Sionisme et antisionisme d’hier et d’aujourd’hui
Chaque soubresaut de ce conflit appelé, tour à tour, israélo-arabe, israélo-palestinien ou crise du Proche-Orient, provoque, aux quatre coins de la planète, des vagues d’indignation, des campagnes de solidarité et d’innombrables manifestations et rassemblements. Chacun se doit d’exprimer son soutien, qui pour la cause palestinienne, qui pour légitimer l’énième – et hélas ! assurément pas l’ultime – opération militaire israélienne dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, au sud-Liban ou sur le plateau du Golan. Il faut dire que ce vieux conflit a toujours constitué, et dès avant 1948 – année de la proclamation de l’indépendance de l’État d’Israël et du déclenchement de la première guerre israélo-arabe –, une ligne de clivage intangible. Il a toujours fallu choisir, apporter son soutien – nécessairement inconditionnel et indéfectible – à l’un des deux camps.
Quiconque dénonce la stratégie nihiliste des groupes de résistance armée palestiniens et défend, avec la même énergie, le droit des deux peuples, israélien et palestinien, à vivre en paix et en sécurité, se voit systématiquement qualifié par les défenseurs de la cause palestinienne d’ennemi de l’ensemble de la nation arabe et de la foi musulmane. Il est aussitôt désigné « agent du sionisme ».
Sionisme. Ça y est ! Le mot est lâché, prononcé, écrit. Dans la bouche de ceux qui soutiennent la cause palestinienne, le sionisme est une insulte infâmante. À leurs yeux, le sionisme et la politique actuelle de l’État d’Israël se confondent. Ils affirment que le sionisme légitime et encourage l’occupation de la Cisjordanie et s’oppose à la création d’un État palestinien. Certains prétendent que tous les Juifs sont sionistes et qu’ils œuvrent sournoisement dans l’ombre pour contrôler le monde. D’autres comparent les traitements – par trop souvent inhumains – réservés aux Palestiniens par les autorités israéliennes à ceux qu’infligeaient les nazis aux Juifs. Les défenseurs de l’État d’Israël, quant à eux, droits dans leurs bottes, récusent toute condamnation de la politique de l’État hébreu, aussitôt assimilée à une forme déguisée d’antisémitisme.
Toute réflexion objective et dépassionnée ayant pour sujet le sionisme – terme apparu en Europe au milieu du XIXe – et l’antisionisme – vocable entré en usage bien plus tard – impose d’essayer de comprendre et d’expliciter pourquoi et comment est née, au sein des communautés juives d’Europe, et plus tard du monde entier, cette volonté de retourner en Eretz Israël, la terre d’Israël, la Terre promise du Pentateuque, la Torah, La Loi des Juifs.
La pensée sioniste s’est construite à partir d’un constat : l’impossibilité de l’existence juive dans la Galouth, l’Exil. Partant, vouloir aborder le sionisme nécessite l’évocation de l’antisémitisme et, sa plus ignoble conséquence, la Shoah.
L’Arabe et l’Européen que je suis constate, le cœur plein de peine, que sur les terres des deux contrées que j’aime, celle où je vis et celle où j’ai décidé de vivre, les traitements réservés aux Juifs poussèrent ceux-ci à se sentir étrangers sur le sol qui les avait vus naître.
Je regrette et condamne les nombreux passages explicitement haineux envers les Juifs contenus dans le Coran, considéré parole incréée d’Allah par tous ses fidèles et donc, vérité absolue et éternelle. Partant, il n’est guère surprenant de constater que les sociétés arabo-musulmanes du Maghreb au Levant, de Rabat à Damas, aient toujours été profondément antisémites. Le rejet, les lois d’exception et les persécutions que les Juifs subirent, et continuent de subir, dans les pays où l’islam est religion d’État sont – il faut le dire haut et fort – tout sauf des légendes ou des mythes.
En Europe, ce ne fut guère mieux. Se convertir ou fuir ; la Reconquista et l’Inquisiteur en chef, Torquemada, ne laissèrent aucune autre alternative aux Juifs d’Europe. Certains quittèrent l’Espagne et le Portugal pour l’Afrique du Nord, d’autres devinrent des marranes. Mêmes les apports à l’Humanité d’un Spinoza ne purent empêcher que les Juifs ne fussent les victimes directes ou « collatérales » des différentes guerres et querelles religieuses qui sévissaient à l’époque en Europe.
