Rohingyas : Les oubliés du Myanmar
Minorité la plus persécutée au monde d’après l’Onu, les Rohingyas, habitants de l’Etat d’Arakan au Myanmar (Birmanie actuelle), sont totalement ignorés de la communauté internationale. Apatrides depuis 31 ans, ils subissent quotidiennement des violences et des lynchages exercés par une partie de la population bouddhiste et des autorités birmanes. Alors que les heurts intercommunautaires secouent le centre du pays, retour sur ce peuple persécuté depuis plusieurs siècles.
Le 26 février dernier, à 25 kilomètres au nord de l’Indonésie, 121 personnes ont été retrouvées par des pêcheurs sur une embarcation de fortune dérivant au large. Ces “boat people” fuyaient le Myanmar, où les persécutions sont quotidiennes. Parmi elles, des femmes et des enfants déshydratés, quasiment morts de faim. Ce fait s’ajoute à la longue liste d’immigrants Rohingyas ayant déjà entrepris ce périlleux trajet (Au moins 7000 personnes pour les deux premiers mois de l’année 2013, selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés [1]).
Malheureusement, cet événement est dans la continuité de ce qu’a subi le peuple Rohingyas au cours des siècles par les différentes puissances dirigeantes de ce qu’est l’actuelle Birmanie.
Odyssée d’un peuple déchu
Pour déchiffrer la situation actuelle, un retour à l’histoire s’impose.
Convertis à l’Islam au XVème siècle, les Rohingyas subissent de nombreuses persécutions perpétrées par les Portugais, adeptes du Mercantilisme, et par les Birmans, récents conquérants de l’Etat Môn, une province au sud de l’actuelle Birmanie.
En 1785, on relate une attaque de 30 000 soldats birmans sur les rohingyas [2], qui entraîna une violente dérive esclavagiste, des lynchages, l’immolation par le feu de plusieurs centaines de personnes, et le parcage en enclos de milliers d’hommes. Cela dans un but précis, éteindre la flamme de la résistance Rohingya. Et, bien entendu, sous le regard complaisant de la Monarchie Birmane.
Il fallut attendre le début du XIXème siècle, vers 1825, pour que l’occupation Britannique offre en bonne “philanthrope” colonialiste une certaine liberté intellectuelle et politique à ce peuple opprimé, dont ils purent relativement jouir, à l’égal des quelques autres populations minoritaires acceptées. Cependant, dans les années 1940, leur fidélité aux britanniques entraîna des exactions manu militari de la part des Birmans et des Japonais, conduisant aux massacres, aux viols et à la torture de milliers de personnes. Un bilan de 100 000 morts fut avancé dès 1942 [3].
S’ensuivit l’annexion de l’Arakan par la Birmanie en 1948. Les Rohingyas durent alors subir le rejet et les violences des populations principalement bouddhistes. Ironie du sort quand l’on sait que les cinq préceptes - communs à tous les bouddhistes, laïcs et moines, de toutes traditions - prônent entre autres la non-violence et la maîtrise des sens.
Mais comme dans beaucoup de conflits inter-ethniques, certains chefs religieux utilisent leur influence sur une grande partie de la population pour attiser les haines et les tensions. Cela se fait par la publication de livres xénophobes et ultra-nationalistes, ou par la stigmatisation dans les discours adressés aux croyants. Par exemple, le moine en chef du monastère Than Phyu utilise l'appellation péjorative “Kular”, qui signifie “noir de peau”, pour qualifier la minorité Rohingya [4].
Plus tard, en 1962, avec l’arrivée au pouvoir de Ne Win grâce à un coup d’Etat et la mise en place de la dictature militaire, les vagues d’immigrations s’intensifièrent vers le Bangladesh. En 1978, d’après le chercheur Nicholas Van Hear, 200 000 personnes fuirent un recensement visant à établir la liste des nationalités du pays. Plus tard, en 1991, ce fut un second exode d’au moins 250 000 rohingyas qui se déclencha, ceux-ci cherchant à échapper au travail forcé imposé par le pouvoir militaire [5].
Il faut dire qu’en 1982, la junte de Ne Win décréta une loi sur la citoyenneté privant les Rohingyas de leur nationalité birmane, alors qu’en même temps 135 ethnies minoritaires furent reconnues officiellement par l’Etat. En faisant d’eux des apatrides, et en leur enlevant la liberté de circulation, le pouvoir militaire facilita l’application du travail forcé et la ségrégation.
Selon Amesty International, cette loi de 1982 relative à la citoyenneté est utilisée pour priver les Rohingyas et les membres d'autres minorités ethniques de leurs droits fondamentaux [6].
Depuis cette loi, les violences entres les différentes communautés se sont accrues, avec le soutien des forces militaires du pouvoir, pourtant officiellement en plein processus de démocratisation. Les récents affrontements entre Bouddhistes et Rohingyas et les vagues de migrants illustrent l’urgence de cette crise. Livrés à la famine, à la violence des autorités, à la précarité, au trafic d'esclaves [7], ils subissent également une haine raciale et religieuse que l’on retrouve même chez les dissidents du pouvoir. Et aussi, bien entendu, dans les grands médias birmans.
Une “démocratisation” à deux visages
Et concernant la grande presse birmane, il n’y a pas à chercher loin pour se rendre compte qu’ils sont majoritairement haineux à l’encontre des Rohingyas.
Par exemple, U Win Tin, journaliste proche d’Aung San Suu Kyi et personnalité importante du fameux “processus de démocratisation” tient des propos relativement angoissants. Celui-ci déclare, dans un reportage de Cyril Payen datant de 2011 : “Ils parlent une langue qui n'est pas la nôtre, ils appartiennent à une race qui n'est pas non plus la nôtre. Même leur visage n'a rien à voir avec le nôtre, et en plus ils pratiquent une religion différente. Donc la solution, même provisoirement, c'est de mettre les Rohingyas dans des camps dans tout l'Arakan”. Quand on voit les conditions de vie dans les camps au Bangladesh, on se demande comment un homme de cette éminence peut en arriver à des propos aussi ségrégationnistes et violents [8].
Plus inquiétant encore est le discours de Way Phyo, journaliste chez Eleven Media [9], le numéro 1 de l’actualité nationale Birmane censé représenter “l’avenir médiatique” du pays : “Et vous savez, la vérité, c’est que ce sont ces Rohingyas qui ont eux même mis le feu à leurs maisons avant de s’enfuir pour que l’incendie se propage, et que les maisons bouddhistes flambent elles aussi !”. Des paroles stigmatisantes, et largement contredites par Human Right Watch [10]. Si un média populaire au Myanmar répand des idées pleines de haine comme celle-ci, on comprend pourquoi le sort des Rohingyas importe peu à la majorité de la population.
Ce même journaliste déclare aussi : “Vous les médias étrangers, nous n’arrêtez pas de répéter que les bouddhistes ont lynché une dizaine de Rohingyas qui étaient dans un bus. Mais vous n’expliquez jamais la vraie cause de toute cette violence : Ce sont les Rohingyas qui ont commencé. Ils ont violé une bouddhiste tout de même !”. Il fait ici référence à un fait divers tragique, le viol et le meurtre d’une femme bouddhiste, attribués à des Rohingyas. L’amalgame est facile pour justifier le massacre de dix personnes innocentes, si on assimile la minorité musulmane à des violeurs et des meurtriers [11].
Cependant, des voix se font entendre contre cette politique d’apartheid, en marge de l’opinion publique. C’est le cas de U Gambira, l'un des membres fondateurs de l'Union des Moines de Birmanie, et opposant farouche à la junte militaire. Dans le reportage de Cyril Payen, il témoigne : “Il est clair que le gouvernement est derrière tous ces troubles, il divise pour mieux régner comme d'habitude, c'est la stratégie du pouvoir pour contenir notre démocratie naissante”.
Ainsi, d’après Gambira, le renouveau démocratique serait entaché par une politique attisant les conflits ethniques pour protéger ses intérêts. Ce n’est pas quelque chose d’étonnant, quand on voit comment le gouvernement cherche à se racheter une conduite à l’échelle internationale, alors que les pouvoirs politiques appartiennent toujours à l’élite de l’ancienne junte militaire.
On peut s’interroger sur la motivation de ce “renouveau démocratique”. Ne serait-ce pas finalement la levée des sanctions économiques, et donc l’obtention d’aides du FMI ou de la Banque Mondiale s’accompagnant d’une possible libéralisation des structures publiques, au profit (comme toujours) des entreprises étrangères ? Au regard des pays ayant suivi ce chemin, on peut difficilement rêver à une amélioration des conditions de vie des birmans, et encore moins des Rohingyas, dont le sort n'intéresse pas vraiment les investisseurs.
Pour David Mathieson, chercheur spécialiste de la Birmanie chez Human Right Watch : “Comme l'appareil de sécurité et les lois qui le légitiment restent en place, le régime peut faire machine arrière [Dans le processus de démocratisation] quand bon lui semble”.
La répression est toujours en place, les pouvoirs sont les mêmes. Et maintenant, les grandes firmes s'intéressent de près aux ressources du pays [12]. Est-il excessif, au regard de la situation diplomatique de la Birmanie, de s’inquiéter du sort de la population, et surtout de celui des minorités ?
Une indifférence imbibée de sang
La plus connue des dissidentes, Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix en 1991 et figure de l’opposition à la junte militaire, était un véritable espoir pour la population Rohingya. Son statut international lui conférant une audience diplomatique importante, on aurait pu s'attendre à ce qu'elle s’élève contre les traitements que font subir les pouvoirs à la minorité musulmane.
Cependant, dans une interview rapportée par Sophie Ansel dans l’ouvrage “Nous les Innommables” (un livre traitant de l’exil de Habiburahman, un réfugié rohingya également co-auteur), à la question ”Les rohingyas peuvent-ils être considérés comme des birmans ?” la secrétaire générale de la LND (National League for Democracy) a répondu un timide “Je ne sais pas” [13].
La peur de perdre son électorat a eu raison de l’espoir que nourrissaient des centaines de familles autour du “papillon de fer” Suu Kyi. Et malheureusement, c’est cette stagnation politique qui risque de sonner le glas pour le peuple Rohingya.
La fin de la résidence surveillée, imposée à Aung San Suu Kyi en 1990 après le refus de sa victoire aux législatives, aurait dû lui permettre de parler des conflits sanglants qui ébranlent la Birmanie, et de faire entendre la voix de ces centaines de milliers d’opprimés. Ce n’est pas faute d’audience pourtant, vu le nombre de médias et de sommets internationaux l’ayant conviée depuis sa libération. Même François Hollande l’a invitée 3 jours en France, au mois de juin dernier. Un séjour d'ailleurs largement couvert par la presse française, sans une ligne sur les positions ambiguës de “la dame de Rangoon” concernant la question des rohingyas.
Dès lors, que peut-on espérer pour les Rohingyas à l’heure actuelle ? Il semble qu’à court terme, la solution ne viendra pas du gouvernement. La reconnaissance de la minorité (comme faisant officiellement partie des populations birmanes) n’est pas à l’ordre du jour, et la répression policière arbitraire n’arrange en rien l’image qu’ont les Rohingyas des dirigeants du pays. Dans les camps de réfugiés, certains hommes n’ayant plus grand chose à perdre appellent à l’aide militaire de la communauté internationale pour pouvoir défendre leurs terres perdues.
Les Rohingyas, que quelques-uns appellent d’ores et déjà “les Palestiniens de l’Asie”, vont-ils subir encore longtemps l’acharnement, l’expropriation, les camps, le racisme et les violences d’un pouvoir pernicieux qui attise les haines raciales et religieuses ?
Et si ce peuple n’existe pas légalement sur ses propres terres, il est à craindre qu’il n’existera bientôt plus physiquement, au vu d’une situation de plus en plus violente et non contrôlée dans tout le pays.
Alors qu'au moins un million de Rohingyas continuent de vivre dans des conditions horribles, avec le silence complice de tous les acteurs du pouvoir birman, les affrontements entre bouddhistes et musulmans font rage dans le centre du Myanmar [14].
En effet, d’après le journal Le Monde (22/03), la situation actuelle n’est en aucun cas encline à la paix. Au contraire, de nombreux heurts meurtriers ont éclaté, il y a quelques jours. En cause, à nouveau un fait divers : une dispute entre un vendeur de confession musulmane et des clients bouddhistes à Meiktila, une ville située au centre du pays.
Et ce sont dorénavant les musulmans de tout le Myanmar qui sont la cible des violences, alimentées par des propos nationalistes qualifiés parfois de “néo-nazis” par la presse occidentale. D’après les chiffres récents des Nations-Unies, il y aurait au moins 12 000 personnes déjà déplacées à cause des violences à Meiktila, essentiellement en raison des destructions des quartiers musulmans, se poursuivant à l’heure actuelle. [15]
Sans une forte sensibilisation de l’opinion publique, et sans une réelle condamnation par la communauté internationale et par les grandes institutions comme l’ASEAN, le sort des Rohingyas retombera dans l’oubli dès la fin de l'intérêt médiatique autour du conflit actuel. Et c'est exactement comme ça qu'un génocide est commis, loin de tous les regards.
J.D & A.R pour AgoraVox
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