Pétrole et géopolitique : un ordre nouveau
Au-delà de 100 dollars le baril, les prix du pétrole avaient atteint il y a quelques mois des niveaux historiquement records en données corrigées des variables inflationnistes ; au-delà de 130 dollars il y a quelques jours, l’impact commence à se faire durement ressentir au niveau global. De plus, un autre événement majeur, à savoir la flambée des prix alimentaires, se superpose depuis quelques mois au renchérissement sans précédent des prix de l’énergie. En fait, les denrées alimentaires, notamment céréalières, ne subissent pas seulement une augmentation notable de leurs prix, mais se font aussi moins abondantes que par le passé eu égard à la limitation de leur exportation par certains pays et par l’accumulation de nombre de stocks individuels en anticipation de prix encore plus élevés...
Pétrole et alimentation diffèrent notablement des autres denrées et matières premières en ce sens qu’ils sont tous deux indispensables au fonctionnement harmonieux de notre société telle que nous la connaissons. L’alimentation est bien évidemment vitale car sa pénurie déclenche aussitôt agitation sociale et instabilité politique alors que l’impact de la pénurie - ou du renchérissement extrême - du pétrole est, lui, moins prompt, mais nettement plus insidieux car toute notre activité humaine, depuis l’agriculture jusqu’au transport et à la vente des denrées alimentaires, est tributaire de l’énergie pétrolière. Ainsi, l’importance du pétrole et de l’alimentation n’est pas uniquement stratégique, mais également géopolitique car, comme aucun Etat ne peut s’en passer, toute flambée du prix ou raréfaction d’une de ces denrées a des répercussions sensibles au sein même de ces Etats, mais également et surtout dans les relations qu’entretiennent ces Etats entre eux. Il est certes possible que leur prix respectif reparte à la baisse car il est incontestable que la dimension spéculative y est non négligeable. Toutefois, il est fort peu probable que ces prix plongent au vu des données incontournables de l’offre et de la demande. Autrement dit, s’il est vrai que les prix pétroliers et alimentaires resteront à leurs niveaux actuels élevés - voire iront encore en s’aggravant - c’est tout notre système géopolitique des relations internationales qui est en voie de bouleversements !
Certes, notre monde a déjà été témoin d’ajustements majeurs depuis 1945, le premier en date étant la guerre froide, témoin d’une course aux armements nucléaires entre les Etats-Unis et l’URSS, à une époque où la quasi-totalité des nations de ce monde devait se définir par rapport à son appartenance à un bloc ou à un autre... jusqu’à l’implosion du bloc communiste qui permit l’émergence d’un nouveau paradigme mettant moins l’accent sur la puissance militaire que sur le développement économique et l’enrichissement des pays de l’Est de l’Europe et, surtout, des "tigres" asiatiques dont la Chine allait se tailler la part du lion.
Richesse et pouvoir étant étroitement imbriqués, notre monde s’installe de nos jours dans un nouveau paradigme où l’équilibre des forces en présence évolue insensiblement, mais assurément, au gré des prix du pétrole ! Effectivement, notre perception était radicalement plus nuancée lorsque ces prix avaient atteint 70 dollars - et que la majorité des observateurs les voyait rebaisser à 50 - que dès lors qu’ils atteignaient 130 dollars, qu’un retour au niveau des 100 n’était pas envisageable et un effondrement à 70 totalement exclu... A 70 dollars le baril - et même à 100 - l’impact géopolitique était d’autant plus circonscrit que la crise alimentaire ne s’était pas encore déclenchée et que ces prix énergétiques élevés étaient considérés comme un "accident " par définition provisoire. A 120 ou à 130 dollars le baril de pétrole, c’est un tout nouvel ordre qui s’installe où les grands gagnants sont bien sûr les pays exportateurs de pétrole à même de décider unilatéralement des quantités de pétrole vendues ainsi que des pays destinataires et bénéficiaires de ces exportations. De fait, c’est bel et bien un ordre nouveau qui voit le jour car ces ventes de pétrole, tout en enrichissant à un rythme sans précédent ces pays exportateurs, leur confèrent également un levier politique gigantesque de par leur capacité à suspendre leurs exportations vers tel pays ou vers telle région du monde.
De surcroît, la nouvelle donne est encore plus subtile car, parmi ces pays exportateurs, ceux qui parviennent à générer des richesses excédant leurs besoins domestiques émergent très nettement du lot avec une aura de quasi-invincibilité ! Ainsi, des pays comme le Venezuela, le Nigéria et l’Indonésie qui bénéficient à coup sûr des prix élevés du pétrole sont néanmoins forcés de déverser toutes leurs recettes à l’interne eu égard à la pauvreté de leur population et au dénuement de leurs infrastructures. Au même moment, l’Arabie saoudite et les pays de sa péninsule, n’ayant besoin de dépenser pour leurs besoins domestiques qu’une quantité infime de leurs recettes, font usage de leurs liquidités gigantesques pour stabiliser leur propre régime politique, influencer la donne régionale ou prendre des participations décisives dans des fleurons de l’économie et de la finance mondiale...
