TEDGlobal : lumière dans la nuit 2011 ?
Voici mon reportage sur la conférence TEDGlobal de juillet dernier à Edimbourg*
Krach boursier à l’automne, désintégration de l’Europe à l’automne, mort de l’Euro en janvier ? Au cœur de ce second semestre de tous les dangers, dans l’océan noir des mauvaises nouvelles, il y avait une pépite. Pour la trouver, il fallait chercher des châteaux du VIIème siècle, des volcans endormis, vêtir le kilt et tenter de se faire comprendre par une population à l’accent impossible. Il fallait viser Edinbourg en Ecosse et la conférence TEDGlobal, le dernier endroit où s’enthousiasmer sur l’avenir du monde est encore possible.
Pendant cinq jours, soixante-dix intervenants (chercheurs, biologistes, entrepreneurs, artistes), se sont succédés pour dix-huit minutes de présentation chacune calibrée pour toucher au cœur et au cerveau un public de mordus d’innovation. Ils étaient huit cent cinquante, fraichement débarqués des cinq continents, à avoir déboursé quatre mille euros pour une bien trop courte semaine de safari mental et émotionnel hors norme. Ils parcourent le monde à la recherche d’un marché. A Edinbourg, bardés de tous leurs succès (ils sont patrons, créateurs, politique) ils ont cru participer à une chasse aux idées. Mais cette année, il y avait à cette conférence pour humanité exaltée un souffle qu’on ne lui connaissait pas encore. Contexte aidant, elle s’est transformée en questionnement sur la finalité de la technique, de l’action, voire de l’existence. Thème de l’année « The Stuff of life », les choses de la vie, sa beauté, sa fragilité, sa cruauté, ses possibilités. On a connu investissement moins productif.
Pour les cyniques et les jaloux, TED est une clique d’initiés tous membres de l’international des winners devant l’éternel. Lancée en 1984 en Californie, TED a d’ailleurs longtemps été le secret le mieux gardé de la Silicon Valley. Entrepreneurs du Net, producteurs de Hollywood et agités du design se retrouvaient chaque année à Monterey, station balnéaire croquignolette de la US1, pour partager leurs idées. Le fondateur de TED, le bouillonnant Richard Saul Wurman, était convaincu que ces trois industries - la technologie, le divertissement et le design – allaient converger. Feu Steve Jobs a inauguré les plâtres. Une révolution, celle des technologies grand public avait trouvé son théâtre. Elle pouvait démarrer.
Pendant près de 20 ans, TED est resté un club ultra fermé de fous de techno. Sur scène, les geeks avaient enfin la parole devant un parterre médusé qui réunissait le gratin de Palo Alto. Les fondateurs de Yahoo, de Google, d’Amazon, les patrons de Microsoft étaient - et sont toujours pour la plupart - des habitués. Ils venaient chercher la perle rare, le projet de demain, leurs meilleures idées, un supplément d’âme. Bien que parlant de tout, de la malaria aux trous noirs en passant par la peinture du XVIIème, TED restait très consanguin. Les idées se recyclaient en circuit fermé. Chris Anderson, un entrepreneur des media (il a fondé Future Publishing qui éditait notamment l’excellent magazine de technologie Business2.0), découvre TED en 1997. C’est le début d’une incroyable aventure. En 2002, il cède son groupe de presse puis convainc le fondateur de TED de lui vendre l’organisation non lucrative. L’équipe s’étoffe. Bruno Giussani, journaliste italo-suisse polyglotte et insatiable, devient patron pour l’Europe. Il voulait embrasser le monde, il va le faire pour TED qui sort de son écrin, s’ouvre et révolutionne l’accès et la diffusion des idées.
En dix ans, TED troque son existence ronronnante de mono conférence annuelle, très « Amérique dents blanches », contre celui de plateforme multilingue d’identification et de diffusion des meilleures idées. Aujourd’hui TED c’est deux rendez-vous annuels, des milliers de conférences organisées sous licence libre et spontanément par des fans de TED (les conference TedX, dont le très remarqué TEDx Paris, mais aussi TEDx Ramallah, TEDx Beijing, TEDx Dubai etc…). C’est aussi des milliers d’interventions en accès gratuit sur le site ted.com et traduites en 82 langues par 6000 volontaires, 500 millions de visiteurs et un Prix annuel complètement barré : en guise de récompense, le gagnant doit faire un « vœu pour l’humanité », vœu qu’il a un an pour mettre en place, avec les membres de la « communauté » TED. Bill Clinton, l’épidémiologiste bien nommé Larry Brillant, l’architecte humanitaire Cameron Sinclair, le chef cuisinier Jamie Oliver, l’océanographe Sylvia Earle s’y sont collés. Cette année, l’artiste français JR, qui rhabille les villes du monde avec des photos monstres collées à même les murs, planche (voir interview plus bas) à son tour.
