L’indécence... du triomphe !
Sur le ralenti de l’essai victorieux de l’équipe de France contre la Nouvelle-zélande, Thierry Gilardi faisait remarquer que la passe décisive de Traille pour Michalak était en avant, d’au moins 50 cm. Thierry Lacroix, dans l’euphorie du moment, s’exclamait : « On l’a pas vu, on oublie ». Dans la seconde qui a suivi l’essai illégal, un gros plan prémédité de Nicolas Sarkozy venait souligner la révolte héroïque française. Du très bon boulot TF1 ! Et un goût bizarre dans la bouche... Le lendemain, L’Equipe titrait : « tellement français », avec une édition intégralement exempte du moindre commentaire sur ce fait majeur du match, qui allait entraîner le triomphe français.
Imaginez que nous vivions dans un monde où il existe un sport exemplaire, où les erreurs d’arbitrage sont inenvisageables parce que tout serait fait pour qu’elles soient systématiquement corrigées et réparées. Imaginez que dans ce monde, chaque rencontre sportive, peu importe son issue, n’ait jamais à souffrir d’une injustice flagrante. Imaginez aussi, dans un recoin reculé de l’esprit, que là-bas, dans ce monde utopique, le sport lui-même et la presse sportive cesseraient de revendiquer leur propre exemplarité, notamment vis-à-vis de la jeunesse, et s’insurgeraient systématiquement contre les injustices avérées au lieu de les oblitérer au profit de leur propre gloire et de leur propre félicité indécente... Eh bien, cela voudrait dire nous vivons dans un monde plus juste et plus mature, tout simplement, à tous les niveaux. Mais ce n’est pas le cas. Que ce serait-il passé si l’en-avant avait été commis par les All blacks dans le même scénario de jeu ? L’injustice aurait été exactement la même et la France aurait été meurtri dans sa chair ! Voir les Blacks, fantastique équipe de rugby d’un pays de 4 millions d’habitants où ce sport est plus qu’un simple jeu et qui a écrasé tout le monde depuis 4 ans, admettre leur défaite injuste sans la moindre contestation, a quelque chose d’admirable, mais de terriblement triste, et puis... voir la satisfaction générale française a quelque chose d’indécent. « Indécente », c’est le mot qui reflète le mieux ce qui se dégage de tout ça et qui reflète peut-être la France du moment d’ailleurs, « indécente »... comme a été qualifié la victoire de Glasgow à Lyon en coupe d’Europe de Football, dans l’émission dominicale de TF1 consacrée à cet autre sport, pionner en la discipline de l’injustice arbitrale et des dérives comportementales collatérales. C’est pratique, pas nouveau, mais vraiment très confortable : la victoire tout à fait légale d’une petite équipe sur une plus grosse est indécente de réussite, mais la victoire litigieuse des Français contre les Blacks est belle et glorieuse. Notre sport utopique est bien loin, il n’existera jamais.
La beauté du sport, c’est d’abord le jeu. Ensuite c’est la fable, le scénario qui est réalisé par les acteurs. Il y a une dimension symbolique et expiatoire évidente dans l’incertitude d’un événement sportif qui ne peut être sacrifiée au nom de la simple victoire sur l’autre. L’important, c’est la manière, on l’a totalement oublié. Un fort peut battre un plus faible, un faible peut faire douter un plus fort et en ressortir avec plus de gloire, un plus faible peut même battre un plus fort et devenir héroïque, mais si l’injustice devient partie prenante du sport, c’est que le sport est dévoyé et que sa dimension cathartique laisse la place à une extraordinaire machine à produire de la haine. Peut-on réellement savourer une victoire acquise dans l’irrégularité ? Apparemment oui, et pas qu’en France bien sûr. Mais les questions subsidiaires sont celles-ci : combien d’équipes auraient accepté le verdict final sans se sentir spolié ? Aucune, c’est évident ! Combien de pays auraient célébré une victoire invalide sans jamais reconnaître son caractère immérité ? Tous, sans doute ! Alors pour ceux qui aiment le sport avant tout pour la beauté du jeu et les multiples possibilités scénaristiques qu’il peut offrir, ça devient de plus en plus dur de supporter les injustices. Ajoutez à cela la récupération politique du pouvoir qui est opérée en ce moment en France, il y a de quoi avoir mal pour les Blacks, qui était meilleurs et méritaient de l’emporter. Parce que même si les Français ont parfaitement défendu et résisté, leur second essai est marqué sur une irrégularité.
Le sport draine de plus en plus ce sentiment nauséabond d’injustice qui, au-delà des envoûtements médiatique et marketing, finit par créer l’écoeurement chez ceux pour qui le sport reste une discipline pure et esthétique. Tout le monde a non seulement le droit de supporter n’importe quelle équipe, au nom de son idée du sport et des valeurs que l’on choisit, mais on a aussi le droit d’être déçu par la façon dont son équipe peut triompher. Le patriotisme ne doit pas justifier la négation collective et tacite d’une victoire usurpée. Sinon, c’est que le pays en question est malade. On peut se dire alors que tous les pays du monde sont malades, me diriez-vous. Je vous répondrais que oui. C’est le problème. Les Blacks auraient disposé de la victoire comme les Français. La presse néo-zélandaise aurait sans doute passé sciemment sur l’en-avant décisif. Mais il faut le dire et le répéter : quel spectacle affligeant que la célébration collective d’une victoire irrégulière. Sur le plan socio-anthropologique, cela est hautement significatif de l’état de nos sociétés. Mais nous, les amateurs de beau sport, les esthètes, les puristes, les amoureux de la performance méritée... nous, pour qui le sport transcende les frontières et les différences, nous, pour qui le sport possède une dimension symbolique, nous, pour qui la tristesse de celui qui est injustement vaincu est difficile à digérer, sommes-nous obligés de supporter sans rien dire le malaise que l’on ressent ? Doit-on se taire parce qu’il faut se conformer au patriotisme de marketing qui déferle dans les consciences ? Les commentateurs français n’ont cessé pendant cette Coupe du monde de louer l’esprit sportif des équipes, lors notamment des haies d’honneur. Ils n’ont cessé de se féliciter de l’aspect tellement valorisant du rugby. Alors pour conclure, je vous rappellerais juste le dialogue des deux Thierry de TF1, vers la 70e minute : - « Ho n’y a-t-il pas en-avant là » (sur la passe de Michalak), - « Ho là oui, on a rien vu, on oublie ». Puis, le titre de L’Equipe, le lendemain : « Tellement français ». Consternant !
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