L’armée de terre russe en Géorgie : vers l’efficacité retrouvée
Le retour à la Guerre Froide, évoqué à l’occasion du conflit de haute intensité en Géorgie, s’est clairement manifesté dans la présentation des événements, tant de la part d’acteurs politiques que des médias, occidentaux ou russes, avec des prises de position partisanes impliquant de déformer, de négliger, ou d’occulter certaines réalités. Ainsi, cette crise régionale aux répercussions internationales, est-elle considérée fragmentairement plutôt que dans un cadre global résultant de vingt ans d’évolution de la Russie, heartland de l’ex-URSS, sans tenir compte de sa nouvelle doctrine militaire. Les observations très critiques, voire condescendantes, sur les capacités des forces armées de Moscou, et en particulier des troupes terrestres, s’inscrivent dans cette logique dont les conséquences ont déjà recommencé d’empoisonner les relations entre l’Ouest et le Nouvel Est. De façon caricaturale, il est expliqué que les Russes doivent uniquement leur victoire à une écrasante supériorité numérique et matérielle, à une puissance de feu sans commune mesure avec celle que pouvaient leur opposer les Géorgiens. La réalité est différente.
Moscou a-t-elle tendu un piège à Tbilissi ? A-t-elle favorisé le pourrissement d’une situation complexe en Abkhazie, Ossétie et Ajara ? Les composantes militaires russes se sont-elles organisées plusieurs semaines auparavant pour attaquer la Géorgie ? Vladimir Poutine et le premier cercle de ses conseillers ne sont pas des enfants de cœur. Ils n’ont probablement pas intercédé pour calmer les ardeurs belliqueuses des séparatistes d’Ossétie du Sud. Mais ils n’ont sans doute pas non plus parié sur une opération d’ampleur de l’armée géorgienne. La rapidité de l’intervention russe, quelques heures après le déclenchement de l’offensive géorgienne est dépeinte comme la preuve d’une machination visant à provoquer une action violente de Tbilissi. C’est oublier que le District militaire du Nord Caucase est tenu de disposer d’unités mobiles de réaction immédiate (unités légères : aéroportées, aéromobiles, de forces spéciales) ou de déploiement rapide (unités lourdes à même d’être engagées dans les plus brefs délais) en raison des menaces qui pèsent sur la région. Ce District militaire englobe en effet la République du Daghestan, où sévit la guérilla tchétchène depuis 1999, la République d’Ingouchie, dans laquelle sont aussi présents les activistes islamistes, et la République de Tchétchénie... S’ajoute que si Moscou avait préparé une intervention de longue date, Washington, par le biais de ses services de renseignement (ne serait-ce que l’imagerie satellite) aurait prévenu Mikheil Saakachvili, le président géorgien, sans délai. Or, les forces géorgiennes se déploient en nombre seulement entre le 6 et le 7 août (12 000 hommes : deux brigades d’infanterie avec chacune un bataillon mécanisé et de l’artillerie, l’essentiel de la brigade d’artillerie, le bataillon indépendant de chars, ainsi que la brigade du génie), et non pas dans une posture défensive, mais offensive. Dès le 6 août, les canons et obusiers de la brigade d’artillerie, ainsi que les mortiers lourds des deux brigades d’infanterie pilonnent Tskhinvali, la capitale d’Ossétie du Sud, par intermittence.
Le bataillon de « maintien de la paix », basé à Tskhinvali selon des accords, constitue la seule force russe en Ossétie du Sud. Des responsables de l’Otan, indiquent que, le 7 août, les unités russes du District militaire du Nord Caucase ne sont pas prêtes à être engagées, alors que, dans l’après-midi, les Géorgiens s’emparent déjà de positions importantes sur les hauteurs boisées qui entourent Tskhinvali. De là, ils peuvent diriger des tirs d’artillerie, ouvrir le feu avec des snipers, contre la ville, contre les rebelles ossètes et les soldats russes du bataillon de maintien de la paix. A ce moment, les seuls véhicules blindés russes en Ossétie du Sud sont une poignée de BMP-2 en appui du bataillon russe. Les éléments des cinq bataillons motorisés de la 19e Division de Fusiliers motorisés, de la 58e Armée russe, entrent dans le tunnel de Roki, qui conduit de Russie (plus précisément, de République d’Ossétie du Nord) en Ossétie du Sud aux environs de 11 heures, le matin du 8 août. Ce groupement de manœuvre opérationnel, équivaut à une brigade renforcée. Même s’il faut plusieurs heures aux Russes avant d’être à même d’engager cette formation homogène, sa mise sur pied, avec célérité, en alignant pour l’essentiel des soldats professionnels (et non des conscrits ou, alors, sous contrat) représente un progrès considérable par rapport aux improvisations désastreuses de la première guerre en Tchétchénie. Pourtant, les Russes agissent là aussi dans l’urgence.
Les pannes de plusieurs véhicules compliquent la progression. Cependant, même si leur nombre est insuffisant, plusieurs engins de soutien, notamment des BAT-2 de génie et dépannage, participent à l’opération. Ils semblent bien mieux intégrés au sein du groupement que par le passé. En cela, l’armée russe évolue, alors que le ratio de ses véhicules de combat et de ses véhicules de soutien a toujours été de loin inférieur aux standards de l’Otan. Si les défaillances mécaniques témoignent de la vieillesse et de l’usure des véhicules, considérer l’ensemble de l’armée russe à l’aune de ceux-ci est une erreur, tout comme déduire que l’absence de matériels perfectionnés au sein du groupement témoigne d’une volonté de dissimuler les déficiences des équipements modernes. La 58e Armée - et les unités qui en dépendent - est une formation qui mène pour l’essentiel des opérations contre la guérilla tchétchène. La doter avec des armes d’une technologie beaucoup plus avancée n’est donc pas crucial. Comme le veut la nouvelle doctrine militaire russe paraphée par Vladimir Poutine en 2000, en tant que Décret n° 706, la modernisation des armées russes est en cours. Cependant, le volume des forces, les bouleversements qu’implique cette modernisation (la professionnalisation des personnels), les difficultés budgétaires, font qu’il s’agit d’un travail de longue haleine. Au nom du pragmatisme et de la notion d’économie des moyens qui caractérisent cette nouvelle doctrine, le rééquipement des unités du District militaire du Nord Caucase n’est donc pas une priorité.
En termes de corrélation des forces, concept cher aux stratèges de la grande époque soviétique, les chars T-62, T-72, les quelque T-80, ainsi que les véhicules de combat d’infanterie BMP-2 et véhicules de transport de troupes MT-LB, BTR-70 et BTR-80 sont appropriés face aux adversaires locaux, potentiels ou avérés, à condition d’être engagés avec les tactiques adéquates, en sachant que celles-ci ne compensent pas le manque criant d’ergonomie (intérieur des blindés de transport trop étroit, inconfortable) et la vulnérabilité mortelle de ces engins (blindage des BTR, MT-LB et BMP insuffisant contre des tirs de roquettes antichars, contre les mines et autres IED, système de chargement automatique sur les T-72 et T-80 très mal conçu, avec un stockage des munitions à bord qui laisse peu de chances de survie à l’équipage en cas de pénétration d’un projectile ennemi... Les tankistes russes, sur T-72 et T-80, semblent d’ailleurs avoir combattu en Géorgie en n’emportant qu’un minimum d’obus, uniquement dans le carrousel du chargement automatique afin de limiter les risques d’explosion interne). L’absence des plus récents chars, VCI ou VTT au sein du groupement de la 19e Division de Fusiliers motorisés n’est pas synonyme d’impéritie. L’armée de terre russe ne fonctionne pas sur le modèle de l’armée américaine, simplement parce qu’elle n’en a pas la richesse. Elle se voit donc contrainte d’optimiser les moyens à sa disposition. Ce qu’elle accomplit avec une redoutable efficacité depuis la seconde guerre de Tchétchénie. Elle l’a fait, face aux chars géorgiens, dont certains T-72 avaient pourtant été rétrofités par des entreprises occidentales... Enfin, il aurait été tactiquement contre-productif de rattacher des unités dotées d’un matériel plus moderne au groupement de la 19e Division et des autres unités du District militaire du Nord Caucase engagées, alors que les officiers et éléments de ces formations ne sont pas familiarisés avec lesdits matériels, avec les tactiques pour les utiliser idéalement.