Qu’il s’agisse de neuroscience, de faim dans le monde, de climat ou d’extrémisme, les « TedSpeakers » ont raconté leur découverte comme autant de combats. Monter sur scène devant l’une des auditoires les plus exigeants au monde est l’expérience d’une vie. La sanction : des applaudissements polis. La consécration : une standing ovation, prélude à un carton plein sur le site ted.com qui publie l’intégralité des interventions, gratuitement et dans la plupart des langues. Cela s’appelle un « Ted Moment ».
Et cette année, TEDGlobal en a connu beaucoup. La conférence a eu ses rocks stars, comme le pianiste Balezs Havasi, la chanteuse Imogen Heap, l’historien Niall Ferguson, le philosophe Alain de Botton, l’inclassable Malcom Gladwell. Elle a eu ses allumés, comme Yves Rossy, alias Jet Man : l’homme vole comme un oiseau, à 300 km/h avec sa tête comme gouvernail. L’artiste Jae Phin Lee a débarquée sur scène telle un Schtroumph noir. Elle avait vêtu son costume mortuaire à base de mycélium, pièce maitresse de son œuvre, « infinite burial » : Jae Phin Lee cultive des champignons qui grignoteront et ainsi recycleront son corps le jour où la vie l’aura quitté. A son habitude, la conférence a rempli son rôle de défricheur d’innovations de rupture : Justin Hill Tipping, veut nous délivrer de la troïka infernale pétrole-nucléaire-charbon avec la nano énergie. A force de souiller ses mains dans la gestion des déchets, Michael Biddle recycle l’impossible : la plastique.
Plus étonnamment, TED, ce chantre de la technologie a surtout multiplié les occasions de mise en garde sur le pouvoir de… la technologie. De l’emprise des algorithmes sur le réel à la capacité de nuisance des hackers, nous rend-t-elle réellement plus libres, plus forts ou même pérennes ? Notre fascination n’est-elle par le signe d’un un énorme évitement ? Internet, sa puissance et sa vulnérabilité sont revenues comme un fil rouge. D’après Bruno Giussani, le patron de TED Europe qui orchestre TEDGlobal : « nous sommes entrain de vivre une expérimentation sociale inédite : qu’est-ce que cela veut dire d’appartenir à un monde dans lequel vous avez des tonnes d’information gratuitement et la possibilité de vous connecter à n’importe qui à n’importe quel moment ? Comment s’assurer que cela évolue dans le sens des internautes et non des gouvernements ou des entreprises.
Loin de sa réputation d’ayatollah du progrès technique, TEDGlobal a mis en avant notre impuissance, nos accomodements. L’idée de fragilité, d’erreur, était partout : les interventions les plus fortes sont venues d’individus ayant osé plonger dans les entrailles de l’âme humaine, la barbarie, la peur de l’autre ou de la mort. Jeremy Gilley a convaincu l’ONU, les gouvernements et les chefs de guerre de ne plus toucher les armes, un jour par an. C’est Peace One Day (le 21 septembre). Son trophée ? Une lettre signée d’un chef Taliban. Nadia Al-Sakkaf, trentenaire en acier trempé, est devenue rédactrice en chef du Yemen Times à la mort de son prédécesseur. C’était son père. Elle joue sa vie pour que chaque jour, on sache un peu, même un tout petit peu ce qui se passe au Yemen. L’indien Sanjit Bunker Roy a tout plaqué, famille, éducation, richesse, carrière de diplomate, pour vivre avec les plus démunis. Il a crée le Barefoot College dans lequel on accepte tout le monde sauf les diplômés. Ses étudiants à haut potentiel ? Les grand-mères. Barefoot College forme des architectes, des ingénieurs spécialistes en panneaux solaires et même des dentistes dans 37 pays. Talents et développement poussent de manière organique, à la barbe de la Banque Mondiale, de ses consultants et de ses dollars inutiles. Deux médecins, Abraham Verghese et Pauline Chen, sont venus raconter combien la quête d’efficacité avait tué la médecine et le rapport au patient que l’on n’interroge, ni ne touche plus. A l’université, ils ont été formés pour accompagner des mourants. Dans la vraie vie, ils ont reconnu avoir longtemps fui leur dernier souffle. Il y avait des papiers à remplir, un autre patient à soulager, la mort surtout à fuir. Malheureux, ils ont appris à ne plus à rester jusqu’au bout, la main sur le bras du patient, avec la famille. Qu’est-ce que le courage ? Etre dans la vie ? Un interlude musical devait permettre à l’assistance de se remettre. Asaf Avidan a débarqué, guitare en bandouillère. Sa « reckoning song », sur le temps qui passe et dont on ne fait rien, a achevé tout le monde. C’était mon TED Moment.
