Ukraine : Le substrat identitaire de la crise
Le présent article a été rédigé pour l'Union Populaire Républicaine en février dernier, alors que la situation en Ukraine dégénérait en guerre civile. Nous le proposons sans aucune modification aux lecteurs d'Agoravox sur les instances de quelques uns, afin de leur permettre de mieux saisir les origines identitaires de la fracture entre les deux Ukraines.
Comme toujours – ou presque – la réalité est plus complexe que les représentations que l’on s’en fait. La crise ukrainienne ne fait pas exception à cette règle, ne se résumant ni à une opposition entre pro et anti-européens, telle que nous le présentent les médias occidentaux, ni à une révolution de couleur, telle que l’ingérence des puissances occidentales – Etats-Unis et Otan en tête – peut nous le laisser croire. Elle recouvre en réalité des lignes de fracture apparues dans l’Ukraine naissante au XVIIe siècle.
On ne peut comprendre la crise actuelle sans tenir compte du fait que l’Ukraine est un pays à la fois très ancien et très neuf. Très ancien dans la mesure où il constitue le berceau du monde slave oriental ; très neuf en ce qu’il s’est constitué en Etat au XXe siècle seulement, sur les débris des empires russe et austro-hongrois. L’édification de l’Ukraine contemporaine a nécessité une reconstruction identitaire profonde, et c’est dans la conception qu’elle a de son identité nationale qu’il faut chercher les causes réelles des crises répétées qu’elle connaît depuis 1989 et qui mettent à chaque fois en péril son unité territoriale et politique.
I. LA GENESE D’UNE IDENTITE PROPRE (XVIIe-XVIIIe s.)
Contrairement à l’Europe occidentale, dont l’unité culturelle et linguistique fut toujours le fruit d’une volonté fédératrice et resta superficielle, et à l’Europe centrale, où les Serbes, les Croates, les Tchèques et les autres peuples slaves occidentaux constituaient des entités ethniques bien distinctes, le monde slave oriental connaissait depuis ses origines une profonde unité culturelle et linguistique qui perdura intacte jusqu’à la fin du XVIe siècle. Cette unité ne disparut pas avec l’émergence d’espaces culturels et linguistiques autonomes – russe, ukrainien et biélorusse – mais coexista avec ces particularités ethniques en gestation jusqu’au XVIIe siècle.
Le royaume polono-lituanien en 1619. Le mot “Ukraine” (lit. frontière) n’a commencé à désigner un pays distinct de la Pologne et de la Russie qu’au XVIIe siècle. Il désignait auparavant une zone étroite de colonisation agricole, de cent à trois cents kilomètres de largeur, qui séparait la forêt-steppe au nord des régions méridionales des steppes.
Les guerres nationales et religieuses de l’Europe occidentale et centrale brisèrent définitivement l’unité du monde slave oriental. Alors que la guerre prenait fin en Europe occidentale par le traité de Westphalie (1648), elle embrasa le royaume polono-lituanien dont l’Ukraine et la Biélorussie faisaient alors partie, ruina l’unité religieuse et l’organisation sociale traditionnelles de l’Ukraine, et accoucha de conceptions identitaires nouvelles. La traditionnelle foi orthodoxe dut s’accommoder d’un nombre croissant de catholiques romains, gréco-catholiques (uniates), calvinistes et sociniens. L’organisation sociale, quant à elle, fut ébranlée par la montée en puissance des Cosaques, petite noblesse militaire qui prit la tête de la révolte paysanne en 1648 et mena une véritable guerre de libération contre l’occupant polonais et l’aristocratie princière d’Ukraine. Bien que seule une minorité de ses membres fût réellement polonisée, cette aristocratie appartenait à la couche la plus riche et la plus titrée de l’Etat polono-lituanien. Son discrédit était tel dans la population qu’on donnait le nom de « Polonais » y compris à ceux des princes que l’Etat polono-lituanien persécutait pour leur fidélité à la foi orthodoxe et leur soutien au projet que nourrissait la Russie de réunifier politiquement à son profit le monde salve oriental. Suite à la révolte de 1648-1654, les Cosaques parvinrent à fonder, dans la partie orientale de l’actuelle Ukraine, un Etat – l’Hetmanat – émancipé de la tutelle polono-lituanienne et qui subsista jusqu’à sa suppression définitive par Catherine la Grande en 1765. Ce précédent cosaque devait incarner l’idéal national ukrainien du XIXe siècle.
Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan Mahmoud IV de Turquie (Ilya Repine, 1880-1891). Les Cosaques sont mentionnés pour la première fois dans un texte de la fin du XIIIe siècle. Il s’agissait à l’origine de simples paysans qui en vinrent à se faire gardiens de convois et pillards face aux hordes tatares, développant à l’occasion un exceptionnel sens tactique. Ayant découvert la navigation avec autant de bonheur qu’ils avaient appris à monter à cheval, ils se laissaient volontiers aller à la piraterie le long de la Volga et en mer Noire. Rapidement organisés en républiques militaires, ils se firent souvent mercenaires, la plupart étant « enregistrés », c’est-à-dire rétribués par une armée régulière. Le Cosaque était un homme libre dont le mode de vie était caractérisé par le goût de la liberté et de l’aventure, vivant de chasse, de pêche, de cueillette et de pillage sur l’ennemi. Son appartenance ethnique importait peu : les Cosaques zaporogues, sans doute les plus célèbres, comptaient une majorité d’Ukrainiens et de Biélorusses, mais également une importante minorité de Polonais et de Moldaves, un détachement de juifs, des condottières des colonies italiennes de la mer Noire et une poignée d’aventuriers français.
II. LA CREATION D’UN MYTHE NATIONAL (XIXe s.)
Les guerres menées contre l’oppression de l’Etat polono-lituanien dans la seconde moitié du XVIIe siècle avaient suscité une première prise de conscience d’une identité propre, essentiellement paysanne et orthodoxe. L’Hetmanat cosaque constituait quant à lui un précédent rendant crédible la création d’un Etat indépendant, politiquement viable. Enfin, la domination russe – consécutive aux trois partages de la Pologne (1772, 1793 et 1795) dans lesquels la Russie récupéra l’Ukraine à l’exception de la Galicie, qui passa sous domination autrichienne – mettait en relief, par effet de contraste, une langue et une culture désormais proprement ukrainiennes. Il restait à construire un mythe national, c’est-à-dire à donner une lecture de l’histoire conforme au projet politique d’indépendance de l’Ukraine et à recomposer l’identité des populations ukrainiennes en vue de leur unification. Comme partout ailleurs en Europe à la même époque, il s’agissait de refondre l’identité d’un peuple au creuset du concept de Nation hérité de la Révolution française, pour la transformer en une identité nationale.
L’un des principaux fondateurs idéologiques du nationalisme ukrainien fut l’historien Mykhaïlo Drahomanov (1841-1895). Elève de Proudhon, il alliait le nationalisme à la pensée socialiste et contribua fortement à la création d’un mythe national. En raison de son anticléricalisme et de l’éclatement confessionnel de l’Ukraine depuis le XVIIe siècle, il expurgea de sa représentation de l’identité ukrainienne toute référence sérieuse à la foi chrétienne, préférant évoquer les croyances païennes des anciens peuples d’Ukraine et suivant en cela la plupart des nationalismes européens de l’époque. La langue ukrainienne fut célébrée comme un élément essentiel de l’identité nationale, à tel point que le pouvoir impérial russe l’interdit en 1876.
Mykhaïlo Drahomanov (1841-1895).
Ce fut toutefois dans la kozatchtchina (cosaquerie) que Drahomanov, lui-même de petite noblesse d’origine cosaque, vit l’âme de la résistance et de l’indépendance de l’Ukraine. Les hauts faits de ces défenseurs de la patrie, l’aspect romantique de la Sitch des Zaporogues, leurs origines populaires et leur insatiable besoin de liberté ne pouvaient que favoriser leur identification à l’idéal ukrainien promu par l’historiographie de l’époque. Encore aujourd’hui, c’est cette période cosaque, jugée héroïque malgré les pogroms dirigés contre les uniates et les juifs, qui constitue le mythe fondateur de l’Ukraine et que beaucoup d’Ukrainiens considèrent comme la seule représentation authentiquement nationale de leur pays.
Le terme de « sitch » désignait un camp fortifié cosaque. La Sitch zaporogue abritait le centre politique des Cosaques zaporogues et le quartier général de leur armée ; elle fut établie vers le milieu du XVIe siècle sur une île (Petite- Khortytza) au milieu du Dniepr inférieur et fut déplacée sept fois pour permettre son agrandissement. Devenue un important avant-poste dans la lutte contre les Tatars de Crimée et les Ottomans, la forteresse de la Sitch fut supprimée en 1775 par Catherine II de Russie. Signe de l’importance de la Sitch zaporogue dans l’imaginaire national, un cercle d’étudiants ukrainiens à l’Université de Vienne se donnera le nom de « La Sitch » dès les années 1870.
III. LA RESURGENCE DES GUERRES CIVILES (XXe-XXIe s.)
Si les mythes fondateurs parvinrent à donner à l’ensemble des Ukrainiens une conscience vive de leur identité nationale, ils échouèrent à les unifier totalement en une communauté de vues sur l’avenir de leur pays. La raison de cet échec tient aux limites mêmes de ces mythes, dont la nature idéologique interdisait à leurs auteurs de prendre en considération deux aspects essentiels de la réalité ukrainienne : l’anti-russisme, regardé comme consubstantielle à l’identité ukrainienne par les Ukrainiens de l’Ouest (dans les terres anciennement autrichiennes, d’irrédentisme radical), et la foi orthodoxe et la langue russe, regardées comme constitutives de cette même identité par les Ukrainiens des régions orientales du pays. Ces lignes de fracture, contemporaines de l’émergence au XVIIe siècle d’une identité ukrainienne propre, ne furent jamais surmontées par la suite. Tant que la domination russe se fit sentir, ces dissensions furent reléguées derrière l’objectif commun de l’indépendance du pays ; mais lorsque l’Ukraine l’obtint en 1917, pour trois brèves années, elles ressurgirent, avant d’être de nouveau tues sous le régime soviétique. Durant la seconde guerre mondiale, l’anti-russisme de l’Ukraine occidentale se traduisit par une collaboration active d’un grand nombre d’Ukrainiens avec le « libérateur » allemand (on estime leur nombre à environ 220.000, dont une division de SS). Leur résistance armée au pouvoir soviétique se poursuivit jusqu’en 1954.
A la chute de l’Union soviétique, les conflits internes de l’Ukraine se réveillèrent avec une violence d’autant plus grande qu’ils avaient été longtemps réprimés. Si l’ensemble des Ukrainiens partagent les mêmes idéaux d’indépendance, de démocratie et de bien-être, trois conceptions du pays et de l’identité nationale survivent aux soubresauts de l’Histoire et nourrissent la crise actuelle. La première, nationaliste et violemment anti-russe, est historiquement associée aux régions occidentales du pays, principalement Lviv, la Galicie et la Volhynie. Elle a fourni le gros des bataillons anti-gouvernementaux et comprend un large spectre de partis et de tendances politiques, allant des sociaux-démocrates aux groupes neo-nazis. En dehors des quelques partis militant pour l’adhésion à l’UE, elle revendique beaucoup moins un partenariat avec l’UE qu’elle ne rejette violemment l’accord économique conclu avec la Fédération de Russie, rejoignant en cela les intérêts des Etats-Unis et de l’OTAN. Elle s’oppose dès lors ouvertement à la conception plus médiane de la composante nationaliste kiévienne ou dnieprienne, essentiellement ancrée dans l’Est du pays, qui s’accommode de relations complexes mais pacifiques avec la Russie. Une troisième composante de la société politique ukrainienne, plus minoritaire, est communiste et peut être qualifiée de national-soviétique. Son influence reste importante parmi les officiers généraux de l’armée et la classe ouvrière.
CONCLUSION
La crise que traverse actuellement l’Ukraine est avant tout une crise identitaire, qui s’inscrit dans le prolongement d’une fracture séculaire. A bien des égards, les ingérences extérieures ne font qu’attiser et encourager une situation conflictuelle préexistante, dont on pressent qu’elle pourrait un jour déboucher sur une guerre civile. De ce nouvel épisode de la crise ukrainienne, quatre constats peuvent être dressés :
- La grande majorité des Ukrainiens, y compromis dans l’Est du pays, sont excédés par la pauvreté (la plus importante d’Europe) et la corruption endémique. Le discrédit du gouvernement de Viktor Ianoukovitch au sein de la population ukrainienne est une réalité dont la Russie a su prendre acte très tôt. La dénonciation des ingérences américaines ne doit pas conduire à ignorer les fractures identitaires et les revendications sociales qui fragilisent considérablement l’Ukraine.
- Les Etats-Unis, bien qu’ayant initié et organisé la « révolution », n’en tireront probablement qu’un bénéfice très relatif et à court terme, la mentalité ukrainienne étant profondément rétive à un abandon de l’indépendance nationale, fut-ce en intégrant de l’UE ou l’Otan. Les précédentes crises ont montré que le gouvernement prétendument pro-occidental a su s’entendre avec la Russie bien mieux que le gouvernement soi-disant pro-russe, notamment sur le contentieux interminable autour du transit du gaz russe. L’absence totale de soutien de la Russie à Viktor Ianoukovitch est en cela très éclairant.
- Les Etats de l’Union européenne ont chacun tenté de défendre leurs intérêts ou ceux de leurs commanditaires, sans se soucier aucunement d’élaborer une chimérique politique étrangère commune.
- L’intérêt de la France lui commande de réaffirmer avec force les principes d’indépendance et de non-ingérence, fondements essentiels tant de sa propre souveraineté que de l’ordre international.
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