En revanche, les grands perdants sont les pays importateurs de pétrole et tout particulièrement ceux dont l’économie est intimement liée à la production industrielle comme les pays du Sud-Est asiatique et qui en plus sont touchés par la pénurie alimentaire que ceux dont l’activité est surtout basée sur le secteur des services comme les Etats-Unis. De fait, la vulnérabilité américaine aux importations et aux prix pétroliers est moins dramatique que lors de l’embargo de 1973 précisément grâce à la désindustrialisation endémique dont souffre le pays... De plus, les Etats-Unis, qui sont un grand pays exportateur de céréales et de denrées alimentaires (comme le Canada et l’Argentine) profitent de l’escalade de ces prix. Certes, l’économie américaine ralentit-elle du fait de la flambée des prix du pétrole, mais dans une mesure moindre que l’économie japonaise ou sud-coréenne lourdement industrialisées et donc nettement plus tributaires de leurs importations de pétrole.
C’est certainement la Chine, ayant connu une industrialisation éclair, qui est le pays le plus affecté dans une conjoncture aggravée par un effondrement de la consommation américaine et dans un contexte où elle ne peut absolument pas augmenter ses prix ! En fait, le géant chinois se révèle un colosse aux pieds d’argile extrêmement fragilisé par une flambée des prix énergétiques combinée à un environnement domestique tendu par des catastrophes naturelles, des tensions au Tibet et des menaces terroristes contre les Jeux olympiques... D’ores et déjà échaudés par des pénuries épisodiques de carburant diesel, les autorités chinoises sont conscientes qu’un ralentissement des exportations provoquera des licenciements avec, à la clé, une vague de mécontentement populaire et d’agitation sociale. Certes, elles imposent pour le moment un plafond aux prix à la pompe tout en accordant des subventions aux compagnies pétrolières nationales qui protestent néanmoins vigoureusement au vu de leurs marges bénéficiaires amoindries. Cependant, l’alternative, qui est de refléter les prix du pétrole sur le consommateur et sur l’industrie, n’est guère plus réjouissante au vu des conséquences dramatiques tant sur la consommation intérieure que sur la réduction drastique des marges des exportateurs. Confrontée à un tel dilemme, la Chine - comme du reste les autres pays de la région - pourrait voir ses réserves massives fondre comme neige au soleil et assister par la même occasion à la déconfiture de son système bancaire et financier déjà fragilisé par des prêts subprimes accordés localement. De plus, la Chine pourrait se retrouver fragilisée et isolée en Asie centrale, où elle a effectué ces dernières années de lourds investissements en matière énergétique, par une Russie qui monte en puissance et qui est probablement un des tout grands gagnants de la hausse des prix de l’énergie.
La Russie, qui est exportatrice de pétrole et de gaz, pourrait également vendre à l’étranger des denrées céréalières si leurs tarifs persistaient à être élevés. En fait, la Russie a mené une politique intelligente consistant en l’accumulation d’immenses réserves en devises et en une prise de participation substantielle dans des entreprises étrangères, notamment européennes. Ainsi, la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie va-t-elle en s’accroissant du fait des exportations russes de gaz, mais également grâce à un levier russe grandissant à travers des entreprises européennes-clés. Du reste, les Européens, parfaitement conscients de cette situation, font tout pour ménager, voire s’attirer les faveurs, de ce pays.
Utiliser cette puissance de feu monétaire à des fins géopolitiques est précisément ce qu’entreprend aussi l’Arabie saoudite et ses alter ego arabes dont la préoccupation primordiale est la stabilisation de la région et le bon fonctionnement du détroit d’Ormuz, vital pour eux. Voilà pourquoi l’Arabie, qui n’a pas souffert lorsque le pétrole était nettement moins cher et qui a parachevé la consolidation de son système financier, soutient activement deniers à l’appui les sunnites d’Irak dans leur lutte contre Al-Qaïda, le dialogue des communautés au Liban, les négociations israélo-syriennes tout en permettant aux chiites dans son propre pays de participer à la richesse nationale dans le but manifeste de couper l’herbe sous les pieds à l’Iran chiite...
De fait, en dépit d’être le cinquième pays exportateur de brut au monde, l’Iran, qui souffre cruellement d’un sous-investissement chronique (depuis trente ans) dans ses infrastructures, est réduit à importer massivement - 40 % de sa consommation - d’essence de l’étranger, faisant de lui le second importateur d’essence au monde ! Cette nouvelle donne d’un pétrole à 130 dollars voit donc les pays sunnites fortunés inonder la région de liquidités afin de contrebalancer l’influence nauséabonde d’un Iran empêtré dans ses problèmes structurels et dans sa lutte de clans. Il n’est pas jusqu’aux factions iraquiennes sunnites et chiites - pourtant ennemies héréditaires - qui ne se persuadent qu’il vaut mieux faire une trêve afin de profiter de la manne pétrolière...
Le pétrole, qui était la cause principale de la guerre en Irak et donc de la montée en puissance de l’Iran, sera-t-il également la raison de la stabilisation - voire de la pacification - de l’Irak ? L’Arabie saoudite et ses acolytes sunnites ont tous les moyens d’acheter cette paix, l’Iran quant à elle souhaiterait participer à la renaissance de l’industrie pétrolière Iraquienne. Une dynamique nouvelle semble progressivement s’installer au Moyen-Orient du fait de la flambée des prix de l’énergie, flambée qui semble sur le point de changer l’ordre des priorités des intervenants concernés, voire des belligérants ! Ainsi, Al-Qaïda ou le Hezbollah en deviendraient secondaires, voire inutiles.
On n’en est certes pas encore à ce stade, mais qui dit que le pétrole à 130 dollars n’a que des effets désastreux ?
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