L’imposture libyenne de Thierry Meyssan (1/2)
J’ai expliqué dans un article publié en octobre 2017, que l’analyse que produisait Thierry Meyssan dans Sous nos yeux des attentats du 13 novembre 2015 constituait une fraude. Jusqu’à présent, loin de se rétracter ou de s’expliquer, ce dernier a continué, imperturbable, à reprendre ses mêmes déformations et mensonges dans des articles ultérieurs traitant des mêmes sujets. Il sera plus difficile, après la publication du présent article, de continuer à faire comme si de rien n’était...
« La psychologie humaine est ainsi faite que, même lorsque nous en découvrons les preuves, nous avons du mal à reconnaître nous être fait manipuler » (Meyssan, Sous nos yeux, p 203)
Sommaire : Introduction/ Fin juin 2011 : arrivée de Thierry Meyssan en Libye/ L’affaire Moussa Sadr/ Bombardement d’une antenne de télévision empêchant Meyssan de « s’adresser au peuple libyen » / Une réunion de l’OTAN à Naples/ Conclusion.
Avertissement : pour accéder à l'intégralité des notes de page, je vous renvoie au site lelibrepenseur.org qui a d'abord publié cet article : http://www.lelibrepenseur.org/limposture-libyenne-de-thierry-meyssan-par-francois-belliot-1-2/#sdfootnote7sym
... Nous allons en effet mettre en lumière son imposture libyenne, plus infamante encore que la précédente : où nous verrons, entre autres, comment Meyssan raconte dans son livre qu’il aurait été nommé par Kadhafi en personne à un poste de ministre extraordinaire chargé de sauver le pays devant l’assemblée des Nations Unies, comment l’OTAN aurait décidé de bombarder une station de télévision pour l’empêcher de « s’adresser au peuple libyen », ou encore comment son élimination aurait été décidée au plus haut niveau d’une réunion de l’OTAN dans son QG de Naples : tout un ensemble de révélations incroyables qui ont éveillé ma suspicion et amené, afin d’évaluer la véracité de son récit libyen, à passer au crible sa production et solliciter l’avis des gens présents sur place en même temps que lui à Tripoli.
Par ailleurs, avant son séjour en Libye (du 23 juin au 27 août 2011) et par la suite, Meyssan n’a eu de cesse de répandre sur le compte de Kadhafi deux accusations diffamatoires de nature à brouiller son image auprès d’alliés potentiels dont ce dernier avait cruellement besoin à l’époque, et par la suite à ternir son image posthume : 1) Mouammar Kadhafi serait un allié d’Israël depuis toujours, et l’aurait été jusqu’aux tous derniers moments de sa vie, sollicitant son aide pour fuir son pays. Meyssan en tant que proche collaborateur de Kadhafi l’aurait constaté de ses propres yeux. 2) Mouammar Kadhafi aurait collaboré à l’assassinat de l’imam Moussa Sadr en 1978, pour complaire à ses alliés israéliens et étasuniens.
Ces deux accusations ont été portées tant dans la production journalistique de Meyssan de 2004 à juin 2011, et de septembre 2011 à nos jours, que dans son livre Sous nos yeux paru en mars 2017.
Je ne suis pas le premier à porter cette accusation qui fait de Meyssan, non pas un héros mais un imposteur de la « révolution libyenne ». Cette imposture a été dénoncée dès à l’époque par des intellectuels comme M. Chaouachi4 ou des militants de terrain comme Franck Pucciarelli, ce dernier présent en même temps que Meyssan à Tripoli à l’époque.
Deux de ses compagnons de voyage lors de son séjour libyen, avec qui j’ai pu m’entretenir, le considèrent également comme un mythomane, de même que Ginette Hess-Skandrani5, qui avait noué une relation privilégiée avec Mouammar Kadhafi depuis 20 ans, également présente sur place en 2011, pendant trois séjours d’une semaine.
Le présent article est divisé en deux parties. Dans la première je passe au crible, dans l’ordre chronologique de leur apparition entre les pages 46 et 54, certaines révélations que fait Meyssan dans son livre Sous nos yeux sur son séjour libyen pendant l’été 2011. Dans la seconde je passe en revue, en m’appuyant largement sur les travaux de M. Chaouachi, les fraudes commises avant et après son séjour de deux mois en Libye : la particularité de cette fraude est en effet qu’on peut en trouver des prémisses et des suites cohérentes ; exposer le caractère continu, sur plusieurs années, d’un mensonge, permet de l’éclairer de façon d’autant plus convaincante.
Fin juin 2011 : arrivée de Thierry Meyssan en Libye
C’est au bas de la page 47 que Meyssan commence à évoquer le rôle qu’il a pu jouer pendant deux mois en Libye. Cela commence par les circonstances de sa venue, amenées ex abrupto : « Pour ma part, invité par la fille du Guide, Aïcha Kadhafi, je viens constater ce qui se passe sur place. J’avais le sentiment d’avoir été manipulé depuis que Fidel Castro m’avait parlé avec admiration de Mouammar Kadhafi car le « commandante » s’exprimait rarement à la légère. » Cette introduction permet à Meyssan de se donner de l’importance en se plaçant sous le patronage de ces deux hautes personnalités. Je ne sais pas si les circonstances de l’invitation sont authentiques, mais un syndicaliste international connu, résidant à Cuba dans cette période, a rapporté, à moi et à d’autres, une anecdote permettant d’imaginer un peu à quoi peut ressembler un entretien privé entre Thierry Meyssan et Fidel Castro : « Cela devait être en 2010, il y a eu une rencontre organisée avec Fidel pour des intellectuels présents à l’occasion d’un festival du livre à La Havane. Il devait y avoir 200 personnes, dans une salle, et donc des intervenants qui questionnaient Fidel sur différents sujets. Celui-ci se prêtait de bonne grâce et répondait dans une ambiance très décontractée. En fin de soirée Meyssan, qui était de passage et qui avait réussi à se faire inviter, est intervenu d’une manière assez confuse sur la situation internationale, de plus il ne parle pas espagnol. Visiblement Fidel comprenait mal où il voulait en venir et comme il y avait d’autres questions il s’est concentré sur celles-ci. Quelques jours plus tard Meyssan, sur son site, rendait compte à sa manière de ce qui était devenu son entretien personnel avec Fidel Castro comme s’il s’agissait d’une rencontre privilégiée, Fidel, évidemment, sollicitant Meyssan pour son expertise, etc. Pour avoir assisté à cette rencontre internationale d’intellectuels de différents pays et à sa retransmission, j’avoue avoir été stupéfait par l’audace de Meyssan. A l’époque, il s’en souviendra peut être, j’avais envoyé un message a XXXXX pour lui en parler. »
Quand il prend pied sur le sol libyen, Meyssan se met tout de suite au travail : « Je constate que les quartiers de Tripoli, que le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies avait annoncés rasés par l’aviation libyenne, n’ont jamais été bombardés. J’observe que le droit international est favorable à la Jamahiriya et je rédige un plan pour rétablir la vérité et sauver le pays au plan diplomatique. »
Tout ne se passe pas aussi bien cependant que Meyssan l’aurait voulu : « Toutefois, le chef des services secrets, Abdallah Senoussi, est persuadé que je suis un espion. On me met donc en attente, le temps de vérifier mon Curriculum Vitae. La France alors envoie une pseudo délégation de soutien à la Libye composée de « militants » appointant tous aux renseignements généraux. Ils déposent un dossier attestant de mon opposition à l’accord conclu entre la Libye et l’administration Bush ; des déclarations dures dont je ne m’étais jamais caché et qui avaient conduit Aïcha Kadhafi à me faire venir pour vérifier par moi-même. »
Meyssan ne donne presqu’aucun détail sur cette histoire, car elle s’est déroulée d’une façon peu avantageuse pour sa légende. Franck Pucciarelli est la personne qui a remis aux services libyens ce fameux dossier le présentant comme un individu douteux. M. Pucciarelli s’est rendu en Libye en mai 2011, puis deux fois en juillet 2011. Il a pu s’y rendre à l’invitation des autorités libyennes, grâce à l’intercession de Ginette Hess-Skandrani. Lors de son second séjour d’une semaine début juillet, M. Pucciarelli apprend la présence de Meyssan à Tripoli, qu’il soupçonne déjà de duplicité. Meyssan loge à l’hôtel Rixos avec la cinquantaine d’autres journalistes présents. Pucciarelli se trouve lui à l’hôtel Corinthia, où ont été répartis les divers groupes et particuliers invités par la Jamahiriya pour rendre compte de la situation. A son retour en France, M. Pucciarelli constitue avec un ami un dossier de mise en garde contre Meyssan dans l’intention de le communiquer aux autorités libyennes lors d’un second séjour en Libye, prévu à la fin du mois. Meyssan ne donne pas un détail sur le CV que les « militants appointant presque tous aux RG » fournissent aux services secrets libyens, et pour cause : Pucciarelli, qui n’appointe pas aux RG, à moins que l’on considère également que Ginette Hess-Skandrani, qui l’a introduit en Libye, appointe à ces mêmes services, livre le 3 août dans ce rapport deux informations très dérangeantes pour Meyssan : 1) le rappel de ses positions de fin février/mars, en particulier le relais de la rumeur des 50 000 mercenaires dépêchés par Netanyahou pour venir en aide à l’ami Kadhafi 2) le rappel de ce qu’était le Réseau Voltaire première version, jusqu’en 2002, à savoir (à côté de la lutte contre l’extrême droite et pour la laïcité) un organe de promotion de la libéralisation de la pornographie, à fort tropisme homosexuel, financée par Michel Sitbon, grâce à la fortune constituée largement par ce dernier dans la presse pornographique.
A partir de ce moment, si je me tiens aux témoins présents sur place, parmi lesquels deux de ses compagnons de route, Meyssan sera tenu à l’écart jusqu’à la fin de son séjour. Il demeurera plus ou moins libre de ses mouvements dans l’hôtel Rixos, mais tout contact privilégié avec la tête du pouvoir libyen lui sera interdit, précisément parce qu’à partir de ce moment il est considéré comme un espion. La version de M. Pucciarelli doit ici être intégralement rapportée : « Début août, le 2 ou le 3 août, j’ai écrit un rapport sur M. Meyssan, car pour moi M. Meyssan a été le premier à écrire que le régime (il l’appelait « régime »), qui n’en était pas un, avait usé des services d’une société israélienne de recrutement de mercenaires, et il a été le premier à sortir l’information que Kadhafi utilisait des mercenaires pour réprimer sa population. Sauf que les Libyens n’étaient pas au courant de ça : on est en conflit, on est en guerre, il n’y a pas lieu de faire une enquête sur M. Meyssan, puisque de toutes façons, il faut bien les connaître, les Libyens n’allaient pas confier des responsabilités à un inconnu. Donc M. Meyssan est responsable de cette information des mercenaires utilisés, ç’a été le premier à sortir cette information, après cela a été repris par les médias main Stream. Les Libyens n’en avaient pas connaissance. Donc je leur ai fait le rapport. J’ai demandé personnellement à pouvoir rencontrer M. Meyssan, à l’hôtel Rixos, parce que moi j’étais avec les comités, j’étais avec une autre délégation [à l’hôtel Corinthia], pour m’expliquer clairement avec M. Meyssan, car moi étant français et lui étant français je voulais qu’on règle ce problème entre franco français, parce que cet homme n’avait pas lieu d’être en Libye, puisqu’il était responsable d’une fausse information qui a eu des conséquences terribles pour le peuple libyen. Donc je me suis rendu à l’hôtel Rixos. Les services de sécurité de l’hôtel m’ont demandé gentiment de ne pas le rencontrer. A partir de là il a été affecté dans sa chambre d’hôtel, et à compter du 2 août, il n’avait plus de contact direct avec le second secrétaire du porte-parole du gouvernement Moussa Ibrahim, le seul officiel libyen avec lequel il ait jamais été en contact. » Dans Sous nos yeux, c’est à ce moment précis que l’imagination de Meyssan prend la tangente, et nous parvenons au coeur de son imposture libyenne. « Cette démarche a l’effet inverse de celui attendu : alors que le ministre des affaires étrangères, Moussa Koussa, fait défection et rejoint les britanniques, Mouammar Kadhafi me fait entrer au gouvernement, me charge de négocier diverses alliances et de préparer l’Assemblée générale de l’ONU en septembre à New York. Comme je ne veux pas être payé pour une action politique, il est convenu que, si je parviens à faire déclarer illégale l’intervention de l’OTAN par l’ONU, je dirigerai la rédaction d’une chaîne de télévision en anglais pour laquelle les studios sont achetés à Malte sous la présidence de Khaled Bazelya. Je ne disposerai cependant que d’un pouvoir relatif car Mouammar Kadhafi continuera à négocier secrètement par un autre canal avec Israël, la France, et les États-Unis. »
Cette nomination de Meyssan à un poste exceptionnel dans le dernier gouvernement de la Jamahiriya est démentie par tous les témoins présents sur place à Tripoli en même temps que lui. Il s’agit d’un mensonge intégral, et le simple bon sens suffit à nous indiquer que nous nageons en plein romanquête. Reprenons : la fille de Kadhafi invite Meyssan pour le convaincre qu’il a eu tort de diffuser des calomnies sur le compte de son père, mais le chef des services secrets, son beau frère et pilier cardinal du « régime », le soupçonne et le fait arrêter ; toutefois Kadhafi tranche en sa faveur, et, pour pallier la défection de son ministre des affaires étrangères (ce n’est pas formulé ainsi mais c’est ce que l’on doit comprendre), il décide de nommer Meyssan, qui ne connaît rien à la Libye, qui n’est là que depuis… depuis quand au fait, quelques jours, semaines… deux mois (un seul en fait verra-t-on)… qui ne parle pas un mot d’arabe, et que le chef des services secrets a identifié comme un espion… dans le même temps, Kadhafi lui aurait mis des bâtons dans les roues en continuant de négocier en secret avec les trois pays ennemis les plus en pointe dans sa diabolisation et la préparation du changement de son régime… « M. Meyssan a une imagination débordante et des talents de scénariste qu’il aurait mieux employés pour des récits de fiction » ironise M. Pucciarelli.
L’affaire Moussa Sadr
NB : je suis ici obligé d’anticiper en évoquant brièvement une affaire complexe sur laquelle je reviendrai en détails dans la seconde partie, à savoir l’exploitation de l’affaire Moussa Sadr par Meyssan sur une dizaine d’années englobant son séjour en Libye.
Je saute deux paragraphes anecdotiques. Un autre obstacle se dresse face à Meyssan. On a vu le retour du serpent de mer de la collaboration avec Israël, quoi d’étonnant à ce que fasse peu après le retour de l’affaire de l’assassinat de l’imam Moussa Sadr : « Je crains que l’affaire de l’imam Moussa Sadr, disparu en Libye ou en Italie en 1978, ne rende difficile le rapprochement avec les chiites. Il n’en est rien. Il semble que, malgré les déclarations publiques des dirigeants libanais, un doute plane sur sa véritable personnalité. Il a fondé Amal, le mouvement des déshérités, (aujourd’hui présidé par le milliardaire Nabih Berri) et a sorti les chiites libanais de leur condition. Mais pour certains, il aurait été un espion du shah, qui aurait joué un rôle dans la scission du Hezbollah d’avec son parti. »
Il faut comparer une telle déclaration avec celles que je rapporterai dans la seconde partie pour se rendre compte à quel point Meyssan joue avec les événements et les polémiques comme de la pâte à modeler. Certains se souviennent en effet que Meyssan avait publié des articles dans lesquels il avait accusé sans ambiguïté Kadhafi d’être derrière la liquidation de l’imam(1/2). Cela pourrait en effet poser problème dans la perspective d’un rapprochement avec l’Iran, cet assassinat constituant une pomme de discorde radicale entre les deux pays depuis lors ; ce que Meyssan omet de rappeler, c’est qu’il est lui-même un participant actif de la diffusion de cette rumeur empoisonnante.
La démarche de Meyssan dans un premier temps semble, porter ses fruits puisque l’Iran « accepte de recevoir une délégation de très haut niveau, et avec la résistance libanaise [le hezbollah, ndla]. » Mais décidément Kadhafi est incorrigible. Alors que Meyssan lui suggère de faire un geste fort en leur livrant un espion qu’il a lui-même identifié par le passé et qui se trouve à l’hôtel Rixos, il refuse afin de ménager son allié israélien : « Erreur de ma part : Mouammar Kadhafi poursuit ses contacts avec les Israéliens et envoie une de ses enfants négocier à Tel Aviv. Abdallah Senussi hésite de nouveau à m’arrêter. » Sacré Kadha ! Toujours acoquiné à son papa isrélien ! C’est plus fort que lui…
Bombardement d’une antenne de télévision empêchant Meyssan de « s’adresser au peuple libyen »
A la page 50, nous tombons sur le court paragraphe suivant : « Le 27 juin, l’armée française bombarde l’antenne émettrice de la télévision libyenne à la seconde précise où Youssef Shakir, journaliste vedette et ancien membre d’al Qaida, me donne la parole ». A la seconde précise ? Diable !… Deux jours après, 29 juin, Meyssan publie une version plus développée de cette histoire qu’il faut rapporter. L’article s’intitule « l’OTAN détruit des installations civiles pour empêcher Meyssan de s’adresser au peuple libyen ». Voici les déclarations instructives que l’on peut y lire :
« Un groupe d’enquêteurs du Réseau Voltaire est actuellement en Libye. Thierry Meyssan, président du réseau de presse non alignée, était l’invité spécial de ce programme, le 27 juin 2011. »
« Cependant, une minute avant le début du programme, l’OTAN a lancé un missile ciblé sur le relais hertzien de manière à empêcher la diffusion de l’émission. »
« Il y a quatre ans, les États-Unis ont déclaré que Thierry Meyssan était une menace contre leur sécurité nationale et, en vertu de l’article 5 du Traité, ont demandé à leurs alliés de l’OTAN de le « neutraliser ». Il a depuis fait l’objet d’une tentative d’enlèvement et de plusieurs tentatives d’assassinat sans qu’il soit possible d’identifier les commanditaires avec certitude. »
« On ignore si le missile utilisé pour empêcher vainement l’intellectuel révolutionnaire de s’adresser au peuple libyen a été tiré par l’armée française ou par une autre composante de la Coalition des volontaires. »
Je reviendrai sur cette habitude que Meyssan a contractée depuis 15 ans d’échapper miraculeusement à la mort, avec une crédibilité et un taux de réussite qui approchent ceux de Tintin en Amérique.
La dernière phrase suggère que le missile n’a peut-être pas été tiré précisément pour neutraliser Meyssan, mais tout l’ensemble de l’article, notamment le titre, hurle le contraire.
Que s’est-il vraiment passé ? L’histoire est plus prosaïque. La date du 27 juin colle à la date d’arrivée du « groupe d’enquêteurs du Réseau Voltaire » à Tripoli (23 juin). Meyssan est effectivement invité à participer à cette émission animée par Youssef Shakir ; le problème c’est que ceux qui ont pu voir cette émission n’ont jamais entendu Meyssan délivrer, de près ou de loin, une sorte de vibrant appel au peuple libyen de nature à faire trembler l’OTAN sur ses bases et lui faire subitement perdre son sang froid. Il y a simplement été questionné sur son travail concernant les attentats du 11 septembre 2001 et sur son parcours militant depuis lors ; et si une bombe a touché l’antenne émettrice à peu près dans le même créneau (sans empêcher in fine le déroulement et la diffusion de l’émission), il peut s’agir d’un hasard.
Ce détournement de cette émission a suscité l’indignation de M. Chaouachi dans un article intitulé « l’effroyable imposture libyenne de Thierry Meyssan, fossoyeur de l’anti impérialisme » : « Un académicien étasunien alors présent en Libye a vu Meyssan à l’œuvre dans le même hôtel de Tripoli où il élaborait ses fictions durant l’été 2011. Peu de gens ont suivi le passage de Meyssan à la télévision libyenne (émission du Dr Yousif Shakir) au cours de laquelle, entre autres mensonges et occultations, le réseau Voltaire ne fut étrangement pas mentionné ni ce que son président avait publié sur Gaddafi au printemps. Le Dr Shakir, visiblement peu francophone, l’avait invité, en ignorant tout de ses articles sur le lien imaginé entre Mouammar Al-Gaddafi et Israël. » Et M. Chaouachi précise ailleurs : « L’un des fonctionnaires libyens chargés du dossier de Meyssan (le Dr Shakir, qui l’a invité à la télévision par ailleurs) nous a personnellement confirmé par téléphone et depuis Damas combien il regrettait son « impair ». »
Comme je finalise la première partie de cet article, M. Chaouachi m’apporte la précision éclairante suivante : « L’OTAN voulait faire taire les journalistes comme le Dr Shakir et son collègue (j’ai oublié son nom) qui animaient tous les soirs et jusque tard dans la nuit, une émission (« ‘Asham al-Watan ») qui couvrait les événements (et dans laquelle l’imposteur a été invité –simplement pour le prestige d’être « français »- de manière tout à fait banale, comme si rien ne s’était passé). A un moment donné, quand il y a eu le bombardement (ce n’était pas le même jour, je crois), on a vu le Dr Shakir baisser la tête en raison du choc qui a fait trembler les murs du studio – et commenter le fait que l’OTAN avait visé la télévision. Quand Thierry Meyssan est passé, je ne me souviens pas de quoi que ce soit de ce genre. Il a dû passer un peu avant ou après. Il a dû jouer sur les dates pour faire croire que l’OTAN le visait, lui qui n’avait absolument rien à dire de toute façon.… Par contre, l’OTAN voulait faire taire des gens comme le Dr Shakir et son collègue (*) et une autre femme journaliste, unique au monde, comme Hala Misrati (bien regarder la photo pour voir comment, en direct, elle entendait accueillir les mercenaires de l’OTAN quand, en cette fin du mois d’août, ils forçaient les portes au rez-de-chaussée des studios.
(*) Note : car ces journalistes galvanisaient le peuple libyen. Ils parlaient exactement comme Gaddafi, qu’un général du Pentagone qualifia, pour cette raison (ce discours émis dans la clandestinité et retransmis par la Télévision de la Jamahiriya au début puis, par d’autres relais, par la suite), de « véritable bombe atomique ») »
Dans son livre, six ans plus tard, Meyssan diffamera Youssef Shakir en le présentant, a-t-on pu lire, comme « ancien membre d’al Qaida ». Les protestations ultérieures de M. Shakir contre Meyssan ne sont sans doute pas étrangères à cette ligne perfide et imaginaire que ce dernier a tenu à ajouter à son CV.
Une dernière remarque sur cette histoire d’émission détournée : elle a eu lieu le 27 juin, peu de jours après l’arrivée de Meyssan en Libye. Or le premier épisode qu’il raconte dans son livre, concernant sa prise de contact (imaginaire) avec les autorités libyennes au plus haut niveau, les doutes de Senoussi à son endroit suite à la remise d’un rapport, son entrée au gouvernement libyen à la demande de Kadhafi, ne peut avoir eu lieu que le 3 août au plus tôt. Ce qui veut dire qu’au lieu d’adopter pédagogiquement dans son récit une démarche chronologique, en commençant par cet épisode de bombardement du 27 juin, il a préféré commencer par une séquence comprenant la date du 3 août sans la préciser dans son livre. Là encore, voilà qui n’est pas très net en termes de méthode.
