« Faits alternatifs » : comment Trump renvoie les médias à leurs propres turpitudes
Donald Trump n'en finit pas d'exaspérer les journalistes qui, avec lui, retrouvent toute leur hargne dans leur rôle, si souvent oublié, de sentinelle et de contre-pouvoir. Trump a réveillé la presse, contre lui. Mieux : à travers les accusations qu'il subit, il révèle, comme en miroir, les propres dérives de ses accusateurs.
Un président qui tient ses promesses... c'est louche
Le premier problème que pose le nouveau président des Etats-Unis, c'est qu'il tient ses promesses. Dans les régimes dits "démocratiques", on n'est pas habitué à ça, dixit Philippe Vandel, l'ancien présentateur du "Journal du Hard" sur Canal+ :
Les journalistes déboussolés avec #Trump. Un président qui applique le programme pour lequel il a été élu : pas connu ça de notre vivant.
— Philippe Vandel (@PhilippeVandel) 28 janvier 2017
Pour Raphaël Glucksmann, l'homme qui philosophe en 140 signes maxi, si Trump respecte ses (mauvaises) promesses, c'est bien la preuve qu'il est un facho !
Le problème des démocrates est qu'ils tiennent peu leurs promesses.
Celui des fachos, pire, est qu'ils les tiennent le + souvent#MuslimBan— Raphael Glucksmann (@rglucks1) 28 janvier 2017
De son côté, Libération concède que « Donald Trump n’est pas un dictateur », « ni même, comme le décrivait récemment le milliardaire démocrate George Soros, "un dictateur en puissance" » ; il possède cependant un des "attributs du dictateur" : "le culte de la personnalité". Pour preuve :
"Quand il fait un discours ou donne une conférence de presse, des partisans sont priés d’applaudir pour enivrer le chef et entretenir le mythe d’un vaste soutien populaire."
Le "mythe d'un vaste soutien populaire"... Faudrait-il donc croire que l'homme qui vient d'être élu par près de la moitié des électeurs américains aurait déjà perdu l'essentiel de son crédit ? Comment oser dire que le soutien populaire dont il jouit est un mythe ?
Le journaliste de Libé, tout en nuances, ose même une comparaison entre Trump et Kim Jong-un, l'inquiétant leader nord-coréen. Bref, le Donald, s'il n'est pas encore un dictateur, est vraiment sur une mauvaise pente.
Donald et Bibi sur la même ligne
Sa décision de fermeture sélective des frontières des Etats-Unis aux ressortissants de 7 pays musulmans, durant 30 jours, n'est pas faite pour redorer son image, même si ce n'est que la stricte application de son programme. Selon Le Point, cette décision lui a valu une condamnation internationale unanime.
Des sites pro-israéliens n'ont cependant pas manqué de rappeler que les Israéliens sont interdits d'entrée dans 16 pays musulmans depuis bien longtemps, sans que cela ne suscite une vive réprobation médiatique. Même rappel chez l'avocat Gilles-William Goldnadel, en réponse à un tweet de l'animateur de Canal+ Mouloud Achour qui disait : "On avait pas dit "plus jamais ça" ? #muslimban" :
Mais , Mouloud , c'est comme cela tous les jours et depuis 70 ans que les israéliens ne peuvent entrer dans 16 pays musulmans ... https://t.co/RDJyIqP8lt
— G-William Goldnadel (@GWGoldnadel) 29 janvier 2017
Les décisions controversées de Trump, comme la construction du mur entre les Etats-Unis et le Mexique, n'ont pas que des détracteurs sur la scène internationale. Voyez le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu ; il est emballé :
President Trump is right. I built a wall along Israel's southern border. It stopped all illegal immigration. Great success. Great idea 🇮🇱🇺🇸
— Benjamin Netanyahu (@netanyahu) 28 janvier 2017
Il semble que très peu de médias français aient relevé ce soutien, qui doit bien les gêner aux entournures.
Le miracle Trump : les journalistes décidés à refaire du journalisme !
Ensuite, le problème avec Trump, c'est qu'il serait un serial-menteur. On ne compte plus les articles qui recensent ses bobards, proférés durant sa campagne (par exemple dans Libération, France TV ou L'Express). D'après Slate, ce ne sont pas moins de 80 % des déclarations de Trump qui seraient fausses.
Conséquence de ces mensonges en séries : les médias américains sont désormais "prêts à revoir leur rôle" pendant la présidence Trump (dixit Le Monde). Comme le note malicieusement l'association ReOpen911, faut-il comprendre qu'auparavant les journalistes ne s'interrogeaient pas sur la crédibilité des informations qui leur étaient livrées par la Maison-Blanche ?
Faut-il comprendre qu'auparavant, ils ne s'interrogeaient pas sur la crédibilité des informations qui leur étaient transmises ? pic.twitter.com/Re7yMLCYC9
— ReOpen911 (@ReOpen911_info) 23 janvier 2017
L'article du Monde sonne à la vérité comme un terrible aveu, de même que ces propos du journaliste Jack Shafer, extraits d'un article paru le 16 janvier dans Politico :
« A sa manière, Donald Trump nous libère. Les reporters devront explorer les informations en dehors de leurs cercles habituels à Washington. (…) Oubliez les conférences de presse de la Maison Blanche. Il est temps de passer derrière les lignes ennemies. »
Les journalistes ont, semble-t-il, besoin de percevoir leur président comme un ennemi pour se rappeler de leur fonction dans une démocratie. A contrario, sous des présidences amies, les journalistes n'hésitent pas à avaliser la propagande guerrière sans sourciller. D'où peut-être l'intérêt, pour la démocratie et la paix, d'élire des leaders honnis des médias...
Des pseudo "innovations" qui cachent un passé honteux
Dans un autre article du Monde, on peut lire cette étonnante lamentation :
"Donald Trump (...) a généralisé une nouvelle technique dans le discours public, qui change tout : on peut dire à peu près n’importe quoi, ignorer les faits, tordre le cou aux chiffres, travestir la vérité, et même mentir éhontément sans que cela prête à conséquence. Ou plutôt, si : plus c’est gros, plus ça marche. (...) Mensonges et transgressions font désormais partie de la panoplie du candidat."
Mensonges et transgressions, ça ne vous rappelle personne ? Il y a quelques années encore, ces deux termes étaient constamment accolés au nom de Nicolas Sarkozy (par François Hollande lui-même). Trump n'innove donc pas vraiment en la matière.
Plus généralement, a-t-on jamais vu un politicien se faire élire sans mentir éhontément ? Le Monde semble découvrir ce qui a toujours existé. Et aussi menteur que soit Trump, ses mensonges n'ont pour l'heure pas eu les conséquences désastreuses de ceux de George Bush Jr. et Tony Blair, que les médias ont mis bien du temps à reconnaître.
"Plus c'est gros, plus ça marche" caractériserait la stratégie inédite de manipulation de Trump. On rappellera au plumitif du Monde comment le gouvernement Bush avait réussi, avec l'aide des médias américains, à faire avaler à une large partie du public et à ses soldats que, s'il fallait attaquer l'Irak, c'était pour se venger du 11-Septembre (voir cet extrait vidéo de Daniele Ganser)... Notre journaliste n'essaierait-il pas de nous faire oublier ce tragique épisode qui a sali à jamais l'image de la presse ?
"Faits alternatifs" : Big Brother à la Maison-Blanche ?
Pour les médias, les mensonges de Trump ne sont pas de même nature que ceux auxquels nous sommes habitués. Nous serions entrés dans une nouvelle ère, proprement orwellienne.
Ces derniers jours, un mensonge en particulier a mis en émoi les journalistes. Sean Spicer, le porte-parole de la Maison-Blanche, a soutenu que la foule présente à Washington le vendredi 20 janvier pour l’investiture de Donald Trump était “la plus large audience à avoir jamais assisté à une investiture – point final”.
Les photos montrent pourtant que le rassemblement était de moindre ampleur que pour la première investiture de Barack Obama, le 20 janvier 2009.

Une proche conseillère de Donald Trump, Kellyanne Conway, a expliqué sur NBC qu’il s’agissait de “faits alternatifs”. “Les faits alternatifs ne sont pas des faits ; ce sont des contre-vérités”, lui a répondu le présentateur de l’émission, Chuck Todd. On ne peut pas lui donner tort.
L'expression "faits alternatifs" a déjà fait son entrée dans Wikipédia, après que "post-vérité" a été intronisé mot de l’année 2016 par Oxford.
De très nombreux médias ont vu dans les "faits alternatifs" de Trump une forme de novlangue, comme ici France Culture :
"Ce procédé - tordre le sens du langage pour que les événements deviennent conformes à une réalité que l'on souhaite voir exister - n'a pas attendu l'équipe de Donald Trump pour être conceptualisé : il existait déjà sous forme de fiction dans le roman "1984" de George Orwell. Dans cette oeuvre dystopique, l'écrivain décrivait la "novlangue", un langage devenu instrument de pouvoir et de contrôle des masses."
L'utilisation de cette expression de « faits alternatifs » a d'ailleurs fait bondir les ventes du roman 1984 de George Orwell.
Quand des manipulateurs dénoncent la manipulation...
Des citations du roman se sont retrouvées propulsées sur les réseaux sociaux, comme ici par un journaliste d'ABC News, en signe de résistance au nouveau Big Brother :
"The party told you to reject the evidence of your eyes and ears. It was their final, most essential command." —George Orwell, 1984 pic.twitter.com/ePfu3m720g
— Terry Moran (@TerryMoran) 22 janvier 2017
Le parti nous ordonne de ne pas croire nos yeux et nos oreilles, mais de nous fier à la parole officielle. C'est précisément ce qu'avait dénoncé l'association ReOpen911 au sujet de la chute du WTC7 le 11 septembre 2001, à savoir que les autorités (politiques et médiatiques) nous enjoignaient à ne pas croire nos yeux (l'évidence d'une démolition contrôlée), mais leur parole.
Il est bon de croire ses yeux tant que ce qui est vu cadre bien avec l'idéologie dominante. Dans le cas contraire, il est préférable de les fermer et d'écouter les cadres du parti.
Que les médias se dressent à l'unisson pour dénoncer une falsification de la réalité sur une question somme toute assez mineure (le nombre de personnes présentes à l'investiture) a de quoi surprendre lorsqu'on se souvient de leur manque de réaction lorsque l'administration Bush revendiquait de créer sa propre réalité, selon les propos tenus par un conseiller du président (probablement Karl Rove) à un journaliste :
"Nous sommes un empire, maintenant (...) et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d'autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c'est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l'histoire (...). Et vous, vous tous, il ne vous reste qu'à étudier ce que nous faisons."
Il y a encore peu, les médias occidentaux étaient même accusés de falsifier eux-mêmes complètement la réalité sur un sujet des plus importants : la bataille d'Alep.
D'ailleurs, n'est-ce pas très ironique de voir les médias dénoncer la novlangue du pouvoir, alors même que c'est leur propre novlangue qui est dénoncée ici ou là depuis tant d'années ? Voir par exemple l'entretien vidéo (ci-dessous) de Michel Geoffroy, haut fonctionnaire au ministère de l'Economie et des Finances, venu présenter sur TV Libertés son dictionnaire de Novlangue, cette vidéo d'Etienne Chouard sur la novlangue, ainsi que ce magistral article paru sur AgoraVox en 2011 : Petit lexique de contre-propagande.
Derrière la bataille des faits : la guerre idéologique
Dans un article paru le 28 janvier sur L'Obs, Raphaël Glucksmann commente l'épisode des "faits alternatifs" trumpiens :
"Lorsque le "Ceci n’est pas une pipe" de Magritte quitte la sphère de l’art pour devenir une règle de gouvernement, quand l’esprit de la série télévisée "X-Files" – "la vérité est ailleurs" – s’empare des institutions, le journaliste devient logiquement l’ennemi public numéro un."
En effet, Trump l'a dit clairement lors de sa visite à la CIA le 21 janvier ; les médias sont ses ennemis : "Je suis engagé dans une guerre contre les médias. Ce sont les êtres humains les plus malhonnêtes sur Terre, pas vrai ?”
VIDEO : Devant la #CIA, #Trump traite les journalistes de « Personnes les plus malhonnêtes au monde » et ajoute « Ils vont le payer cher ! » 👆 pic.twitter.com/20w9zWehk0
— fandetv ن (@fandetv) 22 janvier 2017
Propos amplifiés par son haut conseiller en stratégie Steve Bannon le 26 janvier :
"Les médias ici sont le parti d’opposition. Ils ne comprennent pas ce pays. Ils ne comprennent pas pourquoi Donald Trump est le président des États-Unis. Les médias devraient être gênés et humiliés, (ils) devraient se taire et écouter juste un instant. Les grands médias n’ont licencié ou renvoyé personne qui ait suivi notre campagne. Regardez les comptes Twitter de ces gens : ce sont de purs militants de la campagne Clinton »."
La novlangue de Trump (contestation de chiffres officiels et création d'une réalité plus avantageuse) semble être une réponse, certes fort maladroite, à la novlangue permanente des médias (de nature idéologique et qui se manifeste notamment par le politiquement correct). Si les journalistes sont des ennemis pour Trump, ce n'est sans doute pas tant parce qu'il voudrait s'extraire de leur vérification des faits que parce qu'ils sont, comme le dit Bannon, des militants politiques (pro-Clinton) et que leur fact-checking s'exerce le plus souvent à sens unique (contre lui).
Daniel Schneidermann avait remarqué ce phénomène le 27 novembre 2016 dans Libération :
"Il est impossible de ne pas remarquer que les désintoxeurs ont statistiquement décodé à sens unique, s’attachant de manière privilégiée à démonter les intox pro-Trump et pro-Brexit, plutôt que celles du camp d’en face, lequel, à sa manière, le Guardian en tête, a aussi baigné dans la « post-vérité » en promettant l’apocalypse en cas de Brexit."
C'est cette criante partialité des médias qui explique qu'en France le Prix 2016 du menteur en politique ait été décerné à Robert Ménard, qui succède à Marine Le Pen, lauréate en 2015, et à Nicolas Sarkozy, primé en 2014. A croire que les menteurs sont tous de droite. Et pour cause : tous les journalistes membres du jury sont de gauche, à la seule exception d'Alexandre Devecchio, journaliste au Figaro (voir la vidéo ci-dessous). Les menteurs sont ainsi sélectionnés parmi les adversaires idéologiques. Les très rares personnalités de gauche à recevoir ce genre de prix sont connues pour leurs positions conservatrices (Jean-Pierre Chevènement) ou assez fermes en matière de laïcité (Manuel Valls).
Au nom de la démocratie : constitutionnaliser le pouvoir médiatique
Raphaël Glucksmann serait bien inspiré de réfléchir à ce problème au lieu d'asséner ce genre de propos :
"Lorsqu’ils ciblent les journalistes, Donald Trump et ses camarades européens s’attaquent à la démocratie."
Il est certes problématique qu'un président conteste des faits avérés et qu'un de ses conseillers se réfugie derrière l'idée, il est vrai étrange, de "faits alternatifs" ; mais il est peut-être encore plus problématique que le pouvoir médiatique reste de nos jours le seul qui soit sans limites, ce qui lui permet d'outrepasser ses droits avec allégresse. Cibler les journalistes, lorsqu'ils se comportent comme des militants politiques ou des hommes d'églises, ce n'est pas attaquer la démocratie, mais la défendre contre un poison mortel.
Si Raphaël Glucksmann est si soucieux de la démocratie, on peut l'inviter à soutenir l'idée d'une cour citoyenne des médias, d'une constitutionnalisation du pouvoir médiatique (il serait notamment stipulé dans la Constitution comment le sanctionner), proposée par Jean-Claude Martinez, candidat à l'élection présidentielle de 2017 (voir cette vidéo).
Que l'homme soit un ancien du Front national ne devrait pas le gêner, car un démocrate doit être apte à juger une idée indépendamment de celui qui la porte ponctuellement. D'autant que, si on cherche un peu, on trouve d'autres personnalités, d'autres bords politiques, qui la portent aussi bien.
92 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON