouvrant discrètement le dialogue politique et commercial avec l'Afghanistan des talibans.
Il peut encore y avoir un risque de déstabilisation dans le Caucase mais il est minime et la diplomatie russe veille au grain.
La crise biélorusse s'est terminée à l'avantage de la Russie et Vladimir Poutine peut maintenant porter toute son attention sur l'Ukraine et avoir une attitude offensive en position de force contre la politique ukrainienne des États-Unis.
La Russie n'a aucun intérêt à envahir ou annexer un pays au bord de la faillite. Tous les produits industriels que la Russie importait d'Ukraine ont été remplacés par des productions locales. Il faut savoir que des milliers d'usines ont été construites en Russie depuis 10 ans et que des milliers d'autres sont actuellement en construction. Le développement industriel actuel ne peut être comparé qu'à celui de la fin des années 30 du siècle dernier.
On estime la modernisation de l'industrie ukrainienne à 500 milliards de dollars sans compter les éventuelles destructions causées par une guerre.
Les Occidentaux ne vont pas investir pour mettre l'industrie ukrainienne à niveau et créer un concurrent et de leur côté, les investisseurs russes préfèrent investir en Russie où les rendements sont plus prometteurs et plus sûrs.
La même observation peut être faite pour les Pays baltes dont les ports ont été remplacés par de nouveaux situés sur le territoire russe. Ces pays ne représentent plus aucun intérêt pour la Russie.
La seule préoccupation de la Russie est la menace militaire que représente l'OTAN à ses frontières.
Contrairement à ce que prétendent les experts de plateaux de télévision, le droit souverain de l'Ukraine à adhérer à l'alliance de son choix n'est pas le seul critère à prendre en considération.
Les sommets de l'OSCE d'Istanbul en 1999 et d'Astana en 2010 dont le texte [iii] a été adopté par les 56 gouvernements présents, confirment ce droit mais il le lie aux préoccupations légitimes des autres États en matière de sécurité.
D'ailleurs, si l'Ukraine avait le droit d'adhérer à l'Alliance Atlantique en tant qu’État souverain au nom des principes, il faudrait m'expliquer pourquoi un quelconque pays d'Amérique latine par exemple n'aurait pas le droit de conclure un traité de défense avec la Russie ou la Chine au nom des mêmes principes et pourquoi il n'aurait pas le droit d'aussi recevoir des bases militaires russes ou chinoises sur son territoire. Les États-Unis ont déjà déclaré que ce serait inacceptable et qu'ils l'empêcheraient.
Les exigences russes ont le mérite de clarifier la situation. Si elle ne reçoit pas une réponse satisfaisante pour la sécurité de son pays, la présidence russe dit qu'elle appliquera des mesures militaro-techniques et ce que tout le monde oublie ou n'a pas entendu, c'est qu'elles seront irréversibles.
D'après moi, après avoir éliminé toutes les options risquées ou farfelues, je pense que la Russie veut dire qu'elle reconnaîtra les deux républiques autoproclamées et y installera un contingent de « soldats de la paix ». L'idéal pour la Russie serait que l'Ukraine ait dénoncé les accords de Minsk ou qu'elle ait rendu ces accords caducs avec un acte insensé.
L'installation de bases militaires ou de missiles aux frontières des États-Unis seraient plutôt une mesure militaro-stratégique qui répondrait à une mesure similaire en Ukraine.
Je vois trois issues possibles à cette crise si les propositions russes sont définitivement rejetées. Une pacifique, une violente et un statu quo.
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Un retour aux accords de Minsk mais c'est actuellement inacceptable pour une majorité d'Ukrainiens parce que la propagande et la politique d'ukrainisation les a psychologiquement préparé à l'exclusion de tout ce qui rappelle la Russie. Ce ne serait possible que si les puissances occidentales exerçaient une forte pression sur l'Ukraine ce qui est improbable.
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Un conflit limité ou majeur entre l'Ukraine et la Russie avec dans tous les cas une défaite ukrainienne et une rupture mineure ou totale entre la Russie et l'Occident et avec pour résultat une partition ou une neutralisation de l'Ukraine (Yougoslavisation ou finlandisation).
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Un statu quo ou un conflit gelé avec un contingent russe dans le Donbass. Ce n'est pas dans l'intérêt de la Russie mais ce serait un moindre mal. Cela fermerait la porte à l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN suivant les statuts de l'organisation. A terme, une confédération ukrainienne reste possible sur le modèle de la Bosnie.
Les Occidentaux ne mesurent pas la détermination des autorités russes à ne pas laisser l'OTAN s'étendre encore plus près de leur frontière.
Vladimir Poutine n'a pas l'habitude de lancer des menaces en l'air et c'est aux autorités occidentales à mesurer le bénéfice-risque d'une confrontation avec une Russie qui est loin d'être isolée et qui peut faire très mal aux économies occidentales.
En conclusion, on peut dire que toutes les options sont sur le terrain et qu'un conflit généralisé n'est pas exclus.
Si la tension se tend en Europe, les États-Unis ne pourront pas tourner toutes leurs forces vers la Chine alors que celle-ci se renforce très vite.
Vladimir Poutine ne tombera jamais dans le piège d'un ulcère qui ne guérit pas en Ukraine. Comme je l'ai écrit précédemment, une annexion de l'Ukraine ne présente aucun intérêt pour la Russie. La Russie peut mener des actions ponctuelles par les airs ou par terre contre l'Ukraine jusqu'à ce qu'elle cède exactement comme l'OTAN l'a fait contre la Serbie pour le Kosovo.
La menace de mesures extrêmes contre la Russie ne seront extrêmes que pour l'Union européenne. Très schématisé : la bourgeoisie russe pourra se passer des voitures allemandes mais comment l'Union européenne pourra se passer des 40% de gaz russe bon marché [iv] en pleine reconversion verte ?
Pour le reste, la Russie s'est préparée depuis 10 ans à produire elle-même ce qu'elle a besoin et elle peut s'appuyer sur les géants asiatiques pour le reste.
Rappelons aussi que des sanctions contre les membres du gouvernement russe seront considérées comme une rupture des relations diplomatiques.
L'administration Biden est dans une impasse. La priorité est de se tourner vers la Chine mais la crise ukrainienne ne le permet pas.
Il y a une volonté de l’État profond occidental d'en finir définitivement avec la Russie mais c'est sans doute trop tard, cinq ans trop tard. Elle s'est préparée à encaisser une rupture avec les pays occidentaux, pas de gaieté de cœur mais résignée et bien résolue à ne rien céder sur le plan sécuritaire si on en arrivait là.
La Russie a de l'énergie en abondance, elle a toutes les matières premières et elle a les compétences techniques. Les sanctions ne briseront pas la croissance industrielle russe tout comme l'invasion allemande de 1941 n'a pas ralenti la puissance industrielle soviétique.
Les accords de Minsk du temps où les présidents russe et ukrainien se reraient encore la main.
La solution raisonnable est de bien sûr revenir aux accords de Minsk qui ferait un État neutre de l'Ukraine comme l'est déjà la Finlande qui se porte d'ailleurs bien.
Certains hommes politiques européens commencent à le comprendre mais ils sont malheureusement minoritaires.
i Je voulais écrire « Le président Obama pense que son seul rival international, c'est Tchang » mais tout le monde n'aurait peut-être pas compris.
ii Des manifestations contre le retour de Vladimir Poutine à la présidence ont eu lieu à la fin 2011 et au début 2012. Il y eut une ingérence manifeste de l'Ambassade des États-Unis dans ces événements. Les journaux télévisés de l'époque avaient montré des images d'organisateurs de ces manifestations entrant dans l'Ambassade pour recevoir leurs instructions. Cela soulignait l'importance pour les États-Unis de garder un président conciliant comme Dmitri Medvedev à la tête de la Russie.
iii https://www.osce.org/files/f/documents/b/3/74987.pdf
iv Je rappelle que les pays européens qui achètent leur gaz avec des contrats à long terme à la Russie le paient entre 250 et 300 dollars les 1000 m³. En cas de rupture des approvisionnements russes (exclusion de SWIFT par exemple), ils devront se tourner vers le marché spot où les prix oscillent actuellement entre 900 et 1000 dollars les 1000 m³. Les dettes souveraines russes sont minimes et les réserves de change n'ont jamais été aussi élevées. Les experts estiment que cela permet à la Russie de tenir 3 ans, largement assez de temps pour rediriger son économie vers l'Asie.
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