Une réunion de l’OTAN à Naples
Dans les pages 51 à 53, Meyssan consacre une place considérable à une réunion secrète de l’OTAN à Naples : « Une réunion secrète est organisée au Joint Force Command de Naples par l’OTAN. La France y est représentée par son ministres des affaires étrangères Alain Juppé, et non pas par son ministre de la Défense, Gérard Longuet, qui est opposé à la guerre. » Suivent 8 lignes dans lesquelles Meyssan rappelle les ennuis judiciaires passés de Juppé, l’un de ses punching-balls, et les condamnations clémentes dont il a écopé, le poussant à se réfugier en quelque sorte au Canada où il devient néoconservateur par ambition. Puis Meyssan revient à la réunion secrète : « Interrogé sur sa présence à la réunion de Naples, le cabinet d’Alain Juppé répondra qu’il n’a pu s’y rendre car il était en vacances à cette date. »
Jusqu’à présent on ne voit pas bien ce qui a pu se passer lors de cette réunion, dont Meyssan ne donne pas la date, même s’il parle plus loin de « cette » date ; et puisqu’il ne précise pas qui a appelé le cabinet du ministre, ni quand, il est impossible de tracer cette information.
Suit un paragraphe d’une quinzaine de lignes dans lequel Meyssan explique comment la France a choisi deux généraux libyens retournés censés « constituer l’armée de libération nationale ». Il développe principalement la biographie de l’un d’entre eux, Abdelfatah Younès, en racontant par le détail son assassinat horrible par al Qaida, lequel a rendu caduc – en tous cas c’est ce que l’on doit comprendre – le plan made in France de renversement de la Jamahiriya.
Aucun rapport avec la réunion de Naples à laquelle Meyssan revient sans transition : « Juste avant le début de la réunion de Naples, un négociateur secrètement dépêché par Nicolas Sarkozy quitte Tripoli en hors-bord. La décision a déjà été prise d’en finir. » 12 lignes suivent qui permettent de donner la température, très va-t-en-guerre, de l’assemblée nationale française de l’époque.
Meyssan revient alors de façon très bizarre, en termes de méthode, à la réunion secrète : « Formant une conjuration, il [Washington], réunit un « Comité de Défense » secret à Naples. Seuls les états les plus proches sont invités (la France, l’Italie, le RU, la Turquie), et quelques amis de la région (l’AS, Israël, le Qatar). Ensemble, ils définissent la manière dont ils vont utiliser les moyens de l’OTAN et placer le conseil atlantique devant le fait accompli ».
La raison principale de l’évocation de cette réunion secrète par Meyssan, en cette circonstance et de cette façon là, est sans doute la suivante : « Le relevé des décisions de cette réunion précise les cibles de chaque unité. Parmi elles, des Forces spéciales françaises reçoivent l’ordre de m’éliminer. Des avis de recherche – concernant une quinzaine de Libyens et moi – sont d’ailleurs distribués dans Tripoli au lendemain de sa chute. »
Et voilà ! Finalement la seule information concrète que l’on apprend concernant cette fameuse réunion secrète au QG de l’OTAN à Naples, c’est qu’en cette occasion fut prise la décision d’éliminer Meyssan (avec 15 autres « Libyens », qui sont-ils ? Et pourquoi lui et personne d’autre dans le camp « occidental » ?) ; et, de nouveau, comme nous ne disposons pas du relevé de décisions, et ne savons pas comment Meyssan y a eu accès, nous sommes tenus de le croire sur parole.
Dans la mesure où Meyssan à partir de là ne parlera plus jamais de cette réunion secrète, on est amené à supposer qu’il a inventé cette histoire pour donner du crédit au contrat dont il prétend avoir été la cible. Je me souviens bien qu’à l’époque l’affaire fit grand bruit pendant une semaine, dans les rangs de la réinfosphère : Meyssan à Tripoli aurait disparu et risquait à tout moment d’être assassiné. Nous étions suspendus aux réseaux sociaux dans l’espoir d’un dénouement heureux. Quelques jours après Meyssan refaisait surface, déclarant qu’il avait échappé de justesse à la mort.
Du reste, ces menaces n’étaient peut-être pas si graves que cela : alors que des tracts ont été distribués dans tout Tripoli appelant à son élimination, décidée par l’OTAN au plus haut niveau, Meyssan nous explique : « Alors que la défaite est certaine, les Kadhafi fuient à Syrte. Pour ma part, je retrouverai d’abord les gardiens de la révolution que la République Islamique d’Iran a envoyés pour me sauver, puis je fuirai vers Malte à bord d’un petit cargo affrété par la Tchéquie et l’Organisation internationale pour les migrations. Avant notre départ, mes compagnons et moi seront fouillés successivement par l’OTAN, par les Senussi, par les frères musulmans, et par al Qaida , Les passagers ont été sélectionnés d’un commun accord entre l’OTAN – qui vient de changer d’avis à mon égard – et les kadhafistes afin que les deux groupes leur laissent traverser les lignes de combat. » Quelle chance, finalement ! L’OTAN, on ne sait pas pourquoi, a « changé d’avis ».
Avançons pour finir l’argument terre à terre suivant : si Meyssan a échappé si souvent à la mort, s’il est une cible prioritaire pour une foule d’acteurs infiniment pervers, dangereux et déterminés, alors comment se fait-il que son plus proche associé, autoproclamé « bras-droit », Alain Benajam, ait pu vivre pendant 15 ans en France, et y poursuivre une activité militante active et diversifiée sur tous les sujets sensibles traités par son chef sans être jamais inquiété d’une façon ou d’une autre une seule seconde ?
Conclusion
Je ne saurais trouver formule plus précise pour caractériser l’imposture libyenne de Thierry Meyssan que celle que j’ai employée pour son explication des attentats du 13 novembre 2015, en la paraphrasant à peine : nous pouvons conclure que dans ces pages 46 à 54 de Sous nos yeux, Meyssan s’est livré à une opération d’enfumage, dont le but était de créer pour son compte un rôle extraordinaire que Kadhafi lui-même lui aurait attribué, tout en diffamant gravement ce dernier, ceci afin d’effacer le véritable rôle qui fut le sien sur place : celui d’un espion, dénoncé et identifié comme tel par les services libyens et tenu en conséquence à l’écart jusqu’à la chute de la Jamahiriya libyenne fin août 2011.
Cette fraude infamante pour son auteur est d’autant plus indubitable qu’elle est cohérente avec ses prises de positions avant et après son séjour en Libye, dans sa production d’articles, ses entretiens audiovisuels, et son ouvrage Sous nos yeux, que je détaillerai dans la seconde partie. L’intention de présenter Mouammar Kadhafi comme un complice d’Israël et le commanditaire de l’assassinat de l’imam Moussa Sadr en 1978 constituent les deux leitmotivs de Thierry Meyssan, qu’il ne met en veilleuse que pendant les deux mois de son séjour en Libye de la fin juin à la fin août 2011. Il est également significatif que sa production pendant ces deux mois est émaillée de fraudes de diverses natures.
L’ensemble de la fraude est aggravé par le mobile qui a poussé Meyssan à agir de la sorte : loin de vouloir soutenir la Jamahiriya libyenne et son dirigeant, il s’agissait pour lui de les diffamer afin de réduire la liste de leurs soutiens potentiels, dans le moment le plus périlleux de leur histoire. Cela a partiellement réussi si l’on considère l’intransigeance du Hezbollah et de l’Iran face à Kadhafi et leur exultation quand sa mort a été annoncée, et l’usage que pouvaient en faire les « révolutionnaires » libyens dont beaucoup étaient convaincus qu’il roulait pour Israël. L’usage frauduleux et répété qu’il a fait par la suite sans vergogne de ce rôle extraordinaire que Kadhafi lui aurait confié, afin de passer pour le superhéros de la dissidence, n’est pas non plus la moindre des infamies, et c’est en partie pour cette raison que j’ai jugé de salubrité publique cette démystification de Thierry Meyssan : aujourd’hui il capitalise non seulement sur son rôle dans le dévoilement du 11 septembre (il y aurait beaucoup à dire à ce sujet), mais aussi sur ce rôle de ministre extraordinaire, de Kadhafi dans les dernières heures de la Jamahariya : Meyssan fait son beurre avec la charogne d’un homme qu’il a trahi, tout en se présentant comme son ami proche.
Dans la seconde partie de cet article nous montrerons que l’ensemble des mensonges ici mis en lumière s’inscrivent dans un continuum cohérent de mensonges de même nature proférés par Meyssan régulièrement pendant des années.
François Belliot, juillet 2018
23 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON