« Complocratie », un pavé dans la mare conspirationniste et autres reopenistes
C’est par le biais d’un article rédigé par Augustin Scalbert publié le 24 février sur le site Rue89 que nous avons eu connaissance de la dernière production réalisée par Bruno Fay, journaliste indépendant déjà (re)connu pour certaines investigations en eaux troubles. Et voilà qu’il récidive, notre homme, puisque vient de paraître aux Éditions Du Moment l’ouvrage intitulé Complocratie. Enquête aux sources du nouveau conspirationnisme.
Particulièrement intéressé par le sujet annoncé, grâce au miracle de l’e-commerce, l’ouvrage fut promptement livré à notre curiosité largement attisée par « les bonnes feuilles » révélées par le papier cité plus haut.
Dans une brève note introductive, Bruno Fay d’énoncer que « ce livre est une plongée dans le monde de la désinformation, du mensonge et des conspirations pour mieux comprendre les raisons de la proliférations des théories du complot. Parce que le sujet est sensible, je me suis imposé une méthode de travail rigoureuse et astreint à recourir le moins possible à Internet. Le Web est un contre-pouvoir fascinant, mais aussi une formidable machine à fabriquer des histoires invérifiables ».
Aussi, lorsque nous achevons la lecture de cet opus, nous ne pouvons que féliciter l’auteur de s’être effectivement maintenu tout du long dans un véritable travail de journaliste d’investigation pour construire un ouvrage aussi passionnant que pertinent. Éclairé par de nombreuses rencontres prestigieuses et diverses (universitaires, politiques, journalistes…), puis étayé par une sérieuse documentation, le discours développé est absolument solide, et la démonstration de sa thèse parfaitement rigoureuse.
Ce travail d’enquête, quasiment archéologique, nous mènera de Toulouse à Mexico, en passant par Bruxelles ou Saint-Sebastien tout en s’attelant plus de soixante pages durant (p.67 à p.131) aux événements du 11 septembre, faits entrés avec le fracas que l’on sait dans le grand récit historique des humains. Dans cette partie centrale de l’ouvrage, avec méthode et raison, l’auteur démonte parfaitement la mécanique conspirationniste qui se mettra inévitablement en marche en s’immisçant, non sans pugnacité, dans les failles béantes ouvertes par une administration Bush aussi retorse et arrogante qu’incompétente. À ce titre, les pages consacrées à la PNAC [1] sont édifiantes, mais encore terrifiantes, car elles révèlent la diabolique vision du monde colportée par ceux qui deviendront les faucons de l’ère Bush [2]. Cette perverse clique, de fait, demeure encore le meilleur argument commercial des tenants des deux principales écoles de la théorie du complot : l’inside job et le Let It Happen On Purpose (LIHOP).
Mais cela ne fait aucun doute, « Dix ans après la tragédie du 11 septembre, les théories du complot n’ont jamais fait autant recette », et les grands courants de pensée – ironie – qui ont animé les débats dans ce sens, alimentent une forme de paranoïa si dure qu’aucun traitement à base de rationalité n’y peut rien, même prescrit par les plus sérieux praticiens en la matière, tout désintéressés soient-ils. Il n’est qu’à voir le formidable travail administré par Jérôme Quirant, auquel l’auteur consacre quelques lignes, pour mesurer l’immensité de la tache [3].
Les églises sont nombreuses, les chapelles multitude, mais la petite musique qui met en mouvement cette vision du monde demeure toujours la même. Et Bruno Fay ne manque pas de rappeler que l’édifice repose invariablement sur les mêmes fondations, soit un amalgame subtil fait de défiance à l’égard du pouvoir politique et de la science, du syndrome « on nous cache tout », et de nécessaires explications réduisant la complexité du réel à néant [4]. Le matériau est donc particulièrement solide, d’autant qu’il s’inscrit dans un process de sédimentation historique fertile [5], aujourd’hui largement augmenté par le développement infini de la toile mondiale, mal et remède à la fois. En outre, et l’idée a une importance majeure, il faut convenir de la difficulté de pouvoir tracer une limite franche entre complots réels et tergiversations discursives conspirationnistes, non délirantes s’entend.
Puis, il faut le rajouter, les attentats du 11 septembre 2001, comme le rappelle judicieusement Emma Klotz [6], auront largement « dopé » les théories du complot, agissant comme une puissante substance des plus addictogène dont chacun peut aisément observer les effets délétères, notamment en obérant les luttes sociales. Aussi, à l’instar des religions, les conspirationnismes n’entrent-ils pas au vaste rayon des opiacés du monde ?
Dans tous les cas, plus que jamais, quand il s’agit du 11 septembre, c’est « l’impossible dialogue » qui prévaut.
Toutefois, dépassant ce néo-conspirationnisme, la deuxième partie de l’enquête menée par Bruno Fay s’avère encore plus passionnante car foisonnante. Le récit nous guidera dans les méandres du secret d’état, notamment au fil d’un entretien très riche d’enseignements consenti par un Michel Rocard fort prolixe sur ce sujet. Puis notre investigateur d’évoquer quelques affaires remarquables pour illustrer son propos, dont le très nauséabond dossier de Karachi, ainsi que l’emblématique et tragique fin du dérangeant secrétaire général des Nations Unies Dag Hammarskjöld (1953-1961) [7].
Dans une suite logique, l’auteur reviendra longuement sur la notion de « psychocratie » développée par Vladimir Volkoff afin de rappeler que « les gouvernements ne gouvernent pas. Ils manipulent l’information pour orienter l’âme des citoyens » grâce à une armée de « barbuzzards » forcément malintentionnés. À l’évidence, il y a là un terreau extrêmement fertile pour la germination et la croissance de la pensée conspirationniste.
Puis, très opiniâtre, notre journaliste aura même le privilège rare de s’entretenir longuement avec Étienne Davignon, Président du comité de direction du groupe Bilderberg depuis 2000 [8]. Là encore, le passage ne manque pas d’intérêt, assommant au passage les thèses délirantes entretenues par Alex Jones et Daniel Estulin [9]. Il faut dire que le présent aréopage représente une véritable machine à produire du fantasme sur la thématique du gouvernement occulte mondial, méta théorie du complot s’il en est.
Enfin, pour conclure son opus, Bruno Fay nous livre un chapitre VI des plus intelligent, puisqu’il y décortique avec une efficacité remarquable ce que l’on nomme « le syndrome de Truman »[10]. C’est ici toute la réflexion autour de la société de surveillance qui est décryptée, avec son cortège d’angoisses mené tambour battant par une technologie numérique aux allures entropiques. En conséquence, dans ce monde complexe, globalisé et numérisé, la « complocratie » prospère, verticalement et horizontalement, faisant le lit d’une paranoïa désormais envahissante, et de cela il faut se préoccuper.
Alors, il faut lui apporter un peu de soutien à ce vaillant journaliste, car férailler contre vents et soucoupistes [11] n’est pas simple ; affronter des cohortes de nanothermitiens remontés comme des pendules perpétuelles relève d’un courage quasi saint Georgien, et nous lui cacherons ici toute la férocité des reopenistes – sur lesquels par ailleurs il ne parviendra pas à mettre la main – afin qu’il n’abandonnât point la bataille trop promptement.
Toutefois, si fortune était faite, nous n’hésiterions point à distribuer largement ce pavé dans la vaste mare conspirationniste, ce qui ne parviendrait pas à l’assécher pour autant, il faut en convenir. Par contre, aucune action n’étant totalement vaine, rien ne nous empêche d’espérer que ce travail pourra agir en prévention à l’endroit de quelques citoyen(nes) qui n’auraient pas encore succombé aux charmes confortables prodigués par les zélateurs du discours complotiste.
En outre, s’il faut soutenir ce type de production sans retenue, outre ses qualités intrinsèques incontestables, c’est qu’il en va du bon équilibre général, tant les conspirationnistes de tous poils ont su proliférer sur la toile mondiale comme tant de diablotins en enfer.
[1] Project for the New American Century (p ;99 à p.102) : http://www.newamericancentury.org/
[2] http://www.lepoint.fr/archives/article.php/49672
[3] Le site de Jérôme Quirant : bastison.net
[4] Alain de Benoist, Psychologie du conspirationnisme
[5] Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot. Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Amsterdam Univercity Press, 2009.
[6] Emma Klotz, Dossier conspirationniste : le boulet de la critique sociale.
[7] http://www.jeuneafrique.com/Article/LIN14093dispadljksr0/
[8] http://www.bilderbergmeetings.org/index.php
[9] http://www.courrierinternational.com/article/2010/03/18/des-complots-encore-et-toujours
http://www.rue89.com/2010/08/31/ben-laden-nucleaire-iranien-fidel-castro-a-t-il-rejoint-les-illuminati-164535?page=0#comment-1744791
[10] En référence au film The Truman Show réalisé par Peter Weir en 1998.
[11] Pierre Lagrange, Ovnis et théorie du complot, Le Monde diplomatique, juillet 2009.
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