Technologie en furie, philosophe survolté ou artiste recueilli… ce qui ce passe sur scène n’est qu’une petite partie de ce qu’apporte et permet TED. Ici, à peu près tout le monde a quelque chose à dire, surtout depuis que l’organisation a cassé le moule du participant forcément masculin, occidental, cadre dynamique dans une start-up pleine d’avenir. Le programme TED Fellows détecte les talents où ils se trouvent (des réalisateurs, entrepreneurs, éducateurs, en Afrique, au Moyen Orient, en Amérique du Sud). Elle leur offre tout ce qu’est TED - sa conférence, son réseau, sa plateforme, son audience - sur un plateau. A TEDGlobal, ce sont eux les vraies stars. Ils représentent la relève. Et leur présence change tout.
Cette année, il fallait mieux arriver à TEDGlobal en forme. Sinon, tant de noirceur, d’enthousiasme et de bonne volonté assommaient. Le spectacle, la discussion, était sur scène, dans les couloirs, dans les fêtes, de la file d’attente des taxis à l’aéroport à l’arrière du bus qui ramenait à l’hôtel, tard dans la nuit. TED c’est une sorte d’énorme speed dating des idées, interrompue par quelques heures de sommeil finalement assez frustrantes. On se fait peur, on rit et pleure. Même la ville, plus habituée au public paisible des festivaliers, semblait prise d’assaut. Dans les conversations, avec un patron de hedge fund australien, un magnat de la pop anglaise, une éducatrice jordanienne, une phrase revenait sans cesse « j’adore venir ici car je trouve enfin des personnes qui pensent comme moi ». Cela sonnait comme un aveu, un soulagement. A TEDGlobal, il y a beaucoup de talent, peu de certitudes, des passions et une volonté de faire à réveiller les volcans.
Mais s’ouvrir aux idées des autres ne laisse jamais indemne. TEDGlobal n’est pas une conférence sur la technologie ni même sur les idées. C’est une semaine sur l’engagement vis-à-vis de soi-même. Le monde brûle. Oubliez l’or, les terres arables, le Franc Suisse. La valeur refuge, c’est l’humain. L’innovation de rupture : sa résilience.
Pour retrouver les interventions en ligne : ted.com
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Les meilleures phrases de TEDGlobal :
- Richard Wilkinson, sur les effets induits par les sociétés inégalitaires : « si vous voulez vivre le rêve américain, allez au Danemark »
- Kevin Slavin, sur l’emprise de la finance : « Wall Street écrit des algorithmes dont les effets sont si rapides que l’on n’arrive même plus à les lire ».
- Rory Stewart, militaire, diplomate, humanitaire, auteur (« En Afghanistan », Albin Michel) et finalement parlementaire anglais d’une petite quarantaine d’année, sur l’intervention militaire en Afghanistan (qu’il a vécu de l’intérieur) : « dans le langage militaire, dire « échouer n’est pas une option » veut dire « échouer est inévitable » »
- Nadia Al-Sakkaf, rédactrice en chef du Yemen Times, sur le fait d’avoir grandi entre deux cultures : « Mon père m’a dit un jour ‘tu es un pont’. Et je dois bien admettre que, avec mon travail, pas mal de personnes m’ont marché dessus ».
- Tim Harford, sur notre incapacité à anticiper ce qui vient : « il faut se débarrasser du complexe de Dieu, cette conviction d’avoir la solution à la complexité du monde. Ce qui compte, c’est l’adaptabilité, le processus tentative-echec. Aujourd’hui, il faut voter pour les personnes qui osent dire qu’elles n’ont pas la solution »
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La musique à TEDGlobal
Les soixante-dix interventions sont entrecoupées d’interludes musicaux. On croit faire une pause, on explore encore et encore avec notamment :
- Asaf Avidan and the Mojos : Reckoning à écouter sur Deezer.
- Somi : « If the rain comes first »
- Tout Imogen Heap, artiste membre du circuit très fermé de ceux qui conseille TED sur les idées.
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Les livres à TedGlobal La librairie de la conférence est achalandée par des livres recommandés par une poignée de participants. Entre les livres pakistanais sur le 11 septembre et le dernier best seller sur l’économie verte, il fallait lire :
- tout Nial Fergusson
- Daemon, de Daniel Suarez, le cyber-thriller paru en 2009 et qui depuis fait faire des cauchemars à toute la Silicon Valley. Il est publié en France au Fleuve Noir
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Interview de l’artiste JR, qui a remporté le TEDPRize 2011
Avant de recevoir le prix, connaissiez-vous TED ?
Quand je les ai eus au téléphone la première fois, je n’ai rien compris. Je ne savais pas du tout qui ils étaient, ce qu’était TED. Du coup, je leur ai posé plein de questions, sur leur financement, leur rapport à leurs sponsors. En fait je les ai interviewés pendant 40 minutes alors qu’en fait, initialement, c’était eux qui me faisaient passer un entretien, avant de me décerner le TedPrize. Le vainqueur reçoit 100 000 dollars et la possibilité de faire un « vœux pour le monde ».
Pour vous, comment cela s’est-il passé ?
Je me suis pris la tête sur cette histoire de vœux. Pendant des semaines, je me suis dit que je n’aurais pas du accepter. Je ne veux pas avoir une étiquette d’humanitaire, ce n’est pas moi. Moi je fais de l’art. Donc je réfléchis à cette histoire de vœux, de projet à faire avec TED et toutes les personnes qui gravitent autour, et je sais que l’idée c’est qu’il se propage le plus possible. Et puis là, le 1er janvier, j’ai l’idée : je vais être imprimeur.
Votre TED Wish c’est le projet « Inside out »
L’idée c’est de définir un cadre et de laisser les gens s’approprier totalement l’idée. Ils réalisent le portrait de qui ils veulent, mais comme j’essaie de les réaliser moi (noir et blanc, plan resserré). Ils y associent une phrase. Ils m’envoient le tout par Internet. S’ils peuvent, ils donnent 20 euros. S’ils ne peuvent pas, cela ne change rien : on imprime leur portrait en grand format, sous forme d’affiche prête à coller, qu’on renvoie à leur adresse, avec un kit de colle. Les gens vont coller eux-mêmes, quand et où ils veulent.
Du coup, vous intervenez peu…
Nous, on donne juste le cadre et les règles. En une semaine, on a reçu 10 000 photos ! La communication du projet se fait uniquement par le fait qu’il existe. Je n’ai plus rien à voir avec le projet. Je vais dans des rues et je tombe sur des photos comme les miennes mais pas signées par moi. C’est peu commun pour un artiste… C’est un projet tellement loin que je me suis dit que ce qui était important c’était le chemin pour le réaliser. J’essaie de prouver à chaque étape que ce qui compte c’est de mettre en lumière l’autre, de tagguer le nom des autres. Et puis, c’est un projet qui finit par m’inspirer. Pour aider les gens, il faut leur donner les moyens de faire. L’œuvre, c’est participer, cela ne me concerne plus. En Tunisie, où le projet a été le premier à décoller (ndlr : des tunisiens ont notamment remplacé les portraits de Ben Ali par des photos du projet Inside Out), j’ai pris une grosse claque : d’abord, je me suis bien rendu compte qu’en étant sur place, avec les gens, je mettais quelque chose de superficiel. Ensuite, des tunisiens sont venus très vite arracher les affiches Inside Out. J’ai compris que c’était cela la démocratie : se ré-approprier ses espaces. Il n’y a rien de plus fort que des gens qui défendent leur propre espace.
Quelle a été la réaction de la communauté TED ?
Quand j’ai reçu le prix cet hiver en Californie, j’ai été contacté par un tas de fondations qui ont proposé de m’aider. Mais quand je leur ai expliqué qu’elles ne pouvaient mettre leur logo nulle part, quand j’ai refusé les dotations, quand j’ai dit que je ne faisais pas de la philanthropie et que je préférais vendre mes œuvres, il n’y avait plus grand monde. Aider, c’est devenu une marque. Ce sont les plus discrets qui aident vraiment. Aujourd’hui, on nous prête un immeuble dans Manhattan dans Lower East Side où on a installé notre imprimerie. On nous prête des bâtiments pour coller et c’est bien le plus important. Le développement du projet Inside Out est filmé en « temps réel ». Il donne lieu à une web série, dont le 1er épisode (qui concerne surtout la Tunisie) est en ligne sur YouTube.
Inside Out, la série : http://www.youtube.com/watch?v=_BQIpdJg5Bs
JR est exposé à la Galerie Perrotin du 17 novembre 2011 au 7 janvier 2012
@Flore Vasseur décembre 2011
* : Un magazine culturel me l’avait commandé puis l’a enterré.
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