Certains font remarquer à juste titre, que, confrontés à des soldats entraînés, avec des armes beaucoup plus moderne, la victoire russe n’aurait pas été aussi décisive. Toutefois les Russes n’ont pas affronté un tel adversaire. Selon le concept de corrélation des forces cité plus haut, les équipements de la 19e Division de Fusiliers motorisés, puis des nombreuses autres unités qui participent à l’intervention, sont équivalents (voire supérieurs, par le biais de l’expérience des personnels) à ceux qu’alignent les Géorgiens, et en cela, suffisants pour s’emparer de l’initiative, la conserver, et battre l’armée géorgienne. Quelques unités de Tbilissi résistent, mais, dans l’ensemble, la plupart battent en retraite, en abandonnant leur matériel dans la crainte des raids aériens russes, chaînes de commandement et logistique rompues, dans l’affolement, talonnées par les unités de Moscou, menacées de voir les rares axes de repli coupés par des opérations héliportées. Tactiquement et opérationnellement, en dépit d’indéniables problèmes, les Russes se révèlent très supérieurs aux Géorgiens, provoquant l’effondrement de leurs unités. Quant à affirmer que les matériels russes sont forcément médiocres car obsolescents, car datant de la Guerre Froide, c’est omettre que les « modernes » M1A2 SEP Abrams sont les héritiers directs des M1 Abrams conçus... dans les années 1970, tout comme le programme des véhicules de combat d’infanterie et de cavalerie M2 et M3 Bradley... Il en va de même pour les Leopard 2 et Marder allemands, etc. Les doctrines qui présidaient à la conception des engins soviétiques et occidentaux étaient différentes. Aujourd’hui, l’armée de terre russe (tout comme l’armée de l’air et la marine) n’a d’autre choix que d’aligner le matériel fabriqué pendant cette époque révolue. Les Occidentaux ne sont pas logés à meilleure enseigne : les coûts de développement de nouveaux chars de bataille, de nouveaux véhicules de combat d’infanterie, d’automoteurs d’artillerie, leur fabrication, leur mise en service, sont prohibitifs. Aussi, l’armée russe n’est-elle pas plus « arriérée » que les armées occidentales. Elle s’adapte.
Des rumeurs font état de l’engagement d’hélicoptères de combat Kamov Ka-50 et Ka-52. Puisque ceux-ci ont déjà servi en Tchétchénie, elles n’ont rien de fantaisistes. S’il est confirmé que des Black Shark et Alligator ont volé au-dessus de l’Ossétie du Sud, et peut-être de l’Abkhazie et de la Géorgie, alors il sera démontré, non seulement que Moscou possède du matériel perfectionné, récent, mais, aussi, qu’il est utilisable. Au cours du conflit, la Russie met également à contribution ses vénérables Mil Mi-24 Hind et Mil Mi-8 Hip. Les massifs Hind semblent avoir été beaucoup utilisés contre les positions de l’artillerie géorgienne. Ces hélicoptères appartiennent à la 58e Armée, ainsi qu’à la 4e Armée aérienne, elle-même attachée au District militaire du Nord Caucase. Son efficacité, dans un premier temps, est moins probante que celle des troupes terrestres et de la marine. Ses chasseurs – alors qu’elle dispose d’intercepteurs Su-27 Flanker et de chasseurs-bombardiers Mig-29 Fulcrum – ne protègent pas le groupement de la 19e Division de Fusiliers motorisés lorsque celui-ci sort du tunnel de Roki. Les pilotes géorgiens en profitent pour attaquer les colonnes de véhicules russes. Leur Su-25 paraissent remporter quelques succès, détruisant plusieurs blindés. Toutefois, la menace que représentent les intercepteurs de la 4e Armée aérienne, les moyens de défense antiaérienne intrinsèques au groupement de la 19e Division (automoteurs ZSU-23/4, bitubes ZU-23/2 montés sur MT-LB) donnent de l’air aux éléments russes.
Cette erreur, qui ne peut s’expliquer que par l’impréparation de la 4e Armée aérienne, aurait pu avoir des conséquences catastrophiques. Elle s’inscrit dans la liste des lacunes révélées par l’intervention en Ossétie du Sud. Outre les imperfections fâcheuses dans la coopération interarmes avec la force aérienne, les insuffisances dans le domaine du recueil de renseignement tactique ont considérablement gêné l’action des troupes terrestres. Faute de moyens de reconnaissance efficaces - en l’occurrence les drones - des éléments russes sont tombés dans des embuscades. Grâce à leur expérience et à leur maîtrise tactique, les soldats de Moscou sont parvenus à se sortir de ces mauvais pas avec des pertes relativement faibles. Elles auraient pu être considérables. Toujours en raison de la pauvreté en moyens de renseignement tactiques, les Russes semblent avoir éprouvé des difficultés à neutraliser les positions d’artillerie géorgiennes, d’où l’emploi probable des Mi-24 pour les repérer et les attaquer. Les tirs de contre-batterie de l’artillerie russe ne portent pas leurs fruits systématiquement, alors qu’il apparaît que les Géorgiens ne prennent aucune précaution dans le déploiement de leurs batteries, négligeant de façon ahurissante le camouflage. A l’instar des Géorgiens, les Russes ont aussi d’importants soucis avec leurs systèmes de transmissions. En cela, les hiatus quant aux moyens de reconnaissance sont moins prégnants, dans la mesure où il ne sert à rien de disposer d’UAV (drones) si les renseignements obtenus grâce à eux ne peuvent être interprétés, exploités, plus ou moins en temps réel, avant d’être communiqués diligemment aux unités qui en ont besoin. Mais cela ne doit pas masquer la nécessité d’acquérir des UAV tactiques, surtout que les entreprises russes en produisent, en exportent. Il s’agit même d’une priorité : les moyens de renseignement sont des multiplicateurs de force qui contrebalancent l’obsolescence des matériels.
La victoire de Moscou se manifeste à tous les niveaux militaires : tactique, opérationnel et stratégique. A ce niveau, elle a su gagner la guerre de l’information en piratant les sites web officiels géorgiens, en obtenant le soutien massif de son opinion publique, lui redonnant une fierté dont Vladimir Poutine est devenu le chantre, en s’imposant face à l’Occident, et surtout, face aux Etats-Unis. L’armée géorgienne n’était assurément pas en mesure de damer le pion à l’armée russe en accumulant les actions stupides (comme de vouloir prendre le contrôle de Tskhinvali avec une colonne blindée/motorisée, tirer aveuglément sur les civils dans la capitale d’Ossétie du Sud ou, encore, ne pas bloquer la sortie du tunnel de Roki...), mais la configuration du terrain aurait pu lui permettre d’infliger bien davantage de dégâts aux Russes. Au lieu de cela, elle s’est volatilisée, abandonnant de nombreux chars, véhicules blindés, automoteurs d’artillerie et armes légères en parfait état. S’ajoute que les forces russes ont adopté une attitude modérée dans leur riposte, respectant bien davantage que par le passé les populations civiles. La 58e Armée, dont la réputation est entachée par des affaires de corruption et les exactions commises en Tchétchénie, a présenté un autre visage que celui que connaissent les Occidentaux et les Russes eux-mêmes. Les officiers des unités russes semblent avoir veillé à parfaitement contrôler leurs hommes, à contrôler les séparatistes d’Ossétie du Sud. Les considérations humanitaires n’ont pas sans doute pas primé, il s’agit plutôt de la volonté du Kremlin d’apparaître comme irréprochable. Quoi qu’il en soit, le comportement des forces terrestres russes au combat, et dans un contexte compliqué, témoigne d’un professionnalisme qui est une véritable révolution, et de capacités militaires retrouvées, capacités qui iront en s’améliorant, indépendamment du vieillissement des armes et d’une modernisation lente.
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