Aux anathèmes et autres condamnations religieuses s’ajoutèrent, à partir du milieu du XIXe siècle, les persécutions raciales. Au fur et à mesure, les clichés et les propos les plus vils se répandirent tandis que les suspicions et les fausses rumeurs se propagèrent. En Russie, la promulgation, en 1882, de lois délibérément antisémites ne fit qu’accentuer la répression à l’endroit des Juifs. Ceux-ci se virent imposer la vie dans les ghettos ; cependant que les pogroms se multipliaient. En Europe occidentale, des ligues antisémites virent le jour et leurs libelles remportaient de francs succès. En France, l’affaire Dreyfus démontra qu’au pays des droits de l’Homme et des Lumières, un citoyen innocent pouvait être accusé des faits les plus graves et condamné au bagne à perpétuité car sa judaïté faisait de lui un traître en puissance.
Théodore Herzl, un journaliste autrichien, critique littéraire et romancier, un Juif ne parlant pas l’hébreu, un laïc qui refusa de circoncire ses enfants, réunit en 1887, à Bâle (Suisse), des Juifs venus du monder entier. Les participants conclurent peu ou prou de la manière suivante :
« Le Congrès juif de Bâle nous a soumis un compte-rendu exact de la situation de nos frères de par le monde ; en l’étudiant nous avons appris trois choses :
Premièrement, qu’on nous hait partout dans le monde. Deuxièmement, que la situation est si terrible qu’elle ne peut plus continuer comme cela longtemps. Troisièmement, qu’il faut donc chercher une solution, et cette fois-ci, une solution efficace. Et cette solution est une terre, une terre à soi, ce sera l’idéal de tous les Juifs du monde entier. »[1]
La montée du fascisme, l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, les persécutions raciales et le génocide poussèrent de nombreux Juifs d’Europe à quitter leur terre natale. Certains prirent le chemin de la Palestine. Ces derniers, surnommés les Chaloutzim – les pionniers –, étaient convaincus « que la Palestine était le lieu, le seul lieu où les Juifs pourraient échapper à la haine qu’on leur vouait. »[2]
Mais pourquoi donc en Palestine ?
Le sionisme, nous l’avons évoqué précédemment, s’est construit à partir d’un constat : l’impossibilité de l’existence juive hors de la Terre promise par Dieu au peuple juif. La réponse proposée par le sionisme s’appuie sur une idée : tout Juif, quel qu’il soit, où qu’il soit, porte en lui un rêve, l’envie, le projet, le désir d’aller, un jour, s’installer là où, selon la Bible, vivaient ses aïeux ; là-bas, au pays de Sion, l’autre nom de Jérusalem. Aussi, bien qu’il soit un mouvement essentiellement nationaliste et non un courant religieux, le sionisme est intimement lié au judaïsme ; car il s’adresse aux Juifs et aux juifs, individus, peuple, nation et religion à la fois. C’est que « le sionisme et la religion juive sont tous les deux fondés sur le même axiome : les Juifs forment un peuple. »[3]
Partant, afin de défendre leur projet auprès des grandes puissances du début du XXe siècle, les dirigeants sionistes s’appuyèrent sur les droits historiques du peuple juif sur la Palestine.
Toutefois, ils n’étaient pas les seuls à mettre en avant leurs droits historiques sur la Palestine. La population arabe autochtone brandissait les mêmes arguments afin de s’opposer à la migration juive en Palestine. Si les Arabes refusaient de reconnaître les droits des Juifs en Palestine, de leur côté, les migrants juifs se comportaient comme si depuis l’exil à Babylone imposé à leurs ancêtres par Nabuchodonosor, la Palestine demeurât une terre sans peuple. En revenant, des siècles plus tard, sur la terre habitée jadis par leurs aïeux, les migrants juifs découvrirent qu’un autre peuple y était lui aussi installé depuis des siècles. C’est que « l’existence effective des Arabes ne les effleurait même pas ».[4]
Au vrai, dès ses origines, le mouvement sioniste fut traversé par deux courants qui n’eurent jamais la même conception des modalités d’établissement du foyer national juif en Palestine. Il fut toujours divisé entre ceux qui voyaient en la Palestine une terre à développer au profit de tous et ceux qui la considéraient propriété exclusive des Juifs. Les premiers ont toujours défendu l’idée d’un État binational ; les seconds ont toujours considéré la Judée et Samarie (Cisjordanie), le Sinaï, voire le sud-Liban comme des parties intégrantes d’Eretz Israël. En 1942, lors du congrès de Biltmore (Etats-Unis), ce dernier courant remporta une victoire décisive. En effet, l’Organisation sioniste adopta, à cette occasion, un programme réclamant la création d’un État juif sur l’ensemble du territoire de la Palestine sous mandat britannique. Au reste, de nombreux dirigeants sionistes s’opposèrent à la résolution de l’Organisation des Nations unies (ONU) du 29 novembre 1947 consacrant le partage de la Palestine mandataire en deux États, l’un juif, l’autre arabe. Menahem Begin estimait, à l’époque, « la partition illégale » et que « Eretz Israël sera[it] rendue au peuple d’Israël. En totalité. Et à jamais. »[5]
Il n’est donc guère surprenant de constater que la Constitution israélienne, inchangée depuis la création de l’État, ne définisse pas les frontières du pays. David Ben Gourion et les autres pères fondateurs laissèrent de la sorte volontairement la voie ouverte à de futurs élargissements des frontières de l’État au-delà des limites fixées par la résolution de l’ONU. Par ailleurs, dès 1937, David Ben Gourion avait explicité sa position au sujet des frontières en déclarant : « Nous acceptons un État délimité par des frontières établies aujourd’hui, mais les limites des aspirations sionistes sont du ressort du peuple juif et aucun facteur externe ne pourra les restreindre. »[6]
Une fois la création d’Israël effective et la première victoire militaire acquise contre une coalition de pays arabes, David Ben Gourion, devenu Premier ministre, ne changea pas de point de vue au sujet des frontières du pays :
« Avant que l’État ne soit fondé, à la veille de sa création, nous avions qu’une obsession : l’autodéfense. […] Or aujourd’hui, l’heure est à la conquête, et non à l’autodéfense. Et quant à la détermination des frontières : c’est une question ouverte. Dans la Bible comme dans l’histoire, les frontières du pays sont définies de façons multiples. Aussi n’y a-t-il pas de véritable limite. Aucune frontière n’est absolue. »[7]
À l’évidence, les différentes guerres israélo-arabes influèrent sur la vision sioniste. Les cinglantes défaites infligées aux armées arabes coalisées confortèrent les responsables politiques israéliens dans la possibilité d’étendre les frontières du pays au-delà des limites définies par la résolution onusienne de novembre 1947. Les dirigeants israéliens ne se cachaient plus pour revendiquer un État d’Israël dont les frontières se confondraient avec celles de la Palestine historique.
« Le refus de concessions par les Arabes, leur désir d’éliminer Israël ont justifié et justifieront à l’avenir l’extension du peuplement juif, au-delà des frontières de 1948. […] Il en découle […] la nécessité d’élargir peu à peu l’établissement d’agglomérations juives le long des nouvelles frontières et à l’intérieur des territoires eux-mêmes. Il est évident que tout accord futur devra prendre en compte la situation telle qu’elle existe au moment de la négociation : aucun processus historique ne peut-être annulé d’un simple trait. »[8]
Ygal Allon, ministre de la Défense du gouvernement Menahem Begin (1977-1982) estimait qu’ « Israël d[evait] retrouver les frontières […] de la Palestine au temps du mandat britannique ».[9] Nahum Goldmann, qui présida le Congrès juif mondial, reconnaissait dès la fin de la guerre de Kippour (octobre 1973) que « le principe fondamental de la politique israélienne était de ne pas revenir aux anciennes frontières ».[10]
Cette position relative à la question des frontières a toujours été partagée par d’influents responsables religieux du pays. Au sujet du partage de la Palestine en deux entités : l’une juive et l’autre arabe, le rabbin Tsvi Yehouda Hacohen Kook affirmait, au milieu des années 1970 :
« La Torah nous défend absolument, et à un double titre, de céder aux étrangers la moindre parcelle du pays : il nous est interdit de les [les Arabes de Palestine] laisser camper à demeure sur notre terre et céder [celle-ci…] ».[11]
Aujourd’hui, le Gouch Emounim (Bloc de la foi), fondé par des étudiants du rabbin Tsvi Yehouda Hacochen Kook, continue de justifier l’annexion et la colonisation de la Judée et Samarie en s’appuyant sur les mêmes références talmudiques.
Tous ces responsables politiques et religieux se réclament du sionisme, du moins de la conception nationaliste juive de celui-ci. Cette vision du sionisme conduit, selon l’historien Zeev Sternhell, la droite israélienne à affirmer la « supériorité des Juifs [sur la minorité arabe et à vouloir] la conquête définitive des territoires [occupés] ».[12] Bien plus, cette conception du sionisme s’est imposée à l’ensemble des dirigeants politiques israéliens, tous désormais tournés, bon gré, mal gré, vers la réalisation d’un objectif commun : « intégrer la plus grande partie des territoires occupés au sein d’Israël. »[13] Au reste, aux dernières élections législatives (mars 2015), la gauche et le centre présentèrent une liste commune appelée l’Union sioniste, fruit de l’improbable entente entre le parti travailliste et celui de centre droite de Tzipi Livni. Dans le programme de cette Union sioniste figurait en premières lignes « […] le maintien des grands blocs de construction [en Cisjordanie] sous l’autorité israélienne ».[14]
Est-ce pour autant que la tradition progressiste qui a toujours existé au sein du mouvement sioniste ait disparu ? Existe-il encore de ces sionistes qui, comme les définissait Albert Memmi, sont des individus, « […] Juif[s] ou non-Juif[s], ayant constaté que la condition juive est une condition d’oppression, trouve[nt] légitime la reconstruction d’un État juif : pour faire cesser cette oppression, et pour redonner aux Juifs, à l’instar des autres peuples, leurs dimensions d’hommes libres ».[15] Ces sionistes là, je leur apporte tout mon soutien. En revanche, à ceux qui, justement agissent au nom du sionisme et d’Israël pour empêcher la création d’un État palestinien indépendant, je leur dis : vous n’honorez pas votre pays. Je ne suis pas antisioniste ni antisémite. Toutefois, je suis fermement opposé à la politique israélienne.
[1] Shalom Aleikhem, in Pourquoi les Juifs ont-ils besoin d’une terre ?, repris par Denis Charbit, in Sionismes, Textes fondamentaux, Éditions Albin Michel, Paris, 1996, pp. 128-129.
[2] Hannah Arendt, in Réexamen, repris par Denis Charbit, op. cité, p.660
[3] Baruch Kurtzweill, in L’essence et les sources du mouvement des Cananéens, repris par Denis Charbit, op. cité, p.676.
[4] Hannah Arendt, in Réexamen du sionisme, repris par Denis Charbit, op. cité, p.556.
[5] Menahem Begin, in The Revolt, Schuman, New York, 1951, p.335.
[6] Discours cité in New Outlook, Tel Aviv, avril 1977.
[7] Archives de l’État, ministère israélien des Affaires étrangères, 2447/3. Consultations politiques, 12 avril 1949, citées par Tom Segev, in Les premiers Israéliens, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1998, p.24.
[8] Eliezer Schweid, in La Palestine, patrie du peuple juif, 19772, repris par Denis Charbit, op. cité, p.836.
[9] Ygal Allon, cité par Daniel Amson, in Israël et Palestine, territoires sans frontières, Éditions PUF, Paris, 1992, p.161.
[10] Bahum Goldmann, in Où va Israël, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1975, p.61.
[11] Tsvi Yehouda Hacohen Kook, in Soyons entiers envers la Torah et Eretz Israël, 1974, repris par Denis Charbit, op. cité, pp.843-844.
[12] Entretien accordé au quotidien Le Monde, Paris, 14 mars 2015.
[13] Noam Chomsky, in Israël, Palestine, États-Unis : le triangle fatidique, Éditions écosociété, Montréal, 2006, p.29.
[14] Communiqué de presse de l’Union sioniste du 8 mars 2015, Consultable à l’adresse http://hamahanehazioni.con.il/zionist/
[15] Albert Memmi, in Qu’est-ce qu’un sioniste, 1966, repris par Denis Charbit, in Sionismes, Textes fondamentaux, op.cité. , p.880.
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