Une intervention militaire pour stopper le massacre en Libye ?
Des protestations impuissantes aux réactions brutales et guerrières, jusqu’où faut-il aller pour arrêter la boucherie de Kadhafi ?
Le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté à l’unanimité le samedi 26 février 2011 à New York des sanctions contre les autorités libyennes en raison des « violations flagrantes et systématiques des droits de l’Homme, notamment la répression exercée contre des manifestants pacifiques ».
Des sanctions supposées dures
Parmi les sanctions décidées, le Conseil de sécurité va saisir le procureur de la Cour pénale internationale de La Haye de la situation dont la Jamahiriya arabe libyenne est le théâtre depuis le 15 février 2011 et qui pourrait constituer des crimes contre l’humanité. C’est la seconde saisine après celle concernant le conflit du Darfour, au Soudan.
Comme d’autres ambassadeurs libyens, la délégation libyenne dirigée par l’ambassadeur Abdourrahman Chalgam « soutient les mesures proposées dans le résolution visant à faire rendre des comptes aux responsables des attaques armées contre les civils libyens, y compris par le biais de la Cour pénale internationale ».
D’autres sanctions ont été décidées, comme un embargo sur les armes, une interdiction de voyager et un gel des avoirs de la famille Kadhafi.
La Chine qui avait hésité à se prononcer a rejoint les quatorze autres membres du Conseil de sécurité dans sa sévérité, en raison de son inquiétude pour les nombreux Chinois qui travaillent dans les complexes pétroliers libyens.
Le Secrétaire Général de l’ONU Ban Ki-Moon a d’ailleurs menacé d’autres sanctions le cas échéant : « Les mesures d’aujourd’hui sont dures. Dans les jours à venir, s’il le faut, des mesures encore plus fortes pourraient être nécessaires. ».
En effet, malgré les nombreuses protestations internationales, le carnage semble se poursuivre en Libye, notamment dans la partie ouest de la côte. Le témoignage de certains Français rapatriés la semaine dernière sur la situation dans l’est libyen était déjà très alarmant. On parle déjà de plusieurs milliers de morts.
Le 25 février 2011 en Turquie, le Président Nicolas Sarkozy a clairement demandé la démission de Kadhafi et le Président Barack Obama a également réclamé cette démission le lendemain. Au fur et à mesure de l’étendue du massacre, les chefs d’État prennent de moins en moins de gants.
Même si la crainte un peu égoïste d’une immigration massive originaire de Libye, d’Égypte et de Tunisie sur le territoire européen semble être l’une des principales préoccupations (on marche sur la tête !), on essaie de réagir tant bien que mal en misant sur les valeurs humanistes : le carnage est moralement insupportable et doit cesser.
Malgré les protestations internationales, Kadhafi n’a aucune intention de se retirer de lui-même.
Réaction à chaud
La question qui se pose très vite, que j’avais envisagée la semaine dernière assez candidement, c’est : faut-il intervenir militairement en Libye pour stopper le massacre ?
C’est un piège dans lequel on peut tomber un peu vite, comme dans tous les pièges à émotion qui peuplent des événements politiques ou politisés (ne serait-ce que le moindre fait divers, glauque et révoltant).
L’idée est très bien résumée par Marc Lynch le 21 février 2011 : « (…) A massacre is unfolding on live television and the world is challenged to act. » (« Un massacre se déroule en direct à la télévision et le monde est incité à agir. »).
Pourtant, ce serait évidemment une erreur d’intervenir militairement. Ce serait rajouter une boucherie à une autre boucherie. On ne peut pas être fier de la position française sur la guerre en Irak et imaginer commettre la même erreur en Libye pour quasiment les mêmes raisons : aider à la démocratisation.
Le cas particulier de la Libye ?
Si l’on fait une analogie entre 1989 et 2011, les révolutions n’ont pas été toutes pacifiques. Kadhafi pourrait se retrouver dans la position d’un Ceaucescu. La Libye comme un remake de la révolution roumaine, ou alors comme celui de la Chine de Tiananmen ?
Car c’est cela qui se joue : la répression a-t-elle aujourd’hui un sens en Libye ? On pourrait dire que non, puisque le pays est déjà en pleine partition et contrairement à la Tunisie et à l’Égypte (qui sont loin d’avoir terminé leur soulèvement, encore plusieurs morts à Tunis le 26 février 2011, ce qui a entraîné la démission du Premier Ministre Mohamed Ghannouchi), c’est une véritable guerre civile dont il s’agit.
En cas d’intervention militaire, que faire une fois le clan Kadhafi éliminé (d’une manière ou d’une autre) ? qui soutenir ? les tribus de l’est du pays ? Une intervention en Libye ressemblerait plutôt à l’enlisement en Afghanistan, avec une nation émiettée, éparpillée et pillée.
Et d’ailleurs, qui pourrait intervenir ? Les États-Unis ou/et l’Europe ou encore l’OTAN ? Le risque serait grand alors de ressouder l’armée libyenne dont l’actuelle décomposition favorise l’essor de la révolution. Et surtout de redynamiser un esprit de patriotisme arabe qui ne paraît pas être le moteur actuel des soulèvements (le moteur est plus social, économique et politique, que nationaliste).
La seule intervention possible ne pourrait être initiée le cas échéant que par La Ligue arabe dont l’actuel Secrétaire général, Amr Moussa (75 ans), aurait des ambitions présidentielles en Égypte.
Troisième voie entre dictature laïque et république islamiste
Une note très intéressante qui date du 24 février 2005 (disponible ici) et révélée par Rue89 avait d’ailleurs averti les autorités françaises (Jacques Chirac et Michel Barnier à l’époque) de la nécessité de suivre la diplomatie américaine dans la volonté de favoriser la démocratisation des pays arabes par la rencontre des leaders de l’opposition, car il y a une réelle rancœur populaire. Un aveuglément de la diplomatie française ?
Jusqu’à maintenant, comme l’a réaffirmé d’ailleurs le Président Nicolas Sarkozy dans sa très courte allocution télévisée du 27 février 2011, les pays dits occidentaux croyaient qu’il n’y avait que deux possibilités pour les pays arabes : ou des régimes despotiques mais laïcs, ou des républiques islamistes de type iranien. Alors qu’une troisième possibilité existe et devrait être, aujourd’hui, fortement encouragée : une démocratie laïque.
L’exemple de la Turquie est souvent rappelé où l’équilibre reste très hésitant entre l’armée et le pouvoir actuellement détenu par un parti musulman qui respecte le suffrage universel. Cet exemple pourrait-il servir de modèle pour l’Égypte ? Beaucoup considèrent que les Frères musulmans qui ont plus une ambition sociétale qu’électorale ne présenteraient pas un danger immédiat dans le cadre d’une démocratie égyptienne. Mais comment faudrait-il réagir dans l’éventuel perspective d’une large victoire électorale d’islamistes radicaux ? Comme l’Algérie du 26 décembre 1991 en interrompant le processus électoral et en y installant des Présidents de l’armée ?
Entre messianisme et vénalité
Il y a lieu également de bien distinguer le type de despotes dans les pays anciennement colonisés. Ceux qui ont conquis le pouvoir juste après la décolonisation ont d’abord été des leaders messianiques, à visée et à vision politiques affirmées, et n’avaient pas, a priori, de perspectives vénales pour s’enrichir personnellement. Ni Nasser ni même Kadhafi n’ont voulu initialement le pouvoir pour des raisons uniquement d’intérêts financiers. Ils ont eu une réelle vision de la destinée de leur pays, ce qui les a rendus très populaires chez eux.
Au contraire de Ben Ali et de Moubarak dont la fuite confirme d’ailleurs leur motivation crapuleuse et cupide, de même que Gbagbo dont la prochaine fuite devrait clore l’impasse politique actuelle en Côte d’Ivoire. Dans d’autres endroits du monde, on peut imaginer que ni Fidel Castro ni Hugo Chavez n’ont eu pour principale motivation celle de s’enrichir personnellement.
D’une certaine manière, les dictateurs vénaux sont plus faciles à déloger : Kadhafi, lui, se croit vraiment le Messie et est prêt à défendre son propre pouvoir jusqu’à la "dernière goutte de sang". C’est là le danger, car le jusqu’au-boutisme est facteur de carnage. Cela n’a pas empêché Kadhafi de s’enrichir grâce aux réserves pétrolières, et de financer beaucoup d’organisations européennes.
L’une des principales raisons de ne pas intervenir, c’est aussi qu’un pays en complet désordre risquerait de faire tâche d’huile chez ses voisins tunisien et égyptien. Le risque est grand, en effet, qu’un nouveau nationalisme arabe prenne la relève des revendications sociales pour condamner toute intervention extérieure.
Huile sur le feu
Alors, intervenir militairement ? C’est faire peu de cas de l’incertitude actuelle. Aucune finalité politique ne peut être aujourd’hui définie, et il serait impensable qu’elle soit définie autrement que par les peuples eux-mêmes. En s’ingérant militairement, on confisquerait la révolution aux peuples qui, courageusement et surtout pacifiquement, s’insurgent contre les dictatures militaires et on créerait un autre front qui renforcerait l’islamisme radical.
Justin Raimondo l’a écrit le 23 février 2011 avec ces mots : « Intervention by the West would strengthen Qaddafy, possibly even saving him from a well-deserved end, and give ammunition to the marginal Islamist element sympathetic to Al-Qaeda. Both would be confirmed in their worldview : see, Qadaffy would say, the foreigners are coming to take over your country. See, the Islamists would aver, the Crusaders are coming to take away your revolution. » (« Une intervention occidentale renforcerait Kadhafi et le sauverait peut-être d’une fin bien méritée. Elle donnerait des munitions au courant islamiste marginal qui sympathise avec Al-Qaida. Tous deux seraient confortés dans leur point de vue : regardez, dirait Kadhafi, les étrangers reviennent pour prendre le contrôle du pays ; regardez, diraient les islamistes, les Croisés viennent pour voler votre révolution. »).
Kadhafi, champion des droits de l’homme ?!
Rappelons pour finir l’un des points communs de ces différentes personnalités : Hugo Chavez, Fidel Castro, Evo Morales, Daniel Ortega, et enfin, Recep Tayyip Erdogan. Le point commun de ces chefs d’État ou de gouvernement, c’est (entre autres) qu’ils ont tous les cinq reçus le prix Kadhafi des droits de l’homme, oxymore qui correspond à une dotation d’un quart de million de dollars. Il ne manque que Robert Mugabe dans cette liste !
Fondé en 1988 par le colonel Kadhafi, ce prix a été lancé dans « l’objectif de soutenir la lutte pacifique pour la réalisation de la liberté de l’homme et de sa jouissance de tous ses droits, (…) la contribution dans la sensibilisation des individus et des groupes humains quant à l’affirmation et au respect des droits de l’homme et des peuples ».
En sommes, faites ce que je dis et pas ce que je fais !
C’est avec ce genre de guignoleries (cautionné entre autres par Nelson Mandela) que la "communauté internationale" a voulu croire en la bonne volonté de Kadhafi, à tel point que le board du FMI de Dominique Strauss-Kahn décernait une note d’encouragement au "bon élève" libyen encore très récemment (en début février 2011).
Mais faut-il critiquer l’hypocrisie actuelle de retournement et d’adaptation ou encourager les yeux qui s’ouvrent enfin sur la nature véritable de Mouammar Kadhafi ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 février 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les sanctions de l’ONU.
Une intervention en Libye ?
Dangereux, les Frères musulmans ?
Révolution égyptienne.
La fuite de Kadhafi ?
Note confidentielle sur le soutien à la démocratisation.
Polémique chez les diplomates français.
Le FMI salue le bon élève libyen.
Le prix Kadhafi des droits de l’homme.
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