Propagande et censure
Ici, je vous l’ai toujours dit et répété, n’en déplaise à certains : cette guerre irakienne commencée sur des mensonges n’a jamais été expliquée aux gens autrement que par des mensonges. Il est loin le temps des correspondants de guerre grâce à qui on savait ce qui se passait ou se tramait réellement. Tout le monde se souvient de cette couverture de Larry Burrows de Life qui a tant fait pour faire prendre conscience au Américains et au monde entier du conflit vietnamien. Tout le monde se souvient aussi de Griffiths. Durant les premiers mois de cette guerre sans nom, les journalistes sélectionnés, les "embedded" ont seuls eu le droit de nous apporter leurs témoignages sur le conflit. Et nous n’avions su qu’après les exactions commises, par la bande, par des images volées. Cela n’a pas changé depuis : toutes les images qui sortent d’Irak sont contrôlées par le service de presse des armées américaines. Pour savoir ce qui se passe, il faut attendre d’autres sources. C’est ainsi que nous avons fini par savoir à peu près comment l’armée américaine est venue à bout du quartier de Falloujah qui lui avait toujours résisté. Chose insupportable pour la hiérarchie militaire, imbue d’elle-même et de sa technologie, qui, justement, là, ne servait à rien ou presque dans ces combats de quartier qu’elle n’avait pas préparés. Montrer qu’on lui résistait était impensable : pas une image ne devait sortir de Falloujah autre que celle visionnée par les militaires américains. On est en train en ce moment de crier au loup avec les Chinois et leur façon lamentable de gérer la couverture des jeux Olympiques, on n’a pas beaucoup entendu de gémissements lors des massacres, à deux reprises, de Falloujah... Les gens ont la mémoire courte : Falloujah ne date que de quatre ans. La durée entre deux Olympiades.
L’horreur à Falloujah a commencé par un lynchage, le 31 mars 2004 : ceux de quatre employés de la firme privée Blackwater, abattus au sortir de leur 4x4 et dont les corps ont été traînés comme à Mogadiscio pour finalement être démantibulés et pendus au pont du quartier où ils sévissaient. Ces images-là, on en dispose : en revanche, nous ne possédons rien ou presque sur les exactions de ces mercenaires, et de leur façon d’entrer dans les maisons en abattant au jugé femme, enfant ou adultes, ou à rentrer du "travail" le soir en tirant des rafales de fusils mitrailleurs sur les passants, ce que d’autres de leurs collègues perpétueront bien après. Sans en être pour autant inquiétés, bénéficiant d’une totale immunité accordée par le gouvernement croupion irakien. Les quatre écorchés de Falloujah vont être utilisés à des fins de propagande pour faire accepter à l’opinion américaine l’écrasement systématique en représailles du quartier grand comme une ville moyenne, étendue sur 10,5 km2 et comprenant plus de 50 000 bâtiments. Nous avons récemment évoqué les drames d’Oradour et de Maillé, et nous n’hésitons pas à dire aujourd’hui qu’à Falloujah on a fait de même, l’armement moderne en plus. Et qu’il faudra bien qu’un jour ou l’autre des responsables soient jugés pour cette sauvagerie. Chaque maison en effet étant l’objet d’exactions systématiques. On trouvera difficilement sur le net le récit en image de ce véritable génocide : photos de familles ensanglantées et surtout de chefs de famille abattus par une balle dans la tête en plein sommeil, ou sous l’effet de gaz innervants, la grande spécialité des mercenaires de Blackwater, chose interdite par les règles élémentaires de guerre. Rien sur l’aspect des corps dans certains quartiers, passés à la bombe larguée de Tomcat ou de Hornet, ou écrasés sous les murs abattus à coup de canon de char Abrams. Rien sur les explosions sourdes, les nuages blancs et les brûlures très particulières, la peau et les chairs fondues : celle que produit le phosphore blanc, également interdit par les conventions de Genève. Montrer ces photos, c’est accuser l’armée américaine de se comporter en sauvage sans âme. Des corps noirs de geai, des peaux en lambeaux, des chairs fondues sous des vêtements intacts, etc. Le siège de Falloujah durera tout le mois d’avril 2004. Les insurgés résisteront maison par maison, luttant à la Kalachnikov contre des moyens démesurés. Des tireurs d’élite vont s’illustrer des deux côtés, certains Irakiens bloquant la progression d’un groupe complet toute une journée avec une seule arme de précision. Qu’on ne s’étonne pas de trouver des martyrs après chez ceux qui l’ont vu faire. L’opération Vigilant Resolve va provoquer la mort de 800 personnes, officiellement, et en déplacer 70 000... les femmes, les vieillards et les enfants, expulsés avant l’assaut. Des chefs de famille restés seulement pour garder leurs biens seront froidement abattus dans leur maison. Des civils avec des drapeaux blancs idem : "In an article in the Guardian, Jamail noted that refugees from Fallujah told him that "civilians carrying white flags were gunned down by American soldiers. Corpses were tied to US tanks and paraded around like trophies." (Jonathan Steele and Dahr Jamail, ’This is our Guernica,’ The Guardian, April 27, 2005)". En mai, une sorte d’armistice est conclu : l’armée américaine n’est pas venue à bout de toutes les poches de résistance, mais décide de se retirer, faute de moyens efficaces contre ce qui est bien une insurrection.
La guérilla s’intensifiant dans Bagdad même, décision est prise en novembre 2004 de réattaquer Falloujah, berceau du Baassisme et des supporters de Saddam. On bombarde à nouveau, et au phosphore toujours, ou par bombes à fragmentations, qui vont être déversées par centaines, les américains ne faisant pas la guerre, mais écoulant des stocks de guerre. Chacune contenant plusieurs centaines de sous-munitions explosives. Et puisqu’on s’enfonce dans un nouveau Vietnam, on ressortira les bons vieux mélanges qui collent à la peau : le napalm sera utilisé également. ’We napalmed both those bridge approaches,’ said Colonel James Alles, commander of Marine Air Group 11."’Unfortunately there were people there... you could see them in the cockpit video. They were Iraqi soldiers. It’s no great way to die. The generals love napalm. It has a big psychological effect.’" (Buncombe, ’US admits it used napalm bombs in Iraq,’ Independent on Sunday, August 10, 2003). Les célèbres bombes MK77 ("napalm canister munition") sont de retour, et on évoque aussi l’usage de gaz toxiques. Les américains seront fiers d’exhiber la pendaison de celui qui a osé gazer sa propre population quelques mois seulement après avoir utilisé des moyens similaires dans son pays ."Some artillery guns fired white phosphorous rounds that create a screen of fire that cannot be extinguished with water. Insurgents reported being attacked with a substance that melted their skin." (Jackie Spinner, Karl Vick and Omar Fekeiki, ’U.S. Forces Battle Into Heart of Fallujah,’ Washington Post, November 10, 2004). Les drones aussi sont mis à l’œuvre dans cette foire à l’armement : les Pioneers, dont les opérateurs sont tranquillement sur une base voisine. De tout cela, nous ne verrons rien d’autre que les communiqués de la progression de la lutte sur les chaînes télévisées : sur de grands écrans, une image satellite de Falloujah ou une prise d’un RF-18, avec un beau nuage cachant la moitié de la ville de Bagdad. Une animation à la Powerpoint, et le tour est joué : le nettoyage en cours est d’une propreté sans égale... On ne voit pas un seul corps sur les 4 ou 5 000 qui resteront sur place, et pas un seul cadavre de Marines, sur les 106 tués de l’offensive. Il faudra attendre un reportage courageux de journalistes italiens et italiennes du 8 novembre 2005 de Sigfrido Ranucci et Maurizio Torrealta pour qu’on puisse se faire une petite idée de ce qu’on y a commis. "... was told grisly accounts of Iraqi mothers killed in front of their sons, brothers in front of sisters, all at the hands of American soldiers. He also heard allegations of wholesale rape of civilians, by both American and Iraqi troops. Manning said he heard numerous reports of the second siege of Falluja [November 2004] that described American forces deploying - in violation of international treaties - napalm, chemical weapons, phosphorous bombs, and ’bunker-busting’ shells laced with depleted uranium. Use of any of these against civilians is a violation of international law."(Nick Welsh, ’Diving into Fallujah,’ Santa Barbara Independent, March 17, 2005)". Epouvantable. Honteux, à vomir. Des images insoutenables, interdites de diffusion sur toutes les chaînes américaines : les montrer eût été un crime là-bas. Celui de la vérité qui, dans un pays qui a élevé le mensonge d’Etat à un stade encore jamais vu, est tout simplement impensable. La propagande parle par euphémismes : "terrain stabilisé", "insurgés refoulés à la périphérie", "contrôle de la zone", "très peu de pertes"... Les images réelles, celles des massacres, elles... sont invisibles.
En septembre 2005, le Washington Post reçoit pourtant une lettre : celle d’un soldat, Jimmy Massey, qui confirme point par point le contenu du documentaire italien. Expliquant qu’il savait que napalm et phosphore blanc étaient interdits, mais que "nos supérieurs nous avaient dit que, comme on luttait contre des « terroristes », la convention de Genève n’y avait pas d’application ». C’était la confirmation attendue du principe de la "guerre au terrorisme" qui masque toutes les exactions imaginables : le phosphore, les prisonniers détenus six ans et relâchés sans aucune condamnation, les interrogatoires sous torture et les mensonges à l’ONU. Jusqu’aux exécutions sommaires : "I saw in Falluja with own eyes a family that had been shot by U.S. soldiers : The father was in his mid-fifties, his three children between ten and twelve years old. In the refugee camp a teacher told me she had been preparing a meal, when soldiers stormed their dwelling in Falluja. Without preliminary warning they shot her father, her husband and her brother. Then they went right out. From fear the woman remained in the house with the dead bodies. In the evening other soldiers came, who took her and her children and brought them out of the city. Those are only two of many tragedies in Falluja." (International Action Center, ’Fallujah was wiped out,’ www.iacenter.org/jc_falluja.htm). Le massacre d’Haditha, qui au final ne verra aucun militaire condamné, est représentatif de ces massacres autorisés. Une "guerre au terrorisme" qui n’est que l’expression militaire d’un régime qui a déjà quitté depuis bien longtemps le domaine des droits de l’homme. Un guerre au terrorisme entretenue de toutes pièces pour justifier ces comportements inhumains. Une guerre au terrorisme qui ne sert à rien... sinon qu’à fabriquer des armées entières de kamikazes à qui on a montré le corps fondu au phosphore d’un enfant de la famille. Une guerre au terrorisme qui vient enfin d’être dénoncée par des responsables d’un groupe de réflexion de la Rand Corp, travaillant pour le Pentagone, qui en concluent que ce n’est certainement pas la méthode à utiliser... car elle ne sert strictement à rien. Un seul exemple résume l’incompréhension qui a prévalu jusqu’ici : "par exemple, le groupe estime que les fatwas émises par le Conseil des Oulemas en Afghanistan clamant que les kamikazes n’auraient ni vierges, ni vie éternelle, ont été bien plus efficaces que les tonnes de tracts de propagande largués par l’aviation américaine". La compréhension de l’adversaire, ce ne sont pas les tombereaux de bombes à déverser dessus en croyant que ça suffit à ne pas le voir ressurgir ailleurs : les Guernica par semaine ne servent à RIEN, on vous l’avait pourtant déjà bien dit.
Ne voir que les bonnes photos donc, les "propres" dans cette guerre qui fait suite à celle où on avait réussi à nous vendre comme un paquet de lessive le concept fumeux de "guerre propre". Vous savez, ces fameuses bombes "intelligentes" qui tombent à quelques centimètres seulement de leur cible. Jusqu’au jour ou un F-117 en a largué une qui est entrée pile par l’ouverture d’ un conduit d’aération et s’est retrouvée deux étages plus bas, dans un parking transformé en abri où des dizaines de gosses avaient été mis en sécurité par leurs parents affolés. La bombe en explosant à fait bouillir les réservoirs d’eau qui étaient sur place. On a retrouvé les mêmes effets qu’à Hiroshima : sur des murs, il ne restait que les ombres des occupants. En fait de guerre propre, on a eu droit à un massacre d’innocents de plus, à al-Amiriya. Et au "yippee" enregistré par le pilote pour son tir "parfait" dans son horreur et son absurdité, 408 morts, dont plus de la moitié d’enfants. Les "bonnes" photos donc, et pas toutes les photos. Hier, Zoriah Miller, un des photographes "embedded", a été prié de remettre tous ses objectifs aux militaires américains. Lors d’un attentat survenu le 26 juin dernier, il avait pris en photo les cadavres de trois marines américains déchiquetés par une bombe à Garma, dans la province d’Anbar. Ayant mis ses clichés en ligne, l’armée vient de lui retirer son accréditation et lui interdire à vie de filmer tout événement militaire. La censure, qui a toujours été le bras droit de la propagande, lui est tombée dessus. La même chose était arrivée à son confrère Stefan Zaklin en novembre 2004 : pour avoir photographié un soldat mort... à Fallujah, tué par un insurgé et baignant dans son sang. L’armée américaine ne VEUT pas voir ses soldats morts, et ne souhaite pas qu’on puisse les voir. C’est le traumatisme des images du Vietnam. L’Irak en est un nouveau, mais on ne le montre pas. C’est une politique de l’autruche caractérisée. Aux Etats-Unis, en 2008, on gère les images de guerre comme au bon temps du Dr Goebbels. L’homme qui aurait très bien pu faire le même discours que Colin Powell à l’ONU. N’avait-il pas dit un jour "mentez, mentez, il en restera bien quelque chose"... Officiellement, le général Petraeus annonce que "la paix revient". "The fact that the levels of violence have come down so significantly and stayed down now for some two-and-a-half months … indicates there is a degree of durability..." Le même jour, des explosions produisaient 56 morts dans des attentats ! Nous emprunterons donc aux nouveaux Griffiths l’illustration principale de notre propos du jour, pour montrer que la propagande a assez sévi en ce qui concerne le conflit irakien, et qu’il serait temps pour certains d’ouvrir les yeux. L’image est signée Chris Hondros, qui a été muté de division après avoir pris ce poignant cliché d’une enfant terrorisée et portant encore sur elle le sang de ses parents abattus. L’image de l’horreur et du mépris pour les populations, l’image d’une défaite